samedi 13 février 2021

Zola (La Belle Hélène)

 Zola, Nana, chap. 1 : 

"[...] Un grand succès se dessina. Ce carnaval des dieux, l’Olympe traîné dans la boue, toute une religion, toute une poésie bafouée, semblèrent un régal exquis. La fièvre de l’irrévérence gagnait le monde lettré des premières représentations ; on piétinait sur la légende, on cassait les antiques images. Jupiter avait une bonne tête, Mars était tapé. La royauté devenait une farce, et l’armée, une rigolade. Quand Jupiter, tout d’un coup amoureux d’une petite blanchisseuse, se mit à pincer un cancan échevelé, Simonne, qui jouait la blanchisseuse, lança le pied au nez du maître des dieux, en l’appelant si drôlement : « Mon gros père ! » qu’un rire fou secoua la salle. Pendant qu’on dansait, Phébus payait des saladiers de vin chaud à Minerve, et Neptune trônait au milieu de sept ou huit femmes, qui le régalaient de gâteaux. On saisissait les allusions, on ajoutait des obscénités, les mots inoffensifs étaient détournés de leur sens par les exclamations de l’orchestre. Depuis longtemps, au théâtre, le public ne s’était vautré dans de la bêtise plus irrespectueuse. Cela le reposait.

Pourtant, l’action marchait, au milieu de ces folies. Vulcain, en garçon chic, tout de jaune habillé, ganté de jaune, un monocle fiché dans l’œil, courait toujours après Vénus, qui arrivait enfin en Poissarde, un mouchoir sur la tête, la gorge débordante, couverte de gros bijoux d’or. Nana était si blanche et si grasse, si nature dans ce personnage fort des hanches et de la gueule, que tout de suite elle gagna la salle entière. On en oublia Rose Mignon, un délicieux Bébé, avec un bourrelet d’osier et une courte robe de mousseline, qui venait de soupirer les plaintes de Diane d’une voix charmante. L’autre, cette grosse fille qui se tapait sur les cuisses, qui gloussait comme une poule, dégageait autour d’elle une odeur de vie, une toute puissance de femme, dont le public se grisait. Dès ce second acte, tout lui fut permis, se tenir mal en scène, ne pas chanter une note juste, manquer de mémoire ; elle n’avait qu’à se tourner et à rire, pour enlever les bravos. Quand elle donnait son fameux coup de hanche, l’orchestre s’allumait, une chaleur montait de galerie en galerie jusqu’au cintre. Aussi fut-ce un triomphe, lorsqu’elle mena le bastringue. Elle était là chez elle, le poing à la taille, asseyant Vénus dans le ruisseau, au bord du trottoir. Et la musique semblait faite pour sa voix faubourienne, une musique de mirliton, un retour de foire de Saint-Cloud, avec des éternuements de clarinette et des gambades de petite flûte."


jeudi 11 février 2021

Flaubert (orient)

 Flaubert, lettre à Ernest Chevalier, 15 mars 1842 : 

"Qui me rendra les brises de la Méditerranée ? car sur ses bords le cœur s’ouvre, le myrte embaume, le flot murmure. Vive le soleil, vivent les orangers, les palmiers, les lotus, les nacelles avec des banderoles, – les pavillons frais pavés de marbre où les lambris exhalent l’amour ! Ô ! si j’avais une tente faite de joncs et de bambous au bord du Gange, comme j’écouterais toute la nuit le bruit du courant dans les roseaux, et le roucoulement des oiseaux qui perchent sur des arbres jaunes ! Mais nom de Dieu ! est-ce que jamais je ne marcherai avec mes pieds sur le sable de Syrie, quand l’horizon rouge éblouit, quand la terre s’enlève en spirales ardentes, et que les aigles planent dans le ciel en feu. Ne verrai-je jamais les nécropoles embaumées où les hyènes glapissent nichées sous les momies des rois, quand le soir arrive, à l’heure où les chameaux s’assoient près des citernes [...]. Dans ces pays-là les étoiles sont quatre fois larges comme les nôtres, le soleil y brûle, les femmes s’y tordent et bondissent dans les baisers, sous les étreintes. Elles ont au pied, aux mains, des bracelets et des anneaux d’or, et des robes en gaze blanche.

Seulement quelquefois quand le soleil se couche je songe que j’arrive tout à coup à Arles. Le crépuscule illumine le cirque et dore les tombeaux de marbre des Aliscamps, et je recommence mon voyage, je vais plus loin, plus loin, comme une feuille poussée par la brise [...].

C’est une belle chose qu’un souvenir, c’est presque un désir, qu’on regrette."


échantillon d'écriture de Flaubert :





Félibien (hiérarchie des peintres)

 Félibien, Conférences de L'Académie royale de Peinture et de Sculpture (1667, publié en 1669), préface : 

« Celui qui fait parfaitement des paysages est au-dessus d'un autre qui ne fait que des fruits, des fleurs ou des coquilles. Celui qui peint des animaux vivants est plus estimable que ceux qui ne représentent que des choses mortes et sans mouvement ; et comme la figure de l'homme est le plus parfait ouvrage de Dieu sur la Terre, il est certain aussi que celui qui se rend l'imitateur de Dieu en peignant des figures humaines, est beaucoup plus excellent que tous les autres ... un Peintre qui ne fait que des portraits, n'a pas encore cette haute perfection de l'Art, et ne peut prétendre à l'honneur que reçoivent les plus savants. Il faut pour cela passer d'une seule figure à la représentation de plusieurs ensemble ; il faut traiter l'histoire et la fable ; il faut représenter de grandes actions comme les historiens, ou des sujets agréables comme les Poètes ; et montant encore plus haut, il faut par des compositions allégoriques, savoir couvrir sous le voile de la fable les vertus des grands hommes, et les mystères les plus relevés. »


mercredi 10 février 2021

Cournot (ordre)

 Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique t. 2 :

« L’une des imperfections radicales du discours parlé ou écrit, c’est qu’il constitue une série essentiellement linéaire ; que son mode de construction nous oblige à exprimer successivement, par une série linéaire de signes, des rapports que l’esprit perçoit ou qu’il devrait percevoir simultanément et dans un autre ordre ; à disloquer dans l’expression ce qui se tient dans la pensée ou dans l’objet de la pensée. La chose sera évidente pour tout le monde s’il s’agit de décrire par la parole, je ne dirai pas un tableau ou un paysage (car déjà nous avons trouvé, dans la continuité des formes, des nuances et des grandeurs, une autre cause qui rend impossible la traduction exacte par des signes discontinus), mais un système composé de parties discontinues, tel qu’une machine d’horlogerie. De quelque point que nous partions pour décrire les pièces de la machine et leur jeu réciproque, quelque ordre que nous suivions, nous éprouverons la plus grande peine à faire comprendre par le seul discours l’ensemble de la machine, et nous n’en donnerons qu’une idée très-imparfaite. La cause en est manifestement dans la nécessité de décrire les pièces une à une, et dans l’impossibilité où nous sommes de passer de l’une d’entre elles à une autre qui est avec celle-ci en connexion immédiate, sans abandonner toutes celles qui sont aussi en connexion immédiate avec la première.

Or, cette simultanéité de connexions, ces rapports de dépendance mutuelle ne se retrouvent pas seulement dans les choses étendues, matérielles et sensibles, mais dans tout ce qui fait l’objet des spéculations de l’entendement. Combien de fois n’éprouvons-nous pas la difficulté de mettre, comme on dit, en ordre les idées qui s’offrent simultanément à notre esprit ! Et après bien des essais, nous trouvons souvent que cet ordre qui nous a coûté tant de peines n’est point la reproduction fidèle de l’ordre dont nous croyons posséder le type intérieurement, et que nous cherchons vainement à manifester aux autres, ou à fixer pour nous-mêmes à l’aide des signes, entravés que nous sommes par la nature des signes, par la loi du langage, par la forme sensible de cet instrument de nos pensées.

Sur quelque échelle que l’on opère, dans quelque mode d’abstraction que l’on se tienne, la même influence se fait sentir de la même manière. Nos traités, nos méthodes scientifiques, nos histoires, nos codes sont autant d’essais dont le but est de coordonner en séries linéaires, d’enchaîner (c’est le mot propre) des faits, des idées, des phénomènes, des rapports qui ne sauraient le plus souvent se prêter sans violence à un pareil enchaînement. Il en résulte que telles matières se trouvent disjointes, qui ont entre elles des liaisons intimes ; que la description de tels rapports ne peut être assez complète sans causer de la confusion ou déranger le plan général de l’ouvrage. Chacun veut substituer un plan meilleur à celui dont on reconnaît les imperfections ; chacun recherche les artifices de diction les plus propres à déguiser les incohérences, comme un compositeur de musique s’occupe de sauver une dissonance obligée ; et l’on consume à chercher la solution d’un problème insoluble des forces qui souvent pourraient être plus fructueusement employées. »


mardi 9 février 2021

Zola (indirect libre)

 

Zola, L'Assommoir chapitre XII :

"Que d’embêtements ! À quoi bon se mettre dans tous ses états et se turlupiner la cervelle ? Si elle avait pu pioncer au moins ! Mais sa pétaudière de cambuse lui trottait par la tête. M. Marescot, le propriétaire, était venu lui-même, la veille, leur dire qu’il les expulserait, s’ils n’avaient pas payé les deux termes arriérés dans les huit jours. Eh bien ! il les expulserait, ils ne seraient certainement pas plus mal sur le pavé ! Voyez-vous ce sagouin avec son pardessus et ses gants de laine, qui montait leur parler des termes, comme s’ils avaient eu un boursicot caché quelque part ! Nom d’un chien ! au lieu de se serrer le gaviot, elle aurait commencé par se coller quelque chose dans les badigoinces ! Vrai, elle le trouvait trop rossard, cet entripaillé, elle l’avait où vous savez, et profondément encore ! C’était comme sa bête brute de Coupeau, qui ne pouvait plus rentrer sans lui tomber sur le casaquin : elle le mettait dans le même endroit que le propriétaire. À cette heure, son endroit devait être bigrement large, car elle y envoyait tout le monde, tant elle aurait voulu se débarrasser du monde et de la vie. Elle devenait un vrai grenier à coups de poing. Coupeau avait un gourdin qu’il appelait son éventail à bourrique ; et il éventait la bourgeoise, fallait voir ! des suées abominables, dont elle sortait en nage. Elle, pas trop bonne non plus, mordait et griffait. Alors, on se trépignait dans la chambre vide, des peignées à se faire passer le goût du pain. Mais elle finissait par se ficher des dégelées comme du reste. Coupeau pouvait faire la Saint-Lundi des semaines entières, tirer des bordées qui duraient des mois, rentrer fou de boisson et vouloir la réguiser*, elle s’était habituée, elle le trouvait tannant, pas davantage. Et c’était ces jours-là qu’elle l’avait dans le derrière. Oui, dans le derrière, son cochon d’homme ! dans le derrière, les Lorilleux, les Boche et les Poisson ! dans le derrière, le quartier qui la méprisait ! Tout Paris y entrait, et elle l’y enfonçait d’une tape, avec un geste de suprême indifférence, heureuse et vengée pourtant de le fourrer là."

* Dévaliser, ruiner, condamner à mort, évincer.


Wikipédia : Le discours indirect libre 

Sa particularité est de ne pas utiliser de verbe introducteur (parler, dire, demander ou interroger, chuchoter, exprimer...), autrement dit, la proposition subordonnée contenant l'énoncé cité se retrouve privée de proposition principale : en conséquence, l'énoncé cité devient une proposition indépendante. C'est la transcription des paroles prononcées, écrites ou pensées, mais sans les embrayeurs du discours citant, et avec une modification du temps des verbes (passage au passé le plus souvent). De même, le locuteur n'est pas identifié de façon explicite.

Les voix du personnage et celle du narrateur « s'enchevêtrent », de sorte qu'on ne sache jamais parfaitement si c'est le narrateur ou le personnage qui parle (on parle d'ailleurs à ce propos de « superpositions de voix », ou encore, de « polyphonie »). Néanmoins, le discours indirect libre n'est pas introduit à l'aide de ponctuation, ce qui a pour effet la fluidité du récit et des voix.


lundi 8 février 2021

Céline + Simenon + Verneuil (synchronisation)

 

Céline, Voyage au bout de la nuit : 

"Chaque fois, au départ, pour se mettre à la cadence, il leur faut du temps aux canotiers. La dispute. Un bout de pale à l’eau d’abord et puis deux ou trois hurlements cadencés et la forêt qui répond, des remous, ça glisse, deux rames, puis trois, on se cherche encore, des vagues, des bafouillages, un regard en arrière vous ramène à la mer qui s’aplatit là-bas, s’éloigne et devant soi la longue étendue lisse contre laquelle on s’en va labourant [...]."


Simenon, Le Coup de lune, chapitre X, début : 

"Un nègre aux dents gâtées prononçait avec volubilité une trentaine de mots. Au moment où toutes les pagaies étaient levées, il se taisait soudain et il y avait un temps d'arrêt dans la vie de la pirogue, qui ne vibrait plus.

Alors, douze voix répondaient au récitant, modulaient une mélopée vigoureuse tandis que les pagaies, par deux fois, plongeaient dans l'eau.

À nouveau le petit homme reprenait en fausset.

Le rythme était de deux coups de pagaie, exactement. Il y avait toujours le même temps d'arrêt, puis la même fureur dans la reprise du chœur.

C'était peut-être la cinq centième fois que se répétait cet exercice et Timar, le cou tendu, les paupières plissées. attendait le moment où le soliste allait psalmodier pour distinguer les syllabes. Or il constatait que depuis près d'une heure le nègre prononçait les mêmes mots ! C'est à peine si un mot ou deux changeait. Le petit homme récitait avec indifférence, mais sur le visage de ses compagnons passaient des expressions diverses selon les couplets. On les voyait rire, s'étonner ou sourire ou s'émouvoir.

Et toujours, au moment où les douze pagaies sculptées étaient suspendues dans l'air, les douze voix éclataient avec énergie."


Verneuil (Victor), L'Art musical au Sénégal, cité par Combarieu (La Musique, ses lois son évolution) p. 146 : 

"Qu'on se figure cent nègres nageant autour du navire ensablé et chantant cet air ; à la huitième mesure, ils plongent tous à la fois, continuent de suivre mentalement la musique au fond de la mer ; à la douzième mesure, ils poussent le navire ensemble, et à la seizième, ils remontent sur l'eau. Ils agissent ainsi tous de concert, et aucun de leurs efforts n'est perdu."



Giono (parc)

 Giono, Le Moulin de Pologne chapitre V :  

« Trois valets escortaient la compagnie avec des flambeaux de très grand apparat. [...] Sous cette lumière voletante le parc perdait ses frontières et paraissait occuper tout l’espace de la nuit noire. À chaque instant il découvrait des richesses inouïes qui, serties d’ombres, étincelaient d’un éclat incomparable. Des brasiers de roses pourpres à odeur de musc se mettaient à flamber sur notre passage. La fraîcheur du soir exaltait le parfum de pêche des rosiers blancs. À nos pieds, les tapis d’anémones, de renoncules, de pavots et d’iris élargissaient des dessins sinon tout à fait compréhensibles, en tout cas magiques, maintenant que la lumière rousse des flambeaux confondant les bleus et les rouges les faisait jouer en masses sombres au milieu des jaunes, des blancs et des verdures dont le luisant paraissait gris. J’ai ainsi vu moi-même des sortes d’animaux fantastiques : des léviathans de lilas d’Espagne, des mammouths de fuchsias et de pois de senteur, toutes les bêtes d’un blason inimaginable. Au-dessus de nos têtes, les sycomores balançaient des palmes, les acacias croulants de fleurs inclinaient vers nous les fontaines d’un parfum plus enivrant qu’un vin de miel. Un froissement étouffé mais plus fort que le craquement du gravier sous nos bottines et qui parcourait les buissons me faisait imaginer comme une escorte de grands chiens souples autour de nous.  »



dimanche 7 février 2021

Balzac (romans)

 Balzac, Physiologie du Mariage (“De l’instruction en ménage”) :

"Les romans, et même tous les livres, peignent les sentiments et les choses avec des couleurs bien autrement brillantes que celles qui sont offertes par la nature ! Cette espèce de fascination provient moins du désir que chaque auteur a de se montrer parfait en affectant des idées délicates et recherchées, que d'un indéfinissable travail de notre intelligence. 

Il est dans la destinée de l'homme d'épurer tout ce qu'il emporte dans le trésor de sa pensée. 

Quelles figures, quels monuments ne sont pas embellis par le dessin ? L'âme du lecteur aide à cette conspiration contre le vrai, soit par le silence profond dont il jouit ou par le feu de la conception, soit par la pureté avec laquelle les images se réfléchissent dans son entendement. 

Qui n'a pas, en lisant les Confessions de Jean-Jacques, vu Mme de Warens plus jolie qu'elle n'était ? On dirait que notre âme caresse des formes qu'elle aurait jadis entrevues sous de plus beaux cieux ; elle n'accepte les créations d'une autre âme que comme des ailes pour s'élancer dans l'espace ; le trait le plus délicat, elle le perfectionne encore en se le faisant propre ; et l'expression la plus poétique dans ses images y apporte des images encore plus pures. 

Lire, c'est créer peut-être à deux."