samedi 5 août 2023

Bataille (scène primitive)

Bataille, Ma Mère éd. Pauvert 1966 p. 11-12 : 

"Après dîner, j’entendais fréquemment de ma chambre une scène bruyante, inintelligible pour moi, qui me laissait le sentiment que j’aurais dû venir en aide à ma mère. De mon lit, je prêtais l’oreille à des éclats de voix mêlés au bruit de meubles renversés. Parfois je me levais et, dans le couloir, j’attendais que le bruit s’apaisât. Un jour la porte s’ouvrit : je vis mon père rouge, vacillant, semblable à un ivrogne des faubourgs, insolite dans le luxe de la maison. Jamais mon père ne me parlait qu’avec une sorte de tendresse, en des mouvements aveugles, puérils presque de tremblement. Il me terrifiait. Je le surpris une autre fois, traversant les salons : il bousculait les sièges et ma mère à demi dévêtue le fuyait : mon père était lui-même en pans de chemise. Il rattrapa ma mère : ensemble, ils tombèrent en criant. Je disparus et je compris alors que j’aurais dû rester chez moi. Un beau jour, égaré il ouvrit la porte de ma chambre : il se tint sur le seuil une bouteille à la main ; il me vit, la bouteille lui échappant se brisa et l’alcool coula. Un moment, je le regardai : il se prit la tête dans les mains après le bruit ignoble de la bouteille, il se taisait, mais je tremblais."



vendredi 4 août 2023

Cousse (porc)

Cousse, Raymond, Stratégie pour deux jambons (fin) :

"Naguère encore, la tuerie particulière aurait contraint ma marchandise à végéter dans le cercle étouffant du porcher et de sa famille. Le développement des accords internationaux et la standardisation de la découpe ouvrent maintenant la voie à la libre circulation des carcasses. Me voici au seuil d'une prodigieuse aventure. A pied, à cheval, à l'intérieur des camions frigorifiques ou dans les boîtes de conserve, mon avenir est assuré. J'irai sous peu porter la bonne parole sur toute la planète. A croire que mes rôtis et côtelettes sentent déjà l'appel du grand large. Si je ne les retenais fermement, je crois qu'ils me fausseraient compagnie avant l'abattage. Mais je suis un cochon légaliste. Aussi longtemps que j'aurai charge de ma marchandise, pas un atome ne sera distrait du cours offficiel. Ce n'est qu'après avoir participé à l'élaboration des rillettes et du pâté communs que je pourrai m'estimer paré. Ensuite, bien sûr, c'est une autre histoire. Mais qu'importe alors ? J'aurai vécu."



jeudi 3 août 2023

Houellebecq (vieillesse)

Houellebecq, Near death experience : 

"Obsolète. Voilà. J’ai 56 ans et je suis obsolète. Avant, on était vieux, un pépé. On attendait tranquillement la retraite. On ne vous demandait pas d’atteindre des objectifs. De les dépasser. On ne vous demandait pas d’être toujours séduisant. D’être habillé en jeune. D’être un homme viril, de baiser encore. De faire du sport. De manger équilibré. D’aimer sa femme comme au premier jour, d’être le meilleur copain de ses enfants… T’as eu de la chance, pépé. Moi, tu vois, en étant comme t’étais, je suis devenu un pauvre gars. Obsolète. Jeté. Comment on en est arrivé là, je ne sais pas. 

Ça s’est passé petit à petit. Dans la vie d’aujourd’hui, il n’y a pas plus de gens jeunes, forts et beaux que de ton temps, si tu comptes bien, il y en a même plutôt moins. Mais à la télé c’est devenu la normalité. Alors tout le monde est devenu malheureux. Malheureux d’être comme il est. C’était foutu. On en est là, Pépé."



mercredi 2 août 2023

Bukowski (solitude)

Bukowski, Factotum trad. Matthieussent p. 42 : 

"J'me suis mis au lit, j'ai ouvert la bouteille, arrangé le polochon en boule derrière mon dos, j'ai respiré un grand coup et j'suis resté assis dans le noir à regarder par la fenêtre. C'était la première fois que j'étais seul depuis cinq jours. La solitude me nourrit ; sans elle je suis comme un autre privé de nourriture ou d'eau. Chaque jour sans solitude m'affaiblit. Je n’tire pas vanité de ma solitude ; mais j’en suis tributaire. La nuit de la chambre était comme un rayon de soleil pour moi. J’ai bu un coup de vin."

   

I got into bed, opened the bottle, worked the pillow into a hard knot behind my back, took a deep breath, and sat in the dark looking out of the window. It was the first time I had been alone for five days. I was a man who thrived on solitude ; without it I was like another man without food or water. Each day without solitude weakened me. I took no pride in my solitude; but I was dependent on it. The darkness of the room was like sunlight to me. I took a drink of wine.



mardi 1 août 2023

Chandler (charme)

Chandler, Lettre à Dale Warren, 13 novembre 1950  :

"[Fitzgerald] possédait l'une des qualités les plus rares de toute la littérature, et c'est bien dommage que le mot qui la désigne ait été complètement dégradé par les racketteurs cosmétiques, de sorte qu'on a presque honte de l'utiliser pour décrire une vraie distinction. Néanmoins, le mot est charme - charme comme Keats l'aurait utilisé. Qui l'a aujourd'hui ? Ce n'est pas une question de jolie écriture ou de style clair. C'est une sorte de magie tamisée, contrôlée et exquise, le genre de chose que l'on trouve dans les bons quatuors à cordes ."


"[Fitzgerald] had one of the rarest qualities in all literature, and it’s a great shame that the word for it has been thoroughly debased by the cosmetic racketeers, so that one is almost ashamed to use it to describe a real distinction. Nevertheless, the word is charm – charm as Keats would have used it. Who has it today ? It’s not a matter of pretty writing or clear style. It’s a kind of subdued magic, controlled and exquisite, the sort of thing you get from good string quartets." 



lundi 31 juillet 2023

Goncourt (nostalgie)

Goncourt, Journal 22 août 1874, Bouquins t. 2 p. 588 : 

"Il ne faut pas oublier dans un coin un groupe de Suissesses, au corsage de linge blanc, silencieuses, les bras croisés sur la poitrine. Elles formaient un cercle de femmes, se regardant avec des regards vagues, et un peu exaltés, – les regards qu’elles ont à l’église. 

Soudain du milieu d’elles, un chant s’est élevé, un chant triste, comme une mélancolie de montagne. Et sans s’occuper de ceux qui étaient là, et comme pour se faire plaisir à elles-mêmes, toutes à leur chant, ces femmes ont continué à vous remuer douloureusement l’âme, avec leurs voix. Leurs chants, peu à peu, je ne sais comment, ont fait renaître le souvenir, et m’ont rappelé que là, où j’allais passer aujourd’hui, j’y avais passé, il y a vingt ans, avec mon frère. Alors pendant que, la tête basse, les yeux roulant des larmes, je tracassais, de mon bâton, les cailloux, j’entendais de Behaine, éclater en un long sanglot. Ces chants, ces modulations, ces plaintes musicales avaient fait, tout à coup, remonter à la surface de nos cœurs saignants et vides, des douleurs enterrées, – lui, son Armand, moi, mon Jules, – et tous deux, nous repleurions nos bien-aimés."



dimanche 30 juillet 2023

Apollinaire (Mac Orlan)

Mac Orlan cité in J.-C. Lamy Mac Orlan, L'Aventurier immobile :

"Apollinaire venait souvent chez moi et il était gourmand, d'une gourmandise extraordinaire. Je me souviens de la façon dont il absorbait les gâteaux qu'il aimait beaucoup, et particulièrement les babas ou les gâteaux plats, de préférence les éclairs au chocolat ou au café. Il tirait une grande langue, qui devenait comme une sorte de petite table. Il y posait le gâteau en question, l'éclair au chocolat, et il la rembobinait d'un seul coup, un peu comme un fourmilier rembobine sa langue quand il a attrapé un nid de fourmis. Une fois que sa langue était pleine, par un curieux phénomène, un mécanisme jouait d'une façon étrange : il rembobinait le gâteau. Alors il clignait un peu des yeux, l'air satisfait."