Queneau, Loin de Rueil, 1944, p. 144 :
"Quelquefois je me représente à moi-même en train d'être disséqué.
— C’est gai.
— En dehors de ça j'ai l'habitude de penser à ma mort tous les soirs en me couchant. Je m'allonge dans mon lit, je tire les draps sur la figure, c'est le linceul, et puis ensuite ça y est, je suis mort, je me mets à pourrir, à puer, les vers commencent à me ravager, je me putréfie, je me liquéfie, je me résorbe, il ne reste plus que mon squelette, puis mes os s'effritent et ma poussière enfin se disperse. Tous les soirs.
— Tu ne pourrais pas penser à autre chose ?
— Oh si, facilement, mais ça c'est parce que je le veux. Je veux réduire mon orgueil. Si je ne le réduisais pas ainsi je me croirais immortel. Tu n'as pas remarqué comme on se sent immortel quand on n'y pense pas ?
— Peut-être bien.
— Tandis que moi tu comprends j'ai horreur de la vanité. Alors je m'humilie.
— Tu as l'air assez content de toi.
— Hélas ! Comme tu as raison ! On n'en finit pas. On n'en sort jamais. […]
Un texte par jour, ou presque, proposé par Michel PHILIPPON (littérature, philosophie, arts, etc.).
vendredi 18 février 2022
Queneau (sainteté 1)
jeudi 17 février 2022
Rousseau (faiblesse)
Rousseau Confessions livre 2, p. 64 :
"Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des hommes, qui se plaignent de manquer de force quand il est déjà trop tard pour en user. La vertu ne nous coûte que par notre faute ; et si nous voulions être toujours sages, rarement aurions-nous besoin d'être vertueux. Mais des penchants faciles à surmonter nous entraînent sans résistance ; nous cédons à des tentations légères dont nous méprisons le danger. Insensiblement nous tombons dans des situations périlleuses, dont nous pouvions aisément nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts héroïques qui nous effrayent ; et nous tombons enfin dans l'abîme, en disant à Dieu : Pourquoi m'as-tu fait si faible ? Mais malgré nous il répond à nos consciences : Je t'ai fait trop faible pour sortir du gouffre, parce que je t'ai fait assez fort pour n'y pas tomber."
France (Anatole) (mal)
France (Anatole), Le Livre de mon ami :
"[à Guignol] J'assiste avec intérêt à la lutte du Diable et de Gringalet. Lutte terrible qui finit par la mort du Diable. Gringalet a tué le Diable ! Franchement, ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux, et je comprends que les spectateurs plus spiritualistes que mam'selle Suzon restent froids et même un peu effrayés. Le Diable mort, adieu le péché ! Peut-être la beauté, cette alliée du Diable, s'en ira-t-elle avec lui ! peut-être ne verrons-nous plus les fleurs dont on s'enivre et les yeux dont on meurt ! Alors que deviendrons-nous en ce monde ? Nous restera-t-il même la ressource d'être vertueux ? J'en doute. Gringalet n'a pas assez considéré que le mal est nécessaire au bien, comme l'ombre à la lumière ; que la vertu est toute dans l'effort et que, si l'on n'a plus de diable à combattre, les saints seront aussi désœuvrés que les pécheurs. On s'ennuiera mortellement. Je vous dis qu'en tuant le Diable, Gringalet a commis une grave imprudence."
mercredi 16 février 2022
Kafka + Morand + Céline + Nabokov (New York)
Kafka, L'Amérique (1927) :
"[...] derrière tout cela se dressait New York, qui regardait Karl avec les cent mille fenêtres de ses gratte-ciel."
Morand, New-York (1930) p. 37 :
"Ils s'affirment verticalement comme des nombres, et leurs fenêtres les suivent horizontalement comme des zéros carrés, et les multiplient... La rage des tempêtes atlantiques en tord souvent le cadre d'acier, mais, par la flexibilité de leur armature, par leur maigreur ascétique, ils résistent... Aveuglé par l'Atlantique ensoleillé, je me trouve en plein ciel, à une hauteur telle qu'il me semble que je devrais voir l'Europe ; le vent me gifle, s'acharne sur mes vêtements ; près de moi des amoureux s'embrassent, des Japonais rient, des Allemands achètent des vues ; comment décrire de si haut cette métropole en réduction, c'est de la topographie, de la triangulation, non de la littérature. "
Céline, Voyage au bout de la nuit (1932) :
"Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur."
Nabokov, Pnine (1957) chap. 2, V,
trad. Couturier :
"[...] enfin, quand la grande statue apparut dans la brume du matin, où des immeubles pâles, médusés, n'attendant qu'à être embrasés par le soleil, se dressaient comme ces mystérieux rectangles de hauteurs inégales que l'on voit sur les graphiques représentant des pourcentages comparés (ressources naturelles, fréquence des mirages dans différents déserts) [...].
trad. Chrestien :
[...] à l'endroit même où, prêts à être incendiés par le soleil, ensorcelés et pâles, montaient des édifices semblables à ces rectangles mystérieux de hauteurs inégales, qu'on voit sur les graphiques de pourcentages comparés (ressources naturelles, fréquences respectives des mirages dans les différents déserts) [...]
And at last, when the great statue arose from the morning haze where, ready to be ignited by the sun, pale, spellbound buildings stood like those mysterious rectangles of unequal height that you see in bar graph representations of compared percentages (natural resources, the frequency of mirages in different deserts),
lundi 14 février 2022
Ionesco (pont)
Ionesco, Le Piéton de l’air :
"Des familles anglaises étaient là, en habits du dimanche, qui regardaient, comme nous, émerveillées, ce pont qu’elles pouvaient cependant voir tous les jours mais qu’elles ne regardaient que les jours de fête. C’est toujours comme cela. En France, on ne le regarderait jamais, bien que l’on prétende que les Français sont les plus grands badauds du monde. En Amérique aussi, il y a des ponts immenses : les Américains les traversent les yeux fermés, c’est pour cela d’ailleurs qu’il y a tellement d’accidents, qu’ils tombent. En Australie aussi, en Russie, il y en a. Mais on ne les voit pas car on ne s’intéresse pas aux ponts : seulement à ce à quoi ils servent. Cela fait que le pont n’existe plus. Il n’y a plus que ce qui n’est pas lui. La conscience de l’utilité est destructrice."
Nerval + Nabokov (reconnaissance)
Nerval, Sylvie III :
"Cet amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui tous les soirs me prenait à l’heure du spectacle, pour ne me quitter qu’à l’heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d’Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l’herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs. — La ressemblance d’une figure oubliée depuis des années se dessinait désormais avec une netteté singulière ; c’était un crayon estompé par le temps qui se faisait peinture, comme ces vieux croquis de maîtres admirés dans un musée, dont on retrouve ailleurs l’original éblouissant.
Aimer une religieuse sous la forme d’une actrice !… et si c’était la même !"
Nabokov, Lolita, I, 10 :
"[...] soudain, [...] il y eut une explosion de verdure [...] ; sans que rien ne l'eût laissé présager, une vague bleue s'enfla sous mon cœur et je vis, allongée dans une flaque de soleil, à demi nue, se redressant et pivotant sur ses genoux, ma petite amie de la Côte d'Azur qui me dévisageait par-dessus ses lunettes sombres.
C'était la même enfant [...] Les vingt-cinq années que j'avais vécues depuis se condensèrent en un point palpitant, puis s'évanouirent.
J'éprouve une difficulté extrême à exprimer avec la force qui convient cet éclair, ce frisson, l'impact de cette reconnaissance passionnée. Durant ce bref instant baigné de soleil où mon regard glissa sur l'enfant agenouillée [...] mon âme frappée de torpeur parvint cependant à absorber les moindres détails de son éclatante beauté, et je les comparai aux traits de ma défunte petite mariée. Par la suite, bien sûr, elle, cette nouvelle, cette Lolita, ma petite Lolita, allait complètement éclipser son prototype. [...] Tout ce qui s'était passé entre les deux événements n'avait été qu'une série de tâtonnements et de bourdes, des rudiments de joie factices. Ces deux événements partageaient tant de choses en commun qu'ils n'en constituaient qu'un seul et unique pour moi."
dimanche 13 février 2022
Leibniz (empirisme)
Leibniz, Monadologie §§ 26-28.
"La mémoire fournit une espèce de consécution aux âmes, qui imite la raison, mais qui en doit être distinguée. C’est que nous voyons que les animaux ayant la perception de quelque chose qui les frappe, et dont ils ont eu perception semblable auparavant, s’attendent, par la représentation de leur mémoire, à ce qui y a été joint dans cette perception précédente, et sont portés à des sentiments semblables à ceux qu’ils avaient pris alors. Par exemple, quand on montre le bâton aux chiens, ils se souviennent de la douleur qu’il leur a causée et crient et fuient.
Et l’imagination forte qui les frappe et meut, vient ou de la grandeur ou de la multitude des perceptions précédentes ; car souvent une impression forte fait tout d’un coup l’effet d’une longue habitude ou de beaucoup de perceptions médiocres réitérées.
Les hommes agissent comme les bêtes, en tant que les consécutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mémoire ; ressemblant aux Médecins Empiriques, qui ont une simple pratique sans théorie ; et nous ne sommes qu’Empiriques dans les trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s’attend qu’il y aura jour demain, on agit en Empirique parce que cela s’est toujours fait ainsi, jusqu’ici. Il n’y a que l’Astronome qui le juge par raison."