samedi 22 avril 2023

Gracq (roman)

Gracq, Lettrines 2 Pléiade t. 2 p. 328-329 : 

"Voici l'idée que je me fais, à la limite, d'un roman porté à son ultime degré d'excellence : la marge de blanc qui cerne chaque page imprimée devrait y jouer le même rôle qu'un mur circulaire qui renverrait et répercuterait à mesure sur tout le contenu de l'ouvrage réanimé par lui l'écho indéfiniment prolongé de chaque ligne à mesure qu'elle est lue.

Tout livre digne de ce nom, s'il fonctionne réellement, fonctionne en enceinte fermée, et sa vertu éminente est de récupérer et de se réincorporer – modifiées – toutes les énergies qu'il libère, de recevoir en retour, réfléchies, toutes les ondes qu'il émet. C'est là sa différence avec la vie, incomparablement plus riche et plus variée, mais où la règle est le rayonnement et la dispersion stérile dans l'illimité. Espace clos du livre : restreint, c'est la clé de sa faiblesse. Mais aussi étanche : c'est le secret de son efficacité. Le préfixe auto est le mot-clé, toujours, dès qu'on cherche à serrer de plus près la 'magie' romanesque : auto-régulation, auto-fécondation, auto-réanimation. Il faut qu'à tout instant l'énergie émise par chaque particule soit réverbérée sur toute la masse."


vendredi 21 avril 2023

Ionesco (fatigue)

Ionesco, Journal en miettes (1967) p. 38 : 

"J'en aurais pu faire des choses, il y aurait pu avoir tant de réalisations si ma fatigue, une inconcevable, énorme fatigue ne m'avait accablé depuis environ quinze ans, ou même depuis bien plus longtemps. Une fatigue qui m'a empêché de travailler, mais aussi de me reposer, mais aussi de jouir de la vie et de me réjouir et aussi de me détendre et qui m'a empêché aussi de me tourner davantage, comme je l'aurais voulu, vers les autres, au lieu d'être prisonnier de moi-même, c'est-à-dire de cette fatigue, de ce poids, de cette charge qui est la charge de moi-même : comment vous tourner vers les autres quand votre moi vous accable. Aucun médecin sur trente ou quarante que j'ai consultés, aucun médecin n'a su ou n'a pu me guérir de cette lassitude infinie parce que, vraisemblablement, aucun d'eux n'est allé jusqu'à la source, jusqu'à la cause profonde de ce mal."



mercredi 19 avril 2023

Chateaubriand (mémoires)

Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, avant-propos : 

"Ces Mémoires ont été composés à différentes dates et en différents pays. De là des prologues obligés qui peignent les lieux que j’avais sous les yeux, les sentiments qui m’occupaient au moment où se renoue le fil de ma narration. Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres : il m’est arrivé que, dans mes instants de prospérité, j’ai eu à parler de mes temps de misère ; dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur. 

Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable ; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau : mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s’ils sont d’une tête brune ou chenue. 

J’ignore si ce mélange, auquel je ne puis apporter remède, plaira ou déplaira ; il est le fruit des inconstances de mon sort : les tempêtes ne m’ont laissé souvent de table pour écrire que l’écueil de mon naufrage."



Valéry (enseignement)

Valéry, présentation du Collège de France, 1944-1945 : 

"Voir un auditoire qui est dans l’attente de quelque formule que l’on cherche soi-même, sentir qu’il est au point de la recevoir et d’y trouver le maximum de sens et de vertu illuminative, cela excite merveilleusement l’esprit, qui retire parfois de la sensation de cette tension qu’il a créée le petit éclair verbal, la solution qu’il voulait produire, qu’il savait exciter, mais ne pouvait à soi seul extraire de lui-même."


mardi 18 avril 2023

Céline (métro Berlin 1944)

Céline, Nord ; Pléiade p. 361 : 

"Il stoppe !… on est pas seuls à foncer, tous ceux qu'étaient sous le grand panneau… l'attaque de la rame ! ils insistent pas pour comprendre… ils coagulent… foncent… vous diriez New York, cinq à six… faut que ça entre !… vingt fois d'êtres, choses, que ça peut tenir !… vous y feriez entrer tout Berlin la passion qu'ils mettent !… et encore d'énormes baluchons… et la Mairie !… et les Écoles !… de leur violence sur un seul wagon !… que tout ratatine, s'agglutine… ooooh ! … à la force pneumatique des portes !… pire que chez nous la République… les Lilas… là‑dedans plus à se demander !… faire corps c'est tout ! avec toutes les personnes, pieds, têtes !… mais pas suffoquer aux petits chocs… ptim !… ding ! … à‑coups des roues ! reprendre souffle au ting !  pas au ptang ! … notre greffe Bébert est bien laminé dans son sac par les cinq cents gens du wagon… chaque cahot !… surtout aux stations, le bouchon des « entrées, sorties »…"



lundi 17 avril 2023

Babel (abeilles)

Babel, Sur la route de Brody, in Cavalerie rouge trad. S. Benech, O.C. p. 529 :

"Je pleure sur le sort des abeilles. Elles sont martyrisées par les armées qui ­s’affrontent. Il n’y a plus d’abeilles en Volhynie. 

Nous avons profané les ruches indescriptibles. Nous les avons empoisonnées avec du soufre et fait exploser avec de la poudre. Des chiffons nauséabonds enfumaient la république sacrée des abeilles. Elles mouraient en volant lentement et en bourdonnant de façon à peine audible. Privés de pain, nous extirpions le miel avec nos sabres. Il n’y a plus d’abeilles en Volhynie."


dimanche 16 avril 2023

Goncourt (épouse)

Goncourt, Journal 3 septembre 1874, Bouquins t. 2 p. 590 : 

"J'ai vu peu de femmes si studieusement occupées du bonheur de leurs maris que Mme de Béhaine. La préoccupation de faire à son pauvre homme la vie douce, d'écarter tout ce qui peut mettre un nuage sur son front, de lui donner le plat qu'il aime, de lui sauver le désagréable d'une nouvelle, de défendre enfin, à toute heure, son système nerveux des choses physiques et morales dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Il y a là, certes, une qualité délicate de dévouement particulière à la femme et que l'homme ne possède jamais d'une manière si réglée, si continue, si persistante.

Je pensais, en vivant au milieu de ce ménage, que l'amour d'une honnête femme pour son mari est encore ce qu'il y a de meilleur en fait d'amour."