Whistler (James Abbott McNeill), L’Art de se faire des ennemis, 1892, p. 126-128, traduction M.P.) :
« Pourquoi n’appellerais-je pas mes œuvres ‘symphonies’, ‘arrangements’, ‘harmonies’ et ‘nocturnes’ ? Je sais que bien des bonnes gens trouvent que ma nomenclature est amusante et que je suis excentrique. Oui, ‘excentrique’ est l’adjectif qu’ils ont trouvé pour moi.
En Angleterre, la grande majorité des gens ne peut pas et ne veut pas considérer un tableau comme un tableau, indépendamment de toute histoire qu’il puisse être supposé raconter.
Mon tableau ‘Harmonie en gris et or’ [1] est une illustration de mon propos - une scène de neige avec une seule figure noire et une taverne éclairée. Je ne me soucie en rien du passé, présent, ou futur de la figure noire, placée là parce que le noir était souhaité à cet endroit. Tout ce que je sais, c’est que ma combinaison de gris et d’or est la base du tableau. Et c’est précisément ce que mes amis ne peuvent pas saisir.
Ils disent, ‘Pourquoi ne pas l’appeler Trotty Veck [2] et le vendre tout rondement contre une harmonie de pièces d’or ?’ - reconnaissant naïvement que, sans baptême, il n’y a pas de… marché ! [3]
Mais même commercialement, il serait indécent de garnir ainsi votre boutique avec les marchandises d’une autre - seules les douanes ont légitimé cela. Même la popularité de Dickens ne pourrait être invoquée pour prêter main forte à un art autre que le sien. Je considérerais comme un truc vulgaire et racoleur d’émouvoir les gens à propos de Trotty Veck alors que, s’ils pouvaient vraiment se soucier d’art pictural, ils sauraient que le tableau doit avoir son propre mérite, et ne pas dépendre d’un intérêt dramatique, légendaire ou local.
De même que la musique est la poésie du son, la peinture est la poésie de la vue, et le sujet, le contenu, n’a rien à voir avec l’harmonie du son ou de la couleur.
Les grands musiciens ont su cela. Beethoven et les autres écrivaient de la musique - simplement de la musique ; symphonie en tel ton, concerto ou sonate en tel autre.
En Fa ou en Sol ils bâtissaient de célestes harmonies - en tant qu’harmonies - en tant que combinaisons issues des tons de Fa ou de Sol et de leurs relatifs mineurs.
C’est là de la musique pure, à distinguer des airs -banals et vulgaires en eux-mêmes, mais intéressants par leurs associations, comme, par exemple, ‘Yankee Doodle’, ou ‘Partant pour la Syrie’ [4].
L’art devrait être indépendant de tout ‘piège à bravos’ - se tenir seul et faire appel au sens artistique de l’œil ou de l’oreille, sans confondre cela avec des émotions qui lui sont entièrement étrangères, comme la dévotion, la pitié, l’amour, le patriotisme, etc. Tout cela n’a aucun rapport à l’art : et c’est pourquoi je persiste à appeler mes œuvres ‘arrangements’ et ‘harmonies.’
Prenez le tableau de ma mère, exposé à l’Académie Royale sous le nom ‘Arrangement en gris et noir’ [4]. Eh bien c’est ce qu’il est. Pour moi, il est intéressant en tant que représentant ma mère ; mais le public peut-il, doit-il se préoccuper de l’identité du portrait ?
L’imitateur est une pauvre créature. Si l’homme qui peint seulement l’arbre, ou la fleur, ou toute autre chose qu’il voit devant lui, était un artiste, le roi des artistes serait le photographe. Il s’agit pour l’artiste d’aller au-delà : dans un portrait, mettre sur la toile quelque chose de plus que le visage que le modèle présente ce jour-là ; en bref, peindre l’homme autant que ses traits ; dans un arrangement de couleurs, une fleur ne sera pas modèle, mais traitée selon sa tonalité à lui.
Maintenant, ceci est bien compris, au moins des couturiers. Dans tout vêtement on voit qu’il est prêté attention à la couleur-clé qui court à travers la composition, comme le chant des Anabaptistes à travers ‘Le Prophète’, ou l’hymne des huguenots dans l’opéra du même nom. »
[1]
[3] allusion à saint Thomas d’Aquin : « sans baptême, il n’y a pas de salut pour l’homme ».
[4]
Whistler, The Gentle Art of Making Enemies, 1892, pp. 126-128 :
« Why should not I call my works "symphonies," "arrangements," "harmonies," and "nocturnes" ? I know that many good people think my nomenclature funny and myself "eccentric." Yes, "eccentric" is the adjective they find for me.
The vast majority of English folk cannot and will not consider a picture as a picture, apart from any story which it may be supposed to tell.
My picture of a "Harmony in Grey and Gold" is an illustration of my meaning -- a snow scene with a single black figure and a lighted tavern. I care nothing for the past, present, or future of the black figure, placed there because the black was wanted at that spot. All that I know is that my combination of grey and gold is the basis of the picture. Now this is precisely what my friends cannot grasp.
They say, "Why not call it 'Trotty Veck,' and sell it for a round harmony of golden guineas ? "--naively acknowledging that, without baptism, there is no... market !*
But even commercially this stocking of your shop with the goods of another would he indecent -- custom alone has made it dignified. Not even the popularity of Dickens should be invoked to lend an adventitious aid to art of another kind from his. I should hold it a vulgar and meretricious trick to excite people about Trotty Veck when, if they really could care for pictorial art at all, they would know that the picture should have its own merit, and not depend upon dramatic, or legendary, or local interest.
As music is the poetry of sound, so is painting the poetry of sight, and the subject-matter has nothing to do with harmony of sound or of colour.
The great musicians knew this. Beethoven and the rest wrote music -- simply music ; symphony in this key, concerto or sonata in that.
On F or G they constructed celestial harmonies--as harmonies--as combinations, evolved from the chords of F or G and their minor correlatives.
This is pure music as distinguished from airs--commonplace and vulgar in themselves, but interesting from their associations, as, for instance, "Yankee Doodle," or "Partant pour la Syrie."
Art should be independent of all clap-trap -- should stand alone, and appeal to the artistic sense of eye or ear, without confounding this with emotions entirely foreign to it, as devotion, pity, love, patriotism, and the like. All these have no kind of concern with it; and that is why I insist on calling my works " arrangements" and "harmonies."
Take the picture of my mother, exhibited at the Royal Academy as an "Arrangement in Grey and Black." Now that is what it is. To me it is interesting as a picture of my mother ; but what can or ought the public to care about the identity of the portrait ?
The imitator is a poor kind of creature. If the man who paints only the tree, or flower, or other surface he sees before him were an artist, the king of artists would be the photographer. It is for the artist to do something beyond this : in portrait painting to put on canvas something more than the face the model wears for that one day ; to paint the man, in short, as well as his features ; in arrangement of colours to treat a flower as his key, not as his model.
This is now understood indifferently well--at least by dressmakers. In every costume you see attention is paid to the key-note of colour which runs through the composition, as the chant of the Anabaptists through the Prophete, or the Huguenots' hymn in the opera of that name.