samedi 9 mai 2020

Chesterton (limite ; 2 textes)


Chesterton, Le théâtre de marionnettes, in Le Paradoxe ambulant, traduction Reinharez Actes-sud p. 155-156 :
« […] La philosophie des théâtres de marionnettes mérite la considération de tous. Toutes les valeurs morales que l'homme moderne a besoin de connaître pourraient être tirées de ce jouet. D'un point de vue artistique, il nous rappelle le principe fondamental de l'art, le principe qui, à notre époque court le plus grand danger d'être oublié. Je veux dire par là que l'art est fait de restrictions ; que l'art est une restriction. L'art ne consiste pas à développer les choses. L'art consiste à couper […]. Ce qu'il y a de plus artistique dans l'art théâtral, c'est que le spectateur regarde tout cela par une fenêtre. C'est également vrai de théâtres inférieurs au mien ; même au Court Theatre de Sa Majesté, vous regardez par une fenêtre ; une fenêtre exceptionnellement grande. Mais l'avantage du petit théâtre, précisément, c'est que vous regardez par une petite fenêtre. N'avons-nous pas tous remarqué à quel point n'importe quel paysage est ravissant et surprenant vu à travers une arche ? Cette forme robuste et trapue, cette séparation de tout le reste n'est pas seulement une aide à la beauté ; c'est l'essentiel de la beauté. Le cadre est la plus belle partie de tous les tableaux. »

(Tremendous Trifles)
« the philosophy of toy theatres is worth any one's consideration. All the essential morals which modern men need to learn could be deduced from this toy. Artistically considered, it reminds us of the main principle of art, the principle which is in most danger of being forgotten in our time. I mean the fact that art consists of limitation ; the fact that art is limitation. Art does not consist in expanding things. Art consists of cutting things down […]. The most artistic thing about the theatrical art is the fact that the spectator looks at the whole thing through a window. This is true even of theatres inferior to my own ; even at the Court Theatre of His Majesty's you are looking through a window ; an unusually large window. But the advantage of the small theatre exactly is that you are looking through a small window. Has not every one noticed how sweet and startling any landscape looks when seen through an arch ? This strong, square shape, this shutting off of everything else is not only an assistance to beauty ; it is the essential of beauty. The most beautiful part of every picture is the frame. »

ChestertonOrthodoxie, § Suicide de la pensée p. 65 :
"L’anarchisme nous adjure d’être des aristocrates audacieusement créateurs, et de nous soucier ni de lois, ni de limites. Or l’art est limitation : l’essence de tout tableau est dans son cadre. Si vous dessinez une girafe, vous devez la dessiner avec un long cou. Si, poussé par votre audace créatrice, vous vous estimez libre de dessiner une girafe avec un cou raccourci, vous vous apercevrez que vous n’êtes pas libre de dessiner une girafe. Dès l’instant que vous entrez dans un monde de faits, vous entrez dans un monde de limites. Vous pouvez libérer les choses de lois extérieures ou accidentelles, mais non des lois de leur propre nature."

Anarchism adjures us to be bold creative artists, and care for no laws or limits. But it is impossible to be an artist and not care for laws and limits. Art is limitation; the essence of every picture is the frame. If you draw a giraffe, you must draw him with a long neck. If, in your bold creative way, you hold yourself free to draw a giraffe with a short neck, you will really find that you are not free to draw a giraffe.

vendredi 8 mai 2020

Romains (métro)


Romains J., Poème du métropolitain (1904) : 
« Les mâchoires de la station s'ouvrent et crèvent le trottoir, comme un crocodile qui somnole à fleur d'eau, et dont le bâillement déchire le fleuve. Des hommes descendent les marches du souterrain ; d'autres montent. Ceux qui entrent ont la hâte régulière d'êtres que pousse sans effort et sans heurt le ruissellement d'une énergie souveraine. Ceux qui sortent sont pâles et se courbent ; on les dirait fatigués pour longtemps de l'élaboration mystérieuse qu'ils ont subie dans les profondeurs.
J'approche de ce bâillement. Une haleine s'échappe, moite, toujours égale, enveloppe quiconque passe au bord de l'escalier, traverse les vêtements, et lui inquiète la peau de caresses. A la respirer, on devine qu'on se perd soi-même, et qu'on est pris dans une étreinte qui ne cédera pas.
L'air des champs est un étranger royal en voyage, qui s'arrête parfois et qui repart bientôt. Il est impersonnel ; nous le connaissons à peine ; lui nous ignore et s'ignore. Il est simplement l'atmosphère terrestre où flotte éparse l'odeur de la planète, où se dilue le rêve des arbres et de la mer. Mais l'air qui s'élève des stations béantes, avec la majesté d'un fleuve déçu qui s'en retournerait aux montagnes, l'air des profondeurs, saturé de vie, chargé d'effluves, ramasse et condense, en longeant le tunnel, les pensées innombrables qu'il vole aux hommes ou qu'eux laissent tomber. Des corps qu'il touche, il soutire, comme une sangsue, le meilleur et le plus subtil, la vigueur, l'idée, l'existence essentielles. L'air qui sort des stations par bouffées moisies, et qui nous enveloppe, et qui nous serre, et qui nous avale, devient, après la lente digestion de toutes ses proies, l'être intermédiaire, le ciment fluide et vivant qui saura souder les hommes. »

jeudi 7 mai 2020

Taine (digestion)


Taine, Réflexions philosophiques d'un chat (§ VI) : 
"Celui qui mange est heureux ; celui qui digère est plus heureux ; celui qui sommeille en digérant est plus heureux encore. Tout le reste n’est que vanité et impatience d’esprit. Le mortel fortuné est celui qui, chaudement roulé en boule et le ventre plein, sent son estomac qui opère et sa peau qui s’épanouit. Un chatouillement exquis pénètre et remue doucement les fibres. Le dehors et le dedans jouissent par tous leurs nerfs. Certainement si le monde est un grand Dieu bienheureux, comme nos sages le disent, la terre doit être un ventre immense occupé de toute éternité à digérer les créatures et à chauffer sa peau ronde au soleil."

mercredi 6 mai 2020

Alain (musique)


Alain, L’emphase dans la musique, 24 novembre 1921, Propos Pléiade t. 1 p. 325-326 
« Toute la puissance du quatuor à cordes, quand il fait revivre quelque œuvre immense de Beethoven, vient de ce que les artistes se font serviteurs de la musique et n'expriment plus alors autre chose que la nature humaine purifiée. […] C'est la musique qui m'a averti de ceci que l'expression des émotions, dans les arts, était peu de chose. Plus un adagio a d'ampleur et de hauteur, plus le sentiment qu'il exprime est indéterminé. Ces remarques conduisent à une contradiction en ce qui concerne le théâtre musical ; car, alors, le sentiment est proposé et défini. Il faudrait peut-être dire de tous les arts qu'ils n'expriment jamais tel sentiment, mais plutôt qu'ils développent un espace des sentiments qui donne de la grandeur à tous. […] L’harmonie propre aux vers est ce qui élève les sentiments jusqu'au tragique, c'est-à-dire jusqu'à un point où l'on cesse presque d'éprouver à force de hauteur. Sans doute pour la poésie, on arriverait à circonscrire le sentiment poétique et à le séparer de tout ce qu'exprime le langage. Car il est vrai que le poème grandit les moindres mots. La musique aussi nous détourne vers une autre dimension des sentiments, mais l'homme demande compte à la musique de ces effets magiques, et ne comprenant point que la négation seule de l'existence agitée et inquiète est tout le sublime, il cherche quelque dieu extérieur, qui serait objet ou idée ; cette recherche est idolâtrie à proprement parler.

mardi 5 mai 2020

Valéry (informe)


Valéry, Degas Danse Dessin, Pléiade t. 2 p. 1194-1195 :
« Je pensais parfois à l'informe. Il y a des choses, des taches, des masses, des contours, des volumes, qui n'ont, en quelque sorte, qu'une existence de fait : elles ne sont que perçues par nous, mais non sues ; nous ne pouvons les réduire à une loi unique, déduire leur tout de l'analyse d'une de leurs parties, les reconstruire par des opérations raisonnées. Nous pouvons les modifier très librement. [...] Je suppose que nous voulions dessiner une de ces choses informes, mais de celles où l'on puisse cependant reconnaître quelque solidarité de leurs parties. Je jette sur une table un mouchoir que j'ai froissé. Cet objet ne ressemble à rien. [...] Il n'y a point de cliché ou de souvenir qui permette de diriger le travail, comme on le fait quand on dessine une figure d'arbre, d'homme ou d'animal qui se divisent en portions bien connues. C'est ici que l'artiste peut exercer son intelligence, et que l’œil doit trouver, par ses mouvements sur ce qu'il voit, les chemins du crayon sur le papier, comme un aveugle doit, en la palpant, accumuler les éléments de contact d'une forme, et acquérir point par point la connaissance et l'unité d'un solide très régulier. 
Cet exercice par l'informe enseigne, entre autres choses, à ne pas confondre ce que l'on croit voir avec ce que l'on voit. Il y a une sorte de construction dans la vision, dont nous sommes dispensés par l'accoutumance. Nous devinons ou prévoyons, en général, plus que nous ne voyons, et les impressions de l'oeil sont pour nous des signes, et non des présences singulières, antérieures à tous les arrangements, les résumés, les raccourcis, les substitutions immédiates, que l'éducation première nous a inculqués. »

lundi 4 mai 2020

Luther (Dieu contre nous)


Luther, Annotations aux Sermons de Tauler [1516], W 9 102 10-103, traduction ?, cité par Th. Süss, Luther, P.U.F. 1969 : 
"Même si nous savons que Dieu n'agit pas en nous sans nous avoir détruits auparavant nous-mêmes et tout ce qui est à nous, à savoir par la croix et les souffrances, néanmoins nous sommes tellement inintelligents que nous voulons accepter exclusivement les souffrances que nous-mêmes avons choisies ou celles dont nous avons vu l'exemple ou lu le récit dans la vie d'autrui. Ainsi nous prescrivons à Dieu la manière et la mesure de son action éducatrice. Nous ne nous offrons pas à Dieu tout dépouillés et dans l'attitude de la pure foi ; or Dieu ne veut agir en nous qu'à notre insu et de telle manière que son action nous soit incompréhensible, afin que la foi soit sauve et la volonté toute dépouillée. Ainsi l'artisan ne travaille pas une matière selon la forme qu'elle possède par elle-même, ni selon celle qu'elle pourrait rechercher elle-même hors d'elle en laissant subsister sa forme antérieure, car ce serait là une forme accidentelle ; mais il détruit à proprement parler la forme substantielle de la matière pour y introduire une autre tout à fait différente de la première. De même Dieu, qui déclare que ‘comme l'argile est dans la main du potier, ainsi vous êtes dans ma main’ (Jér. 18,6), agit directement contre notre propre projet (contra nostrum propositum), il taille en pièces notre espérance et notre intention et tout notre plan, en accomplissant une œuvre contraire, il rejette toutes les pensées des nations, afin d'introduire son propre plan qui s'accorde néanmoins avec notre projet d'une manière incomparablement plus abondante que s'il s'était conformé à notre plan."

dimanche 3 mai 2020

Tremblay (tortues)


Tremblay, La grosse Femme d’à côté est enceinte, chapitre 8 :
 « […] Il courait jusqu'ici, parfois d'une traite, et venait s'appuyer contre la clôture circulaire qui empêchait les tortues, pourtant à moitié mortes de chaleur et de malnutrition, séchées, plissées, malades, leur carapace grise et molle, de s'échapper. […]. Il pouvait passer des heures à regarder ces choses hideuses essayer de se rafraîchir dans une eau tiède et croupissante, leurs têtes pointées vers le ciel dans un geste de supplication, la bouche ouverte, édentée, immobiles comme une tragédie. C'était cette immobilité qui fascinait le plus Richard, ce tableau que les tortues offraient du malheur immuable, à la fois conquérant et résigné, figé une fois pour toutes dans l'espace et le temps, niant le passé, déjà maître de l'avenir, coulé dans la défaite et s'en repaissant. Richard aurait voulu être une de ces tortues, il était une de ces tortues, quand les angoisses de l'âme empêchaient son corps de réagir : il avait choisi l'immobilité des tortues plutôt que d'essayer de résister à ses penchants morbides naturels et vivre. Il était une victime-née et les tortues du parc Lafontaine un reflet de l'image qu'il se faisait du monde à l'intérieur duquel il évoluait, ou, plutôt, il n'évoluait pas. »