Romains J., Poème du métropolitain (1904) :
« Les mâchoires de la station s'ouvrent et crèvent le trottoir, comme un crocodile qui somnole à fleur d'eau, et dont le bâillement déchire le fleuve. Des hommes descendent les marches du souterrain ; d'autres montent. Ceux qui entrent ont la hâte régulière d'êtres que pousse sans effort et sans heurt le ruissellement d'une énergie souveraine. Ceux qui sortent sont pâles et se courbent ; on les dirait fatigués pour longtemps de l'élaboration mystérieuse qu'ils ont subie dans les profondeurs.
J'approche de ce bâillement. Une haleine s'échappe, moite, toujours égale, enveloppe quiconque passe au bord de l'escalier, traverse les vêtements, et lui inquiète la peau de caresses. A la respirer, on devine qu'on se perd soi-même, et qu'on est pris dans une étreinte qui ne cédera pas.
L'air des champs est un étranger royal en voyage, qui s'arrête parfois et qui repart bientôt. Il est impersonnel ; nous le connaissons à peine ; lui nous ignore et s'ignore. Il est simplement l'atmosphère terrestre où flotte éparse l'odeur de la planète, où se dilue le rêve des arbres et de la mer. Mais l'air qui s'élève des stations béantes, avec la majesté d'un fleuve déçu qui s'en retournerait aux montagnes, l'air des profondeurs, saturé de vie, chargé d'effluves, ramasse et condense, en longeant le tunnel, les pensées innombrables qu'il vole aux hommes ou qu'eux laissent tomber. Des corps qu'il touche, il soutire, comme une sangsue, le meilleur et le plus subtil, la vigueur, l'idée, l'existence essentielles. L'air qui sort des stations par bouffées moisies, et qui nous enveloppe, et qui nous serre, et qui nous avale, devient, après la lente digestion de toutes ses proies, l'être intermédiaire, le ciment fluide et vivant qui saura souder les hommes. »