samedi 24 juin 2023

Montaigne (objet)

Montaigne, Essais I, IV pp. 22-3 

"Comme l'âme décharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais lui défaillent.

Un gentilhomme des nôtres, merveilleusement sujet à la goutte, étant pressé par les médecins de laisser du tout l'usage des viandes salées, avait accoutumé de répondre fort plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il voulait avoir à qui s'en prendre, et que s'écriant, et maudissant tantôt le cervelas, tantôt la langue de bœuf et le jambon, il s'en sentait d'autant allégé. Mais en bon escient, comme le bras étant levé pour frapper, il nous deult [fait mal] si le coup ne rencontre, et qu'il aille au vent ; aussi que pour rendre une vue plaisante, il ne faut pas qu'elle soit perdue et écartée dans le vague de l'air, mais qu'elle ait bute pour la soutenir à raisonnable distance. […] De même il me semble que l'âme ébranlée et émue se perde en soi-même, si on ne lui donne prise : et faut toujours lui fournir d'objet où elle s'abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux qui s'affectionnenent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse, qui est en nous, à faute de prise légitime, plutôt que de demeurer en vain, s'en forge ainsi une fausse et frivole. Et nous voyons que l'âme en ses passions se pipe plutôt elle-même, se dressant un faux sujet et fantastique, voire contre sa propre créance, que de n'agir contre quelque chose."



vendredi 23 juin 2023

Koyré (monde et homme)

Koyré, Entretiens sur Descartes p. 177-178 : 

"Aux époques heureuses, classiques, [la philosophie] commence par ce qui est, par le Monde, le Cosmos ; et c'est à partir du Cosmos qu'elle essaye de répondre à la question 'que suis-je ?' en recherchant le lieu, la place que l'homme occupe dans 'la grande chaîne de l'être', dans l'ordre hiérarchique du réel. Mais aux époques 'critiques', époques de crise, où l'Être, le Monde, le Cosmos devient incertain, se désagrège et s'en va en lambeaux, la philosophie se tourne vers l'homme ; elle commence alors par 'que suis-je ?' ; elle interroge celui qui pose les questions." 



jeudi 22 juin 2023

Valéry (discussions)

Valéry, Mélange 1-287-8 : 

"L'état d'esprit de négation devance souvent l'occasion de nier. Avant que tu aies parlé, si tu m'es antipathique, ma négation est prête, quoi que tu doives dire - car c'est toi que je nie.

Ceci existe souvent dans les rapports de la génération qui vient  avec celle qui est, ou dans ceux d'une nation et d'une autre. 

Et, dans tous les Etats, tous les régimes et toutes les sociétés, quand la politique y dépend de l'opinion, quels que soient le problème, l'incident, l'événement, la difficulté ou l'affaire qui se prononcent, avant tout examen comme après toute démonstration, rien n'y fait : Tous les cœurs (comme dit la Bible) sont endurcis, ou plutôt durcissent dans l'instant même, à peine soupçonnent-ils, flairent-ils le fumet de l'adversaire." 



rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/05/valery-borges-eco-miroirs.html :

Valéry, Mélange 1-288 : 

"Deux hommes se disputaient. Les épithètes s'échangeaient si vivement et promptement que l'on ne savait plus qui donnait, qui recevait. L'intervalle des ripostes devenait si bref qu'il approchait de la plus petite durée possible, qui est celle des réponses d'un esprit se répondant à soi-même, tellement que ces deux adversaires constituaient une véritable intimité. Chacun eût pu prendre la bouche de l'autre pour sienne".


mercredi 21 juin 2023

Balzac (romantiques)

Balzac, Les Illusions perdues éd. Bouquins p. 407 : 

"Nos grands hommes sont divisés en deux camps. Les Royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques. La divergence des opinions littéraires se joint à la divergence des opinions politiques, et il s'ensuit une guerre à toutes armes, encre à torrents, bons mots à fer aiguisé, calomnies pointues, sobriquets à outrance, entre les gloires naissantes et les gloires déchues. Par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature ; tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l'allure de l'alexandrin et le thème classique. Les opinions littéraires sont donc en désaccord, dans chaque camp, avec les opinions politiques. Si vous êtes éclectique, vous n'aurez personne pour vous."



lundi 19 juin 2023

Gide (individu)

Gide, lettre à Valéry 1891 p. 84 : 

"Nous avons pris une conscience plus profonde du drame en la méditation des Evangiles ; maintenant, ce sont les individus que l'on tue, et malgré soi l'imagination dénombre les foules. Quelle lassitude ! et qu'ils nous auront donc fait du mal ceux qui chrétiennement ont peu à peu sorti chacun de la multitude où d'abord il demeurait confondu ! Que c'est donc fatigant d'être toujours en scène, devant soi-même et devant Dieu quand ce n'est pas devant les autres : tous ! nous sommes tous au premier plan, et notre âme ne se résigne plus à l'humble rôle de comparse, tant ils ont à chacune persuadé que son salut signifiait quelque chose. Ne nous regardez pas toujours ! Nous sommes lassés de postures. 

Ce sont vos regards qui nous ont soufflé l'orgueil de paraître. La comédie sans nous n'en sera pas moins jouée, et ce n'est pas nous, tristes mimes, qui vous ferons mieux comprendre.... Que c'est lassant d'être toujours le centre du monde et de supporter autour de soi toujours toute cette gravitation ! Misères ! Quand on a quelque foi, quelque amour, l'on gravite soi-même autour de la chose adorée, en elle l'on s'oublie et le repos est dans l'oubli de soi."



Berlioz (sérieux)

Berlioz, in Journal des Débats 29 juillet 1846 : 

"Il nous manque le sérieux, la gravité, la sérénité... Il nous manque les qualités qui rendent l'adolescent supérieur à l'enfant, l'homme au jeune homme... Il nous manque le mépris des petites passions, des petites idées, des petites choses. Il nous manque d'examiner au lieu d'entrevoir, d'écouter au lieu d'entendre, de penser avant de parler ; il nous manque le dédain des railleries et des misérables succès qu'elles obtiennent ; il nous manque de croire et de croire fermement que l'esprit qui crée est supérieur à celui qui détruit, que le castor est préférable au singe"



dimanche 18 juin 2023

Dalí (pêche aux thons)

Dalí, cité in :

Descharnes, Robert 1976. Salvador Dalí. La Bib des Grands Peintres. Harry N. Abrams, Inc., éd.


image : 

https://www.salvador-dali.org/fr/oeuvre/catalogue-raisonne-peinture/resized_imatge.php?obra=818&imatge=0


image et texte :

https://wikipredia.net/fr/Tuna_fishing#cite_note-Descharnes_(1976)-2


historique (avec des bizarreries chronologiques) :

https://fr.wikipedia.org/wiki/La_P%C3%AAche_aux_thons





"Je me suis décidé pour ce sujet, qui m'a tenté toute ma vie, après avoir lu dans Teilhard de Chardin que, selon lui, l'univers et le cosmos seraient limités, ce qui a été confirmé par les dernières découvertes scientifiques. Je me suis rendu compte, alors, que c'est précisément cette limitation, contraction, et limites du cosmos et de l'univers, qui rendent l'énergie possible. Donc les protons, anti-protons, les photons, les pi-mésons, les neutrons, toutes les particules élémentaires ne possèdent cette formidable énergie hyperesthésique qu'en raison de ces mêmes limites et contractions de l'univers. Ceci d'une certaine façon nous délivre d'une angoisse terrible venue de Pascal qui tenait les êtres pour insignifiants à côté du cosmos et nous ramène à l'idée que tout le cosmos et tout l'univers convergent en un point, qui, dans le cas présent, est La Pêche aux Thons. D'où l'énergie terrifiante de ce tableau ! car tous ces poissons, tous ces thons, tous les êtres en train de les tuer, personnifient l'univers limité, c'est-à-dire que le cosmos dalinien se trouvant limité dans l'espace de cette pêche, tous les éléments en acquièrent le maximum d'énergie hyperesthésique."