Montaigne, Essais I, IV pp. 22-3
"Comme l'âme décharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais lui défaillent.
Un gentilhomme des nôtres, merveilleusement sujet à la goutte, étant pressé par les médecins de laisser du tout l'usage des viandes salées, avait accoutumé de répondre fort plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il voulait avoir à qui s'en prendre, et que s'écriant, et maudissant tantôt le cervelas, tantôt la langue de bœuf et le jambon, il s'en sentait d'autant allégé. Mais en bon escient, comme le bras étant levé pour frapper, il nous deult [fait mal] si le coup ne rencontre, et qu'il aille au vent ; aussi que pour rendre une vue plaisante, il ne faut pas qu'elle soit perdue et écartée dans le vague de l'air, mais qu'elle ait bute pour la soutenir à raisonnable distance. […] De même il me semble que l'âme ébranlée et émue se perde en soi-même, si on ne lui donne prise : et faut toujours lui fournir d'objet où elle s'abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux qui s'affectionnenent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse, qui est en nous, à faute de prise légitime, plutôt que de demeurer en vain, s'en forge ainsi une fausse et frivole. Et nous voyons que l'âme en ses passions se pipe plutôt elle-même, se dressant un faux sujet et fantastique, voire contre sa propre créance, que de n'agir contre quelque chose."