samedi 18 mars 2023

Musil (fourgon)

MusilL'Homme sans qualités 1 § 53, trad. Jaccottet, Points p. 294 :

"Les roues, à travers la banquette, communiquaient à son corps un cahotement désordonné ; derrière les barreaux de la portière grillagée on voyait fuir les pavés, des camions étaient dépassés, parfois des hommes, des femmes, des enfants titubaient en travers des barreaux, de très loin en arrière un fiacre les rattrapait, grandissait, s’approchait, il commençait à jeter de la vie comme une enclume des étincelles, les têtes des chevaux paraissaient vouloir enfoncer la porte, puis le claquement des sabots et le bruit mou des jantes passaient derrière la cloison."


Ein wirres Geholper kam aus den Rädern durch die Bank in seinen Körper ; hinter den Gitterstäben in der Türe liefen die Pflastersteine zurück, Lastfuhrwerke blieben zurück, zuweilen torkelten Männer, Frauen oder Kinder quer durch die Stäbe, von weit hinten schob sich ein Fiaker heran, wuchs, kam näher, begann Leben zu sprühen wie ein Schmiedeblock Funken, die Pferdeköpfe schienen die Türe durchstoßen zu wollen, dann lief das Geklapper der Hufe und der weiche Laut der Gummireifen hinter der Wand vorbei. 



vendredi 17 mars 2023

Calvino (temps)

Calvino, Si une nuit d’hiver un voyageur (trad. Rueff) :

"Les romans longs qu’on écrit aujourd’hui constituent peut-être un contresens : la dimension temporelle a volé en éclats, nous ne pouvons plus vivre ou penser que des tranches de temps qui s’éloignent chacune le long d’une trajectoire qui leur est propre pour disparaître aussitôt. La continuité du temps nous ne pouvons la retrouver que dans les romans de l’époque où le temps n’apparaissait plus comme immobile et pas encore comme morcelé, une époque qui aura duré, à tout prendre, une centaine d’années et pas plus."



jeudi 16 mars 2023

Maistre (gouvernement)

Maistre, De la souveraineté :  

"Le gouvernement est une véritable religion : il a ses dogmes, ses mystères, ses ministres ; l'anéantir ou le soumettre à la discussion de chaque individu, c'est la même chose ; il ne vit que par la raison nationale, c'est-à-dire par la foi politique, qui est un symbole. Le premier besoin de l'homme, c'est que sa raison naissante soit courbée sous ce double joug, c'est qu'elle s'anéantisse, c'est qu'elle se perde dans la raison nationale, afin qu'elle change son existence individuelle en une autre existence commune, comme une rivière qui se précipite dans l'Océan existe bien touiours dans la masse des eaux, mais sans nom et sans réalité distincte."



mercredi 15 mars 2023

Bernard de Clairvaux (rhétorique divine)

Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique des cantiques I, 5 : 

"Dites-nous, je vous prie, qui est celui qui dit ces paroles : « Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche (Cantique I, 1) » ; de qui elles sont dites, à qui elles s'adressent, et quel est cet exorde si prompt, dont le mouvement soudain semble plutôt le milieu que le commencement d'un discours. Car, à l'entendre parler de la sorte, on croirait que quelqu'un a parlé avant lui, et qu'il introduit une personne qui lui répond, et lui demande un baiser.  [...] Mais qui est celui, que ce commencement sans commencement, et cette façon de parler si nouvelle dans un livre si ancien, ne rendrait pas attentif ? Ce début montre bien que cet ouvrage n'est pas une production de l'esprit humain, et qu'il a été composé par le Saint-Esprit même, puisqu'il est fait avec tant d'art, que, bien qu'il soit difficile à entendre, il y a néanmoins beaucoup de plaisir à en rechercher l'intelligence."



mardi 14 mars 2023

Ramuz (vigne)

Ramuz,  Passage du poète VII :

"— C'est que tout est plié à nous, par ici.

Bovard de nouveau dans sa vigne ; et, ayant levé les yeux sur la côte :

— C'est de nous, c'est à nous...

Il dit :

— C'est tout habitué à l'obéissance par ici, depuis le temps que c'est en vignes. Et le bon Dieu lui-même a décidé que ce serait en vigne, ayant orienté le mont comme il convient, se disant : "Je vais faire une belle pente tout exprès, dans l'exposition qu'il faut, et je vais mettre encore dans le bas la nappe de l'eau pour qu'il y ait ainsi deux soleils sur elle, que le soleil qui vient ailleurs d'en haut seulement vienne ici d'en haut et d'en bas..." Je dis que c'est le bon Dieu qui a arrangé lui-même tout ça, puis il nous a dit : "À votre tour", alors quoi ? on est désignés. Soldats, caporaux, officiers, sous son Haut Commandement...

[…] Le bon Dieu a commencé, nous on est venu ensuite et on a fini... Le bon Dieu a fait la pente, mais nous on a fait qu'elle serve, on a fait qu'elle tienne, on a fait qu'elle dure : alors est-ce qu'on la reconnaîtrait seulement à présent, dit-il encore, sous son habillement de pierre ? et ailleurs l'homme se contente de semer, de planter, de retourner ; nous, on l'a d'abord mise en caisses, regardez voir si ce que je dis n'est pas vrai ; mise en caisses, je dis bien, mise tout entière dans des caisses et, ces caisses, il a fallu ensuite les mettre les unes sur les autres...

Il les montre avec sa main qui monte de plus en plus, par secousses, à cause de tous ces étages, à cause de tous ces carrés de murs comme des marches.

— Et ce n'est plus du naturel, c'est du fabriqué ; c'est nous, c'est fabriqué par nous, ça ne tient que grâce à nous ; ça n'est plus une pente, c'est une construction, c'est une tour, c'est un devant de forteresse…"



lundi 13 mars 2023

Boulgakov (chat)

Boulgakov, Le Maître et Marguerite, trad. Markovicz, 1, IV :

"Le troisième de cette compagnie s’avérait être un chat, sorti d’on ne sait où, gros comme un cochon, noir comme de la suie ou comme un freux et doté d’invraisemblables moustaches de hussard. Le trio se dirigeait vers la ruelle des Patriarches – et le chat avançait sur ses pattes de derrière.

[...] Ivan, qui avait perdu l’un de ses fugitifs, concentra son attention sur le chat et vit ce chat étrange s’approcher du marchepied de la motrice « A » qui attendait à son arrêt, repousser avec aplomb une femme qui se mit à hurler, s’agripper à la main courante et même tenter de refiler à la contrôleuse une pièce de dix kopecks par la fenêtre, laquelle était ouverte parce qu’il faisait très lourd.

La conduite du chat frappa tellement Ivan qu’il resta cloué devant l’épicerie du coin de la rue et, là, il fut une deuxième fois, mais bien plus encore, frappé par l’attitude de la contrôleuse. Celle-ci, à peine avait-elle vu le chat grimper dans le tramway, prise d’une colère qui la faisait même trembler, s’écria :

— C’est interdit aux chats ! Pas de chats dans les wagons ! Zou ! Descends ou j’appelle la milice !

Ni la contrôleuse ni les passagers n’avaient été frappés par le fond de l’affaire : non pas qu’un chat grimpe dans un tramway, ce qu’on aurait pu encore admettre, mais qu’il s’apprête à payer !

Le chat se révéla être un animal non seulement solvable mais discipliné. Au premier cri de la contrôleuse, il cessa de monter, redescendit du marchepied et se figea à l’arrêt, se frottant les moustaches avec sa pièce de dix. Mais à peine la contrôleuse eut-elle tiré sur le cordon et le tramway fut-il reparti que le chat fit ce que fait toute personne qui se voit refuser l’accès à un tramway qu’elle a quand même besoin de prendre. Laissant passer devant lui les trois wagons, le chat bondit sur la plateforme arrière du dernier en agrippant de la patte l’espèce de boyau qui pendait de la paroi, et fouette cocher, ce qui lui fit économiser sa pièce de dix kopecks."



dimanche 12 mars 2023

Duhamel (mère)

Duhamel, Le Notaire du Havre chap. X : 

"Maman cousait, lavait, reprisait. Parfois, l'œil large ouvert, les lèvres écartées montrant sa denture qu'elle avait blanche et saine, le petit doigt séparé du reste de la main tirant l'aiguille, elle écoutait des choses que nous ne pouvions percevoir. Oh ! des choses familières : le chantonnement du gaz sous la marmite, la fuite susurrante du robinet, sur l'évier, peut-être même le bruit vivant du temps qui coule, du loyer qui grignote comme un rat, minute à minute, les maigres réserves, la plainte imperceptible des souliers qui s'usent, la rumination des petites bouches qui veulent de la nourriture, l'appel de l'impôt, à l'affût. Et que sais-je encore ? Est-ce que l'on ne peut pas entendre, quand on tend une fine oreille, tous les soupirs de la vie qui s'en va, de l'argent qui s'évanouit, de la pensée qui bat de l'aile et s'épuise ?"