samedi 4 avril 2020

Diderot + Starobinski + Valéry + Cocteau (homme - animal)


Diderot, Satire première [écrite probablement entre 1773 et 1778] : 
« N’avez-vous pas remarqué, mon ami, que telle est la variété de cette prérogative qui nous est propre, et qu’on appelle raison, qu’elle correspond seule à toute la diversité de l’instinct des animaux ? De là vient que sous la forme bipède de l’homme il n’y a aucune bête innocente ou malfaisante dans l’air, au fond des forêts, dans les eaux, que vous ne puissiez reconnaître : il y a l’homme loup, l’homme tigre, l’homme renard, l’homme taupe, l’homme pourceau, l’homme mouton ; et celui-ci est le plus commun. Il y a l’homme anguille ; serrez-le tant qu’il vous plaira, il vous échappera. L’homme brochet, qui dévore tout ; l’homme serpent, qui se replie en cent façons diverses ; l’homme ours, qui ne me déplaît pas ; l’homme aigle, qui plane au haut des cieux ; l’homme corbeau, l’homme épervier, l’homme et l’oiseau de proie. Rien de plus rare qu’un homme qui soit homme de toute pièce ; aucun de nous qui ne tienne un peu de son analogue animal. 
Aussi, autant d’hommes, autant de cris divers. »

Starobinski, Une géographie des ramages, Littérature 2011/1 n°161, p. 5 : 
« C’est devant l’animalité de l’homme civilisé que s’étonne Diderot [...]. L’homme social est encore une bête, et la société est toujours une forêt, avec toute la diversité des espèces qui la peuplent. Diderot écoute la rumeur du monde humain. Et, dans cette Satire première, il oppose à quelques rares cris du cœur féminins toute une anthropologie zoomorphe, manifestée par une multitude de travers masculins […]. C’est toute la caractérologie animale qui se déploie, telle que Le Brun l’avait codifiée, telle que La Fontaine l’avait exemplifiée. Cette ouverture, qui n’est pas la page la plus illustre de Diderot, révèle toutefois quelques-uns des traits marquants de son écriture : le rapide balancement des mots couplés, le jeu des opposés, puis la mise en mouvement, la liste ou la série qui se déroule et l’entrain énumératif. »

Valéry, Mauvaises pensées, Pléiade t. 2 p. 788 : 
« Tous les animaux étant réunis dans l'Homme, et l'Homme, comme construit par souscription de toute la Zoologie, avec quelques contributions de la Botanique et des minéraux […] il est ménagerie ; et il est de singes et de pies, mêlés de fauves, de moutons, etc... En tant qu'interrogeant, il est animal curieux : ce qui se voit si charmant dans l'enfant de trois ans… »

Cocteau, Thomas l'imposteur, Folio p. 65 : 
« Tout homme porte sur l'épaule gauche un singe et, sur l'épaule droite, un perroquet. »


note : 
Diderot montre chaque homme informé du caractère d’un animal qui lui est comme totémique. Valéry montre chaque homme composé de toutes sortes d’animaux. 
Les animaux évoqués par Valéry ne sont pas donnés au hasard. Car singe = imitation ; pie = répétition ; fauves = agressivité ; mouton = lâcheté. Diderot note aussi que le mouton est un totem fréquent. Cocteau choisit lui aussi des animaux imitateurs : singe et perroquet. Différence universelle, inextricable ramage, de par l'universalité même de la tendance mimétique.

vendredi 3 avril 2020

Kundera (animaux)


Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, VII :
 « Tereza caresse la tête de Karénine qui repose paisiblement sur ses genoux. Elle se tient à peu près ce raisonnement : Il n’y a aucun mérite à bien se conduire avec ses semblables. Tereza est forcée d’être correcte avec les autres habitants du village, sinon elle ne pourrait pas y vivre, et même avec Tomas, elle est obligée de se conduire en femme aimante car elle a besoin de Tomas. On ne pourra jamais déterminer avec certitude dans quelle mesure nos relations avec autrui sont le résultat de nos sentiments, de notre amour, de notre non-amour, de notre bienveillance ou de notre haine, et dans quelle mesure elles sont d’avance conditionnées par les rapports de force entre individus.
La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu’il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c’est ici que s’est produite la plus grande faillite de l’homme, débâcle fondamentale dont toutes les autres découlent. »

jeudi 2 avril 2020

Blixen (Afrique)


Blixen, La Ferme africaine I, chap. La ferme du Ngong : 
« Au cours de mes safaris j’ai vu un troupeau de buffles de cent vingt-deux bêtes surgir du brouillard matinal sur un horizon cuivré comme si ces bêtes massives et grises, aux cornes horizontales et compliquées, étaient sorties du néant dans le but désintéressé d’enchanter mes yeux. J’ai vu toute une troupe d’éléphants en marche dans la forêt vierge, une forêt si épaisse, qu’il n’y filtrait que des éclaboussures de lumière. Les grandes bêtes avançaient comme si un rendez-vous les eût appelées au bout du monde. On eût dit la bordure gigantesque d’un vieux tapis persan, infiniment précieux, dans des tons d’or, de vert et de brun. J’ai regardé à plusieurs reprises des girafes se déplacer dans la plaine avec leur grâce particulière et inimitable, une grâce en quelque sorte végétale. Ce n’était pas à des bêtes que l’on pensait en les voyant, mais à des plantes rares et tachetées, à des fleurs géantes aux longues tiges. J’ai suivi certain jour deux rhinocéros dans leur promenade à l’aube, ils reniflaient l’air matinal, et soufflaient bruyamment ; on eût dit de grands blocs mal équarris qui se seraient animés soudainement pour jouer dans l’herbe haute de la vallée. Un matin, avant que le soleil se levât, j’ai vu un lion, bête royale et magnifique. Il traversait la plaine grise pour gagner sa tanière, traînant encore après lui une proie à demi dévorée qui se détachait comme un sillage sombre sur l’herbe argentée par la lune ; il avait la gueule toute barbouillée de sang jusqu’aux oreilles. Je l’ai surpris encore à l’heure de la sieste, il reposait sur l’herbe rase entouré de sa famille à l’ombre printanière des acacias dans son parc africain. »

revoir : 

mercredi 1 avril 2020

Tesson S. (Tibet)


Tesson (Sylvain), La Panthère des neiges, chapitres La vie + Les enfants du vallon :

« Dans ce haut parvis de la vie et de la mort, il se jouait une tragédie, difficilement perceptible, parfaitement réglée : le soleil se levait, les bêtes se pourchassaient, pour s’aimer ou se dévorer. Les herbivores passaient quinze heures par jour, la tête vers le sol. C’était leur malédiction : vivre lentement, occupés à paître une herbe pauvre mais offerte. Pour les carnassiers la vie était plus palpitante. Ils traquaient une nourriture rare, dont la rafle constituait la promesse d’une fête de sang et la perspective de siestes voluptueuses.
Tout ce monde mourait et les corps déchirés par les charognards mouchetaient le plateau. Bientôt les squelettes brûlés d’ultraviolets se réincorporaient à la valse biologique. Cela avait constitué la belle intuition de la Grèce antique : l’énergie du monde circulait en un cycle fermé, du ciel aux pierres, de l’herbe à la chair, de la chair à la terre, sous la houlette d’un soleil qui offrait ses photons aux échanges azotiques.
[…] 
Ici, l’Évolution n’avait pas misé sur la perpétuation par la multitude. Dans les écosystèmes tropicaux, la vie se répand par profusion : nuage de moustiques, grouillements d’arthropodes, explosions d’oiseaux. L’existence est courte, rapide, interchangeable : de la dynamite spermatique ! La nature répare en prodigalité ce qu’elle disperse dans le gâchis de la dévoration. Au Tibet, la longévité des créatures compense leur rareté. Les bêtes sont résistantes, individuées, programmées pour le long terme : la vie dure. Les herbivores tondent une herbe maigre. Les vautours coupent un air vide. Les prédateurs rentrent bredouilles. Ils relanceront leurs attaques plus tard, plus loin, égaillant d’autres troupeaux. Parfois, pendant des heures pas un mouvement, pas un souffle. »

mardi 31 mars 2020

Genevoix (chevreuil)


GenevoixTendre bestiaire, chap. Le chevreuil, in Contes et récits, t. 6 p. 37 : 
« Qui a vu un chevreuil, à la lisière d'un bois, sauter un haut grillage pour aller viander dans un champ ne saurait oublier ce bond splendide, le col tendu, les genoux avant rassemblés jusqu'à presque toucher la gorge, l'ascension apparemment lente, prodigieusement aisée qui soulève en oblique le corps fauve, le repli brusque des pattes arrière au passer du fil barbelé, tandis qu'à l'avant-train les pattes déjà se déploient et s'allongent pour recevoir - basculant, inversant vers la descente l'oblique du corps jusqu'alors ascendant - le poids de l'animal qui va reprendre terre.
C'est un enchantement pour les yeux. La grâce, la force et l'efficacité touchent ici à leur perfection. Quel athlète qui puisse y atteindre ? La volonté, le cœur, l'intelligence, les dons physiques les plus rares ne rejoindront jamais cette naturelle et facile beauté. De même la nage d'un ours polaire, d'une loutre, le demi vol d'un écureuil qui prend l'essor d'une branche à une autre, tirant parti pour un nouvel envol du balancement de la branche-relais, faisant sienne au juste moment l'élasticité de ses fibres. »

lundi 30 mars 2020

Bernardin (chien + lion)


… une fois n’est pas coutume, une rapide mise au point : 
Je mets en ligne ce texte de Bernardin de Saint-Pierre non pas malgré mais en raison de sa faiblesse littéraire et de sa niaiserie sentimentale. On retrouve ici en particulier cette tendance de l’auteur à projeter sur la nature des intentions de type humain (anthropomorphisme), qui aboutit à des propos mémorables sur la ‘bienveillance’ de la Nature (‘providentialisme’). 
Bernardin ami de Rousseau, et disciple bien réducteur.

Saint-Pierre (Bernardin de), Mémoire sur la ménagerie (O.C. t. VIII) : 
« Un beau Lion, arrivé du Sénégal en septembre 1788. Il avait alors sept à huit mois, ainsi qu'un chien braque, son compagnon, avec lequel il a été élevé. Leur amitié est un des plus touchants spectacles que la nature puisse offrir aux spéculations d'un philosophe. J'avais lu dans les voyages de Jean Mocquet, fondateur et garde du cabinet des singularités du roi, sous Henri IV, l'histoire d'un chien qu'il avait vu à Maroc dans la fosse aux lions, où on l'avait jeté pour être dévoré : il y vivait paisiblement sous la protection du plus fort d'entre eux, qu'il s'était attirée en le flattant et lui léchant une gale qu'il avait sous le menton. Mais l'ami du lion de Versailles est plus intéressant que le protégé du lion de Maroc. Dès qu'il nous aperçut, il vint avec le lion à la grille, nous faisant fête de la tête et de la queue. Pour le lion, il se promenait gravement le long de ses barreaux, contre lesquels il frottait sa tête énorme. L'air sérieux de ce terrible despote, et l'air caressant de son ami, m'inspirèrent pour tous deux le plus tendre intérêt. Jamais je n'avais vu tant de générosité dans un lion, et tant d'amabilité dans un chien. Celui-ci sembla deviner que sa familiarité avec le roi des animaux, était le principal objet de notre curiosité. Cherchant à nous complaire dans sa captivité, dès que nous lui eûmes adressé quelques paroles d'affection, il se jeta d'un air gai, sur la crinière du lion, et lui mordit en jouant les oreilles. Le lion se prêtant à ses jeux, baissa la tête, et fit entendre de sourds rugissements. Cependant ce chien si complaisant et si hardi portait à son côté une cicatrice toute rouge, qu'il léchait de temps en temps, et qu'il semblait nous montrer comme les effets d'une amitié trop inégale. J'admirais la gaieté franche du chien sans rancune et sans méfiance auprès de son redoutable ami, après une si cruelle injure. Toutefois les caprices, l'humeur, les premiers mouvements, sont plus rares et ont des suites moins dangereuses dans leur société, que dans la plupart de celles des hommes. Le lion se livre très-rarement à la colère envers son compagnon. On nous assura qu'il l'invitait souvent à se jouer, en se mettant sur le dos les pattes en l'air, et le serrant entre ses bras. »

dimanche 29 mars 2020

Eco (lion, Rhino)


Eco, Sémiologie des messages visuels, Communications, 1970 p. 20 :
« […] La représentation iconique instaure de véritables crampes de la perception, et nous sommes portés à voir les choses comme les signes iconiques stéréotypés nous les ont depuis longtemps présentées.
Il y a, dans le livre de Gombrich, de mémorables exemples de cette attitude.
Villard de Honnecourt, architecte et dessinateur du XIIIe siècle, affirme copier un lion d'après nature et le reproduit suivant les conventions héraldiques de l'époque les plus manifestes (sa perception du lion est conditionnée par des codes iconiques en usage ; ses codes de transcription iconique ne lui permettent pas de transcrire autrement la perception ; et il est probablement si habitué à ses propres codes qu'il croit transcrire ses propres perceptions de la manière la plus convenable).
(Wikisource)

Dürer représente un rhinocéros couvert d'écailles et de plaques de fer imbriquées, et cette image du rhinocéros se perpétue au moins deux siècles et réapparaît dans les livres des explorateurs et des zoologues (qui ont vu de vrais rhinocéros et savent qu'ils n'ont pas d'écailles imbriquées, mais ne parviennent pas à représenter la rugosité de leur peau autrement que par ces écailles, parce qu'ils savent que, seuls, ces signes graphiques conventionalisés peuvent dénoter « rhinocéros » pour le destinataire du signe iconique [Gombrich, Art and illusion chap. 2, « Vérité et formule stéréotypée »].
Mais il est vrai que Dürer et ses imitateurs avaient tenté de reproduire d'une certaine manière certaines conditions de la perception que la représentation photographique du rhinocéros, au contraire, laisse de côté ; dans le livre de Gombrich, le dessin de Dürer est indubitablement risible à côté de la photo d'un vrai rhinocéros, qui apparaît avec une peau presque lisse et uniforme ; mais nous savons que, si nous examinions de près la peau d'un rhinocéros, nous y verrions un tel jeu de rugosités que, sous un certain angle (dans le cas, par exemple, d'un parallèle entre la peau humaine et la peau de rhinocéros) l'emphatisation graphique de Dürer, qui donne aux rugosités une évidence excessive et stylisée, serait bien plus réaliste que l'image photographique qui, par convention, ne rend que les grandes masses de couleurs et uniformise les surfaces opaques en les distinguant au plus par des différences de ton. »

Illustrations fournies par Gombrich :