mercredi 1 avril 2020

Tesson S. (Tibet)


Tesson (Sylvain), La Panthère des neiges, chapitres La vie + Les enfants du vallon :

« Dans ce haut parvis de la vie et de la mort, il se jouait une tragédie, difficilement perceptible, parfaitement réglée : le soleil se levait, les bêtes se pourchassaient, pour s’aimer ou se dévorer. Les herbivores passaient quinze heures par jour, la tête vers le sol. C’était leur malédiction : vivre lentement, occupés à paître une herbe pauvre mais offerte. Pour les carnassiers la vie était plus palpitante. Ils traquaient une nourriture rare, dont la rafle constituait la promesse d’une fête de sang et la perspective de siestes voluptueuses.
Tout ce monde mourait et les corps déchirés par les charognards mouchetaient le plateau. Bientôt les squelettes brûlés d’ultraviolets se réincorporaient à la valse biologique. Cela avait constitué la belle intuition de la Grèce antique : l’énergie du monde circulait en un cycle fermé, du ciel aux pierres, de l’herbe à la chair, de la chair à la terre, sous la houlette d’un soleil qui offrait ses photons aux échanges azotiques.
[…] 
Ici, l’Évolution n’avait pas misé sur la perpétuation par la multitude. Dans les écosystèmes tropicaux, la vie se répand par profusion : nuage de moustiques, grouillements d’arthropodes, explosions d’oiseaux. L’existence est courte, rapide, interchangeable : de la dynamite spermatique ! La nature répare en prodigalité ce qu’elle disperse dans le gâchis de la dévoration. Au Tibet, la longévité des créatures compense leur rareté. Les bêtes sont résistantes, individuées, programmées pour le long terme : la vie dure. Les herbivores tondent une herbe maigre. Les vautours coupent un air vide. Les prédateurs rentrent bredouilles. Ils relanceront leurs attaques plus tard, plus loin, égaillant d’autres troupeaux. Parfois, pendant des heures pas un mouvement, pas un souffle. »