samedi 5 octobre 2024

O'Neddy (romantiques)

O'Neddy, Une fièvre de l'époque [1837] (Poésies posthumes, éd. 1877) :


"Il est depuis longtemps avéré que nous sommes, 

Dans le siècle, environ six mille jeunes hommes 

Qui du démon de l'Art nous croyant tourmentés 

Dépensons notre vie en excentricités ; 

Qui, du fatal Byron copiant les allures, 

De solennels manteaux drapons nos encolures. 

Esprits du second rang, poètes incomplets, 

Moins artistes, hélas ! qu'artistiques reflets, 

Qu'aux portes de la Gloire une commune audace 

Inconsidérément tous à la fois entasse. 

Or chacun d'entre nous, dans sa prose et ses vers, 

A quotidiennement le malheureux travers 

De mettre à nu son moi, de décrire les phases 

De son cœur, d'en trahir les occultes emphases. 

À l'excès pour ma part, j'ai ce tempérament : 

Je prends mon moi pour thème avec emportement. 

Voici l'un de ces chants : mon moi, ma fantaisie, 

Ont un fidèle écho dans cette poésie. 

Artistes incomplets, mes frères, puissiez-vous 

Y sentir palpiter le mal qui nous tient tous !"


vendredi 4 octobre 2024

Chesterton (amateurs)

Chesterton, Le jeu parfait, in Petites choses formidables, trad. Darbon : 

"Vous qui pourtant savez jouer, comme vous êtes loin du pur amour du sport ! Nous autres seuls qui ne savons pas jouer aimons vraiment le Jeu pour lui-même. Vous aimez la gloire et les vivats, vous aimez la voix sismique de la victoire, mais vous n'aimez pas le croquet. Vous n'aimerez jamais le croquet tant que vous n'apprécierez pas d'y perdre. Nous seuls, les incapables, pouvons aimer une occupation de façon désintéressée. Pour nous seuls, l'art existe pour l'art. Nous qui voyons le vrai visage du Croquet, si j'ose dire, nous sommes très heureux de le voir poser sur nous un regard de colère. On nous traite d'amateurs, mais nous en sommes très fiers, car le mot “amateur”, en français, signifie “amant”. Nous acceptons toutes les aventures où nous jette notre dame, les désastreuses comme les ennuyeuses."


The perfect game, in Tremendous trifles 

"How far you really are from the pure love of the sport – you who can play. It is only we who play badly who love the Game itself. You love glory ; you love applause ; you love the earthquake voice of victory ; you do not love croquet. You do not love croquet until you love being beaten at croquet. It is we the bunglers who adore the occupation in the abstract. It is we to whom it is art for art's sake. If we may see the face of Croquet herself (if I may so express myself) we are content to see her face turned upon us in anger. Our play is called amateurish ; and we wear proudly the name of amateur, for amateurs is but the French for Lovers. We accept all adventures from our Lady, the most disastrous or the most dreary.


jeudi 3 octobre 2024

Platon (amour-propre)

Platon, Lois V, 731-732, trad. L. Robin, Pléiade pp. 783-784 : 

"Le plus grave [...] des maux qui affligent l'âme de la plupart des hommes, c'est ce mal congénital pour lequel chacun est, envers lui-même, plein d'indulgence, et auquel personne ne s'ingénie à échapper : c'est le mal qu'on appelle l'amour-propre, en ajoutant que cette tendresse de l'individu pour lui-même est naturelle à tout homme et qu'elle est à bon droit obligatoire pour chacun. Mais ce qui est très vrai, c'est que chacun de tous nos manquements en chaque occasion a pour cause l'extrême affection que l'on a pour soi : celui qui aime s'aveugle à tel point en effet à l'endroit de ce qu'il aime, qu'il en vient à juger de travers sur ce qui est juste, bon et beau, dans la conviction que toujours ce qui est sien mérite plus d'estime que ce qui est la vérité ! En fait, celui qui sera un grand homme, celui-là au moins ne doit chérir ni lui-même, ni les choses qui sont siennes, mais ce qui est juste, aussi bien s'il se trouve que ce le soit du fait de sa propre action ou, mieux encore, du fait de celle d'autrui. Or, elle est également un résultat de cette même faute, l'illusion qui fait prendre à tous les hommes la sottise qui est la leur, pour de la sagesse : d'où il suit que nous, qui, pour ainsi dire, ne savons rien, nous nous figurons savoir tout, et que, faute de nous en remettre à autrui pour faire ce dont nous n'avons pas la connaissance, nous nous trompons en le faisant nous-mêmes. Aussi tout homme doit-il éviter de s'aimer véhémentement lui-même, mais être toujours à la poursuite de celui qui vaut mieux que lui, sans chercher à se retrancher, en une pareille situation, derrière aucun sentiment de fausse honte."


mardi 1 octobre 2024

Goncourt (Allemandes 2)

Goncourt, Journal t. 2 p. 524 : 

"La femme, ici [en Allemagne], semble de la femme fabriquée à la pacotille, une créature au visage embryonnaire, à peine équarrie dans une chair bise, une ébauche de nature, à laquelle le créateur n’a pas donné le coup de pouce de la gentillezza féminine. On ne sait si l’on a affaire à des femmes, à des hommes, en présence de ces androgynes, qui, par économie, portent des vêtements masculins et ne trahissent leur sexe, que par la largeur d’un fessier anormal dans une culotte. 

À rencontrer, dans les chemins verts, ces mineuses, ces débardeurs marmiteux, à la figure charbonnée, au chapeau paré de plumes de coq, on a l’impression d’être tombé, en plein mardi gras, dans un carnaval loqueteux, dans une descente de la Courtille, barbouillée de boue et de suie."


rappel : 

Coleridge (harpe)

Coleridge, The Aeolian Harp (1795), vv. 27-34 et 40-49. Traduction de Germain d’Hangest, in S. T.  Coleridge, Vingt-cinq poèmes, Paris, Aubier, 1945, p. 167-169 :


"Ah, cette vie unique en nous et hors de nous,

Qui s’unit à tout mouvement et en devient l’âme,

Lumière dans le son, énergie sonore dans la lumière,

Rythme en toute pensée et joie en tout lieu,

Il eût dû, me semble-t-il, être impossible

De ne pas aimer toute chose dans un univers ainsi comblé :

Où la brise chante, où l’air muet immobile

Est la Musique elle-même qui sommeille sur sa lyre.

[...] Mille pensers que je n’appelle ni ne retiens,

Et mille images gratuites et fugaces

Traversent mon âme indolente et passive,

Inconstantes et diverses comme les souffles capricieux

Qui s’enflent et voltigent sur cette harpe captive.

L’ensemble de la nature animée ne serait-il

Que harpes organiques aux diverses structures,

Dont le frisson s’achève en pensée, tandis que passe sur elles,

Plastique et immense, le même souffle intelligible

À la fois âme de chacune et dieu de toutes ?"



O ! the one Life within us and abroad,

Which meets all motion and becomes its soul,

A light in sound, a sound-like power in light,

Rhythm in all thought, and joyance every where —

Methinks, it should have been impossible

Not to love all things in a world so fill'd ;

Where the breeze warbles, and the mute still air

Is Music slumbering on her instrument. 

[…] Full many a thought uncall'd and undetain'd,

And many idle flitting phantasies,

Traverse my indolent and passive brain,

As wild and various as the random gales

That swell and flutter on this subject Lute !

And what if all of animated nature

Be but organic Harps diversely fram'd,

That tremble into thought, as o'er them sweeps

Plastic and vast, one intellectual breeze,

At once the Soul of each, and God of all ?


lundi 30 septembre 2024

Walser (responsabilité)

Walser, L'Homme à tout faire, trad. Weideli :

"Rappelez-vous seulement ce que vous m’avez crié à la figure cette charmante nuit-là, vous comprendrez qu’entre nous il ne peut plus y avoir de rapports.

— Mais, monsieur Tobler, tout ça c’était l’ivresse, pas moi.

— L’ivresse, pas vous : qu’est-ce que vous racontez là ? Mais c’est justement la question ! Cinq fois, six fois et même davantage, je me suis dit : ce n’est pas lui. Mais si, bien sûr que c’était vous. L’homme n’est pas composé d’une double nature, sinon l’existence ici-bas serait vraiment trop confortable. S’il suffisait à chacun de dire “ce n’était pas moi” quand il a fait une boulette, quel sens auraient encore l’ordre et le désordre ? Non, non, pour l’amour du ciel, qu’on soit ce qu’on est."


dimanche 29 septembre 2024

Crews (grand-père)

Crews, Des Mules et des hommes, trad. Garnier II, 2 :

"Grandpa passait le plus clair de son temps à lire les trois journaux auxquels il était abonné, des journaux qu'apportait le facteur. Cela lui était égal qu'ils soient toujours vieux de deux ou trois jours ; il les lisait de la première à la dernière page, restant debout jusqu'à l'aube avec une lampe à pétrole près de lui tout en sirotant un bocal rempli de gniole qu'il gardait sur le chambranle de la cheminée. Il ne se soûlait pas ; il aimait juste se mouiller le bec tant qu'il était éveillé. 

Il s'interrompait juste pour regarder autour de lui de temps en temps, des fois que quelqu'un s'apprêterait à faire quelque chose. Alors il expliquait en long, en large et dans les moindres détails la façon dont il fallait s'y prendre. Il faisait ça à propos de toute tâche, qu'il s'y connaisse ou non. Après quoi il retournait à son journal."