vendredi 10 décembre 2021

Rilke (fenêtres)

 

 Rilke, Poèmes français, Fenêtres 1924-1925 (extrait) :


N’es-tu pas notre géométrie,
fenêtre, très simple forme
qui sans effort circonscris
notre vie énorme ?

Celle qu’on aime n’est jamais plus belle
que lorsqu’on la voit apparaître
encadrée de toi ; c’est, ô fenêtre,
que tu la rends presque éternelle.

Tous les hasards sont abolis. L’être
se tient au milieu de l’amour,
avec ce peu d’espace autour
dont on est maître.
 


Fenêtre, toi, ô mesure d’attente,
tant de fois remplie,
quand une vie se verse et s’impatiente
vers une autre vie.

Toi qui sépares et qui attires,
changeante comme la mer, –
glace, soudain, où notre figure se mire
mêlée à ce qu’on voit à travers ;

échantillon d’une liberté compromise
par la présence du sort ;
prise par laquelle parmi nous s’égalise
le grand trop du dehors.

 

Amiel (matérialisme)

   Amiel, Journal intime, 17 juin 1852 :
  "Le matérialisme est la doctrine auxiliaire de toute tyrannie d'un seul, ou des masses. Ecraser l'homme spirituel, moral, général, humain si l'on peut dire, en le spécialisant ; créer des rouages de la grande machine sociale et non plus des êtres complets, leur donner pour centre la société et non la conscience, asservir l'âme aux choses, dépersonnaliser l'homme, c'est la tendance dominante à notre époque. Atomisme moral et unité sociale, substitution des lois de la matière morte (gravitation, nombre, masse), aux lois de la nature morale (persuasion, adhésion, foi) ; l'égalité, principe du médiocre, devenant dogme ; l'unité par l'uniformité (catholicisme de la démocratie mal entendue) ; le nombre devenant raison ; toujours la quantité au lieu de la qualité ; la liberté négative qui n'a aucune règle en soi, et ne rencontre de limite que dans la force, prenant partout la place de la liberté positive, qui est la possession d'une règle intérieure, d'une autorité et d'un frein moraux : C'est le dilemme posé par Vinet, socialisme et individualisme. — Je dirais plus volontiers, c'est l'antagonisme éternel entre la lettre et l'esprit, entre la forme et le fond, entre l'extérieur et l'intérieur, entre l'apparence et la réalité, qui se retrouve dans la conception de toute chose et de toute idée. Le matérialisme épaissit et pétrifie tout, rend toute chose grossière et toute vérité fausse. Il y a un matérialisme religieux, politique, etc., qui gâte tout ce qu'il touche, liberté, unité, égalité, individualité."

 

jeudi 9 décembre 2021

Huysmans (décadence)

   Huysmans, Là-bas [1891] GF p. 130 :
   "[…] Tout cela est désormais fini ; la bourgeoisie a remplacé la noblesse sombrée dans le gâtisme ou dans l’ordure ; c’est à elle que nous devons l’immonde éclosion des sociétés de gymnastique et de ribote, les cercles de paris mutuels et de courses. Aujourd’hui, le négociant n’a plus qu’un but, exploiter l’ouvrier, fabriquer de la camelote, tromper sur la qualité de la marchandise, frauder sur le poids des denrées qu’il vend.
   Quant au peuple, on lui a enlevé l’indispensable crainte du vieil enfer et, du même coup, on lui a notifié qu’il ne devait plus, après sa mort, espérer une compensation quelconque à ses souffrances et à ses maux. Alors il bousille un travail mal payé et il boit. De temps en temps, lorsqu’il s’est ingurgité des liquides trop véhéments, il se soulève et alors on l’assomme, car une fois lâché, il se révèle comme une stupide et cruelle brute ! […]"
 

mercredi 8 décembre 2021

Clair (décadence)

    Clair (Jean), Journal atrabilaire :
   "[...] Comment rabouter les voix qu'on trouve aujourd'hui remplies de componction et d'emphase d'un Claudel, d'un Malraux, d'un De Gaulle, mais dont les périodes amples et tenues impressionnaient, et les voix faussées des freluquets qui paraissent sur les plateaux "culturels", avec leur syntaxe désarticulée et leur vocabulaire approximatif ? Où sont ces visages puissants, dessinés, comme autant de têtes inoubliables des gens qui firent le théâtre et le film des années 50 comparés au vague, à l'indécision, à la fadeur et à la mollesse infantile des traits des nouvelles vedettes ?
Moins de deux générations semblent avoir suffi à mettre à bas un édifice que l'on croyait solide, édifié qu'il était depuis des siècles. A notre tour nous campons dans nos ruines, et ne sommes plus là que pour accueillir le touriste, en ce lieu que Paris est déjà, divisé entre le parc d'attractions et la maison de retraite."

mardi 7 décembre 2021

Léautaud (style)

    Léautaud, Le petit Ami, éd. L’Imaginaire p. 211 :

   "[…] bien finis pour moi, les chinoiseries de l’écriture et les recommencements, comme il y a encore deux ans, quinze fois de la même page. Les grandes machines de style, avec le perpétuel ronron de leurs phrases, m’ont à jamais dégoûté de la forme. Pauvres livres, si harmonieux, si l’on veut, et si assommants !  Dans les livres que j’aime, il n’y a pas de rhétorique, il y a même bien des imperfections, mais celui qui les a écrits valait tous les Flaubert du monde. Ah ! la beauté, l’intérêt pénétrant, souvent, de certaines de ses phrases mal faites, mais laissées dans leur vérité, mais pas truquées par l’art ! Mais, voilà ! Il faut savoir lire, avoir beaucoup lu, et comparé, et pesé la duperie de ce mot : l’art, qu’affectionnent les imbéciles. Alors, on revient de bien des admirations, et tous ces soi-disant grands livres ne tiennent pas une minute."

lundi 6 décembre 2021

Tchékhov (steppe)

   Tchékhov, La Steppe [1888]  trad. Parayre et Denis, Folio p.104 :
  "Quand nous regardons longuement le ciel immense, nos idées et notre âme se fondent dans la conscience de notre solitude. Nous nous sentons irréparablement seuls, et tout ce que nous tenions auparavant pour familier et cher s’éloigne indéfiniment et perd toute valeur. Les étoiles, qui nous regardent du haut du ciel depuis des milliers d’années, le ciel incompréhensible lui-même et la brume, indifférents à la brièveté de l’existence humaine, lorsqu’on reste en tête à tête avec eux et qu’on essaie d’en comprendre le sens, accablent l’âme de leur silence ; on se prend à songer à la solitude qui attend chacun de nous dans la tombe, et la vie nous apparaît dans son essence, désespérée, effrayante…"


dimanche 5 décembre 2021

Bartelt (soupe)

    Bartelt, Les Bottes rouges chap. 16 :
   "La façon de tenir la cuillère, de la porter à la bouche, de l'introduire plus ou moins profondément, de la serrer plus ou moins entre les lèvres, d'en renverser le contenu ou bien de l'aspirer, la vitesse ou la lenteur avec laquelle l'assiettée est consommée, la position du corps, celle des paupières, ce à quoi aussi pendant ce temps s'occupe la main libre, crispée sur la serviette, immobile sur la nappe, jouant avec de la mie de pain, tout participe de l'expression intime de la personne. Une bonne mangeuse de soupe, élégante sans trop de raffinement, décidée sans trop de précipitation, se révèle presque toujours être d'excellente compagnie à l'heure du déduit.
Je crois sincèrement qu'avant d'engager une relation durable, il est impératif d'avoir partagé la soupe. L'amour y trouve plus facilement sa vérité que dans le ronronnement menteur de la versification."