samedi 30 mai 2020

Balzac (conversation amoureuse)


Balzac, Les Illusions perdues :
« En sentant la main d'Eve humide et tremblante dans la sienne, David y laissa tomber une larme.
— Ne puis-je savoir le secret ?... dit Eve d'une voix câline.
— Vous y avez des droits, car votre père s'est occupé de cette question, qui va devenir grave. Voici pourquoi : la chute de l'Empire va rendre l'usage du linge de coton presque général, à cause du bon marché de cette matière relativement au linge de fil. En ce moment, le papier se fait encore avec du chiffon de chanvre et de lin ; mais cet ingrédient est cher, et sa cherté retarde le grand mouvement que la presse française acquerra nécessairement. Or, on ne force pas la production du chiffon. Le chiffon est le résultat de l'usage du linge, et la population d'un pays n'en donne qu'une quantité déterminée. Cette quantité ne peut s'accroître que par une augmentation dans le chiffre des naissances. Pour opérer un changement sensible dans sa population, un pays veut un quart de siècle et de grandes révolutions dans les mœurs, dans le commerce ou dans l'agriculture. Si donc les besoins de la papeterie deviennent supérieurs à ce que la France produit de chiffon, soit du double, soit du triple, il faudra, pour maintenir le papier à bas prix, introduire dans la fabrication du papier un élément autre que le chiffon. Ce raisonnement repose sur un fait qui se passe ici. Les papeteries d'Angoulême, les dernières où se fabriqueront des papiers avec du chiffon de fil, voient le coton envahissant la pâte dans une progression effrayante.
A une question de sa femme, qui ne savait ce que voulait dire ce nom de pâte, David lui donna sur la papeterie des renseignements qui ne seront point déplacés dans une œuvre dont l'existence matérielle est due autant au papier qu'à la presse ; mais cette longue parenthèse entre un amant et sa maîtresse gagnera sans doute à être d'abord résumée.
Le papier, produit non moins merveilleux que l’impression à laquelle il sert de base, existait depuis longtemps en Chine quand, par les filières souterraines du commerce, il parvint dans l’Asie-Mineure, où, vers l’an 750, selon quelques traditions, on faisait usage d’un papier de coton broyé et réduit en bouillie. La nécessité de remplacer le parchemin, dont le prix était excessif, fit trouver, par une imitation du papier bombycien (tel fut le nom du papier de coton en Orient), le papier de chiffon, les uns disent à Bâle, en 1170, par des Grecs réfugiés ; les autres disent à Padoue, en 1301, par un Italien nommé Pax. Ainsi le papier se perfectionna lentement et obscurément ; mais il est certain que déjà sous Charles VI on fabriquait à Paris la pâte des cartes à jouer. Lorsque les immortels Faust, Coster et Guttemberg eurent inventé le Livre, des artisans, inconnus comme tant de grands artistes de cette époque, approprièrent la papeterie aux besoins de la typographie. Dans ce quinzième siècle, si vigoureux et si naïf, les noms des différents formats de papier, de même que les noms donnés aux caractères, portèrent l’empreinte de la naïveté du temps. Ainsi le Raisin, le Jésus, le Colombier, le papier Pot, l’Écu, le Coquille, le Couronne, furent ainsi nommés de la grappe, de l’image de Notre-Seigneur, de la couronne, de l’écu, du pot, enfin du filigrane marqué au milieu de la feuille, comme plus tard, sous Napoléon, on y mit un aigle : d’où le papier dit grand-aigle. De même, on appela les caractères Cicéro, Saint-Augustin, Gros-Canon, des livres de liturgie, des œuvres théologiques et des traités de Cicéron auxquels ces caractères furent d’abord employés. L’italique fut inventé par les Alde, à Venise : de là son nom. Avant l’invention du papier mécanique, dont la longueur est sans limites, les plus grands formats étaient le Grand-Jésus ou le Grand-Colombier ; encore ce dernier ne servait-il guère que pour les atlas ou pour les gravures. En effet, les dimensions du papier d’impression étaient soumises à celles des marbres de la presse. À l’époque où Séchard cherchait à résoudre le problème de la fabrication du papier à bon marché, l’existence du papier continu paraissait une chimère en France, quoique déjà Denis Robert d’Essone eût, vers 1799, inventé pour le fabriquer une machine que depuis Didot-Saint-Léger essaya de perfectionner. Le papier vélin, inventé par Ambroise Didot, ne date que de 1780. Ce rapide aperçu démontre invinciblement que toutes les grandes acquisitions de l’industrie et de l’intelligence se sont faites avec une excessive lenteur et par des agrégations inaperçues, absolument comme procède la Nature. Pour arriver à leur perfection, l’écriture, le langage peut-être !… ont eu les mêmes tâtonnements que la typographie et la papeterie.
— Des chiffonniers ramassent dans l’Europe entière les chiffons, les vieux linges, et achètent les débris de toute espèce de tissus, dit Séchard à sa femme en terminant. Ces débris, triés par sortes, s’emmagasinent chez les marchands de chiffons en gros, qui fournissent les papeteries. Pour te donner une idée de ce commerce, apprends mon enfant, qu’en 1814 le banquier Cardon, propriétaire des cuves de Buges et de Langlée, où Léorier de l’Isle essaya dès 1776 la solution du problème dont s’occupa ton père, avait un procès avec un sieur Proust à propos d’une erreur de deux millions pesant de chiffons dans un compte de dix millions de livres, environ quatre millions de francs. Le fabricant lave ses chiffons et les réduit en une bouillie claire qui se passe, absolument comme une cuisinière passe une sauce à son tamis, sur un châssis en fer appelé forme, et dont l’intérieur est rempli par une étoffe métallique au milieu de laquelle se trouve le filigrane qui donne son nom au papier. De la grandeur de la forme dépend alors la grandeur du papier.
— Eh bien, comment as-tu fait ces essais ? dit Ève à David.
— Avec un vieux tamis en crin que j’ai pris à Marion, répondit-il.
— Tu n’es donc pas encore content ? demanda-t-elle.
— La question n’est pas dans la fabrication, elle est dans le prix de revient de la pâte ; car je ne suis qu’un des derniers entrés dans cette voie difficile. Madame Masson, dès 1794, essayait de convertir les papiers imprimés en papier blanc ; elle a réussi, mais à quel prix ! En Angleterre, vers 1800, le marquis de Salisbury tentait, en même temps que Séguin en 1801, en France, d’employer la paille à la fabrication du papier. Une foule de grands esprits a tourné autour de l’idée que je veux réaliser. Dans le temps où j’étais chez messieurs Didot, on s’en occupait déjà comme on s’en occupe encore ; car aujourd’hui le perfectionnement cherché par ton père est devenu l’une des nécessités les plus impérieuses de ce temps-ci. Voici pourquoi. Le linge de fil est, à cause de sa cherté, remplacé par le linge de coton. Quoique la durée du fil, comparée à celle du coton, rende, en définitive, le fil moins cher que le coton, comme il s’agit toujours pour les pauvres de sortir une somme quelconque de leurs poches, ils préfèrent donner moins que plus, et subissent, en vertu du væ victis ! des pertes énormes. La classe bourgeoise agit comme le pauvre. Ainsi le linge de fil va manquer, et l’on sera forcé de se servir de chiffons de coton. Aussi l’Angleterre, où le coton a remplacé le fil chez les quatre cinquièmes de la population, a-t-elle commencé à fabriquer le papier de coton. Ce papier, qui d’abord a l’inconvénient de se couper et de se casser, se dissout dans l’eau si facilement qu’un livre en papier de coton s’y mettrait en bouillie en y restant un quart d’heure, tandis qu’un vieux livre ne serait pas perdu en y restant deux heures. On ferait sécher le vieux livre ; et, quoique jauni, passé, le texte en serait encore lisible, l’œuvre ne serait pas détruite. Nous arrivons à un temps où, les fortunes diminuant par leur égalisation, tout s’appauvrira : nous voudrons du linge et des livres à bon marché, comme on commence à vouloir de petits tableaux, faute d’espace pour en placer de grands. Les chemises et les livres ne dureront pas, voilà tout. La solidité des produits s’en va de toutes parts. Aussi le problème à résoudre est-il de la plus haute importance pour la littérature, pour les sciences et pour la politique. Il y eut donc un jour dans mon cabinet une vive discussion sur les ingrédients dont on se sert en Chine pour fabriquer le papier. Là, grâce aux matières premières, la papeterie a, dès son origine, atteint une perfection qui manque à la nôtre. On s’occupait alors beaucoup du papier de Chine, que sa légèreté, sa finesse rendent bien supérieur au nôtre, car ces précieuses qualités ne l’empêchent pas d’être consistant ; et, quelque mince qu’il soit, il n’offre aucune transparence. Un correcteur très-instruit (à Paris il se rencontre des savants parmi les correcteurs : Fourier et Pierre Leroux sont en ce moment correcteurs chez Lachevardière !…) ; donc le comte de Saint-Simon, correcteur pour le moment, vint nous voir au milieu de la discussion. Il nous dit alors que, selon Kempfer et Du Halde, le broussonatia fournissait aux Chinois la matière de leur papier tout végétal, comme le nôtre d’ailleurs. Un autre correcteur soutint que le papier de Chine se fabriquait principalement avec une matière animale, avec la soie, si abondante en Chine. Un pari se fit devant moi. Comme messieurs Didot sont les imprimeurs de l’Institut, naturellement le débat fut soumis à des membres de cette assemblée de savants. M. Marcel, ancien directeur de l’imprimerie impériale, désigné comme arbitre, renvoya les deux correcteurs par-devant monsieur l’abbé Grozier, bibliothécaire à l’Arsenal. Au jugement de l’abbé Grozier, les correcteurs perdirent tous deux leur pari. Le papier de Chine ne se fabrique ni avec de la soie ni avec le broussonatia ; sa pâte provient des fibres du bambou triturées. L’abbé Grozier possédait un livre chinois, ouvrage à la fois iconographique et technologique, où se trouvaient de nombreuses figures représentant la fabrication du papier dans toutes ses phases, et il nous montra les tiges de bambou peintes en tas dans le coin d’un atelier à papier supérieurement dessiné. Quand Lucien m’a dit que ton père, par une sorte d’intuition particulière aux hommes de talent, avait entrevu le moyen de remplacer les débris du linge par une matière végétale excessivement commune, immédiatement prise à la production territoriale, comme font les Chinois en se servant de tiges fibreuses, j’ai classé tous les essais tentés par mes prédécesseurs en les répétant, et je me suis mis enfin à étudier la question. Le bambou est un roseau : j’ai naturellement pensé aux roseaux de notre pays. Notre roseau commun, l’arundo phragmitis, a fourni les feuilles de papier que tu tiens. Mais je vais employer les orties, les chardons ; car, pour maintenir le bon marché de la matière première, il faut s’adresser à des substances végétales qui puissent venir dans les marécages et dans les mauvais terrains : elles seront à vil prix. Le secret gît tout entier dans une préparation à donner à ces tiges. En ce moment mon procédé n’est pas encore assez simple. La main-d’œuvre n’est rien en Chine ; une journée y vaut trois sous : aussi les Chinois peuvent-ils, au sortir de la forme, appliquer leur papier feuille à feuille entre des tables de porcelaine blanche chauffées, au moyen desquelles ils le pressent et lui donnent ce lustre, cette consistance, cette légèreté, cette douceur de satin, qui en font le premier papier du monde. Eh ! bien, il faut remplacer les procédés du Chinois par quelque machine. On arrive par des machines à résoudre le problème du bon marché que procure à la Chine le bas prix de sa main-d’œuvre. Si nous parvenions à fabriquer à bas prix du papier d’une qualité semblable à celui de la Chine, nous diminuerions de plus de moitié le poids et l’épaisseur des livres. Un Voltaire relié, qui, sur nos papiers vélins, pèse deux cent cinquante livres, n’en pèserait pas cinquante sur papier de Chine. Et voilà, certes, une conquête. L’emplacement nécessaire aux bibliothèques sera une question de plus en plus difficile à résoudre à une époque où le rapetissement général des choses et des hommes atteint tout, jusqu’à leurs habitations. À Paris, les grands hôtels, les grands appartements seront tôt ou tard démolis ; il n’y aura bientôt plus de fortunes en harmonie avec les constructions de nos pères. Quelle honte pour notre époque de fabriquer des livres sans durée ! Encore dix ans, et le papier de Hollande, c’est-à-dire le papier fait en chiffon de fil, sera complétement impossible. Je veux y aviser et donner à la fabrication du papier en France le privilége dont jouit notre littérature, en faire un monopole pour notre pays, comme les Anglais ont celui du fer, de la houille ou des poteries communes. Je veux être le Jacquard de la papeterie.
Ève se leva, mue par un enthousiasme et par une admiration que la simplicité de David excitait ; elle ouvrit ses bras et le serra sur son cœur en penchant sa tête sur son épaule.
— Tu me récompenses comme si j’avais déjà trouvé, lui dit-il.
Pour toute réponse, Ève montra sa belle figure tout inondée de larmes, et resta pendant un moment sans pouvoir parler. »


vendredi 29 mai 2020

Ionesco (leçon)


Ionesco, La Leçon :

LE PROFESSEUR :
Écoutez-moi, Mademoiselle, si vous n'arrivez pas à comprendre profondément ces principes, ces archétypes arithmétiques, vous n'arriverez jamais à faire correctement un travail de polytechnicien. Encore moins ne pourra-t-on vous charger d'un cours à l'École polytechnique... ni à la maternelle supérieure Je reconnais que ce n'est pas facile, c'est très, très abstrait... évidemment... mais comment pourriez vous arriver, avant d'avoir bien approfondi les éléments premiers, à calculer mentalement combien font, et ceci est la moindre des choses pour un ingénieur moyen -- combien font, par exemple, trois milliards sept cent cinquante-cinq millions neuf cent quatre-vingt-dix-huit mille deux cent cinquante et un, multiplié par cinq milliards cent soixante-deux millions trois cent trois mille cinq cent huit ?

L'ÉLÈVE, très vite :
Ça fait dix-neuf quintillions trois cent quatre-vingt dix quadrillions deux trillions huit cent quarante quatre milliards deux cent dix-neuf millions cent soixante-quatre mille cinq cent huit...

LE PROFESSEUR, étonné :
Non. Je ne pense pas. Ça doit faire dix-neuf quintillions trois cent quatre-vingt-dix quadrillions deux trillions huit cent quarante-quatre milliards deux cent dix-neuf millions cent soixante-quatre mille cinq cent neuf...

L'ÉLÈVE :
... Non... cinq cent huit...

LE PROFESSEUR, de plus en plus étonné calcule mentalement :
Oui... Vous avez raison... le produit est bien... (il bredouille inintelligiblement)....quintillions, quadrillions, trillions, milliards, millions... (distinctement.) ...cent soixante-quatre mille cinq cent huit... (stupéfait.) Mais comment le savez-vous, si vous ne connaissez pas les principes du raisonnement arithmétique ?

L'ÉLÈVE :
C'est simple. Ne pouvant me fier à mon raisonnement, j'ai appris par coeur tous les résultats possibles de toutes les multiplications possibles.



jeudi 28 mai 2020

Baudelaire (peinture)


Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, V : L'art mnémonique : 
« Quand un véritable artiste en est venu à l’exécution définitive de son œuvre, le modèle lui serait plutôt un embarras qu’un secours. Il arrive même que des hommes tels que Daumier et M. G. [Constantin Guys], accoutumés dès longtemps à exercer leur mémoire et à la remplir d’images, trouvent devant le modèle et la multiplicité de détails qu’il comporte, leur faculté principale troublée et comme paralysée.
 Il s’établit alors un duel entre la volonté de tout voir, de ne rien oublier, et la faculté de la mémoire qui a pris l’habitude d’absorber vivement la couleur générale et la silhouette, l’arabesque du contour. Un artiste ayant le sentiment parfait de la forme, mais accoutumé à exercer surtout sa mémoire et son imagination, se trouve alors comme assailli par une émeute de détails, qui tous demandent justice avec la furie d’une foule amoureuse d’égalité absolue. Toute justice se trouve forcément violée; toute harmonie détruite, sacrifiée ; mainte trivialité devient énorme ; mainte petitesse, usurpatrice. Plus l’artiste se penche avec impartialité vers le détail, plus l’anarchie augmente. Qu’il soit myope ou presbyte, toute hiérarchie et toute subordination disparaissent. C’est un accident qui se présente souvent dans les œuvres d’un de nos peintres les plus en vogue, dont les défauts d’ailleurs sont si bien appropriés aux défauts de la foule, qu’ils ont singulièrement servi sa popularité. »

mercredi 27 mai 2020

Giono (contorsions)


GionoQue ma joie demeure  (1935) :
« L’homme s’est couché sur le tapis. Il a respiré puis il a rejeté l’air, il s’est longuement vidé. Ça n’est plus une respiration d’homme. Il a relevé la jambe. Il a passé sa jambe sur sa tête. C’était la jambe droite. Il a relevé la jambe gauche, il l’a passée sur sa tête. Il marche sur les mains. Il se dénoue mais c’est pour enrouler cette fois sa jambe droite autour de son cou. Puis l’autre. Il n’a plus de jambe. Il marche toujours sur les mains. Il se laisse tomber sur le côté. Il enroule le bras droit par dessus les jambes, puis le bras gauche. C’est une boule. Il roule sur le tapis comme une boule. Le menton est en bas et on voit cette boule qui a un visage, puis le front est en bas et c’est encore un visage si on veut, mais terrible, un visage où tout repose sur le front, où les yeux mangent, où le nez respire à l’envers, où la bouche voit de son gros oeil unique et tout le commandement est dans le menton. Puis il tourne, se dénoue, se redresse.
C’est l’homme, debout, bras et jambes, oeil et bouche, tout ordinaire.

Giono, Présentation de Pan :
« Un jour qu'il était à bêcher sans entrain, à se baisser, se redresser, avec son poids de terre, il a eu soudain comme la révélation. II a lâché l'outil ; il a encore une fois plié son torse, mais plus complètement, jusqu'à mettre sa tête plus bas que ses genoux, puis il a engagé sa tête dans le delta de ses jambes ouvertes, il y a engagé ses bras, il a poussé, il a tendu toute sa volonté, il a senti craquer ses muscles et, perdant l'équilibre, il s'est affalé sur sa terre. Mais, dans ce court instant, il a trouvé sa route. […]  
- Et puis c'est une consolation.  
- Une consolation ? Comment, et de quoi ?   
- De quoi ? D'être toujours là dans ce pays, planté comme un arbre, de toujours voir le rocher de Volx, l'eau du Largue, de savoir le ton de sa vie depuis le commencement jusqu'à la fin, de pouvoir dire que, tant que la vie dure, on sera toujours le même, de tourner dans un petit rond comme le mulet sur l'aire, d'avoir sa mort toute prête devant les yeux, comme si on y était. Je vous dis bien : c'est une consolation. 
[…] Avant je ne savais même pas que c'était beau par ici.[…] Je savais tailler la vigne et l'olivier, je savais le poids de la récolte rien qu'à regarder le dessus du champ de pommes de terre. Je savais trier la graine ; je ne savais pas que c'était beau. D'un coup, il m'a semblé que j'avais changé de pays. Vous n'avez jamais regardé avec votre tête entre les jambes ? Non ? Eh bien, vous avez tort. Moi, le jour où je suis arrivé à mettre mon cou sous mon genou (c'était ici une après-midi, là, dans ce coin, je me souviens), j'ai vu toutes les choses avec une autre allure. Ça avait changé. […] Tout ça, je l'ai vu seulement du jour où j'ai pu mettre mon cou sous mon genou. Je l'ai vu avec ma tête entre les jambes. Je ne sais même pas si ça existait avant. »

mardi 26 mai 2020

Claudel + Romains (auditoires)


Claudel, Conversations dans le Loir-et-Cher, Gallimard coll. L’imaginaire, pp. 20-21 :  
« Quand je joue dans un concert, j'entre en communication par le moyen de cette énorme poussée sonore qui sort de moi avec les éléments les plus tortueux de ce coquillage humain qui m'entoure : la salle. Je reconnais tous les endroits inertes et bouchés, je sais qu'il y a aux deuxièmes galeries un type qui n'écoute pas, et aux fauteuils une rivale qui m'est hostile, et au fond de cette baignoire un couple que je ne vois pas, fait d'un homme et d'une femme qui parlent sans ma permission, et à gauche tout un rang d'âmes qui cèdent et que j'enfonce peu à peu. Ce crétin qui ne veut pas entendre, voilà une note exprès pour lui quinze fois, cent fois répétée, qui finira bien par lui percer son os à la jonction de la mâchoire ! Cet autre qui fournit trop et qui me gêne, voilà quelque chose pour me moquer de lui, pour l'égarer et pour le repousser ! Cet autre que j'aimerais tant conquérir, quel chant caressant et suppliant je lui prépare qui va se répandre jusqu'au fond de ses artères comme une liqueur de rose ! Ce n'est plus du piano que je joue, c'est de cet instrument humain tout entier fait de notes blanches et noires qui ne forme plus qu'un seul clavier sous mes doigts. C'est une espèce de sondage de toutes les âmes autour de moi qui écoutent et l'écho qu'elles forment ensemble. »

Romains, Les Copains chapitre VI, p. 198 : 
« Déjà, il distinguait des régions dans l'auditoire. Il ne lui trouvait ni la même consistance, ni la même résistance partout. En face, une partie molle, inerte, qui absorbait les paroles, au fur et à mesure, sans en paraître affectée, mais qui avait une importance de situation et appelait un effort spécial. Plus près et, semble-t-il, plus bas, entourant la chaire, une zone singulièrement ingrate et revêche. La pensée, en tombant dessus, faisait un bruit sec.
Au-delà, sur la gauche, en allant vers le portail, une masse un peu confuse, assez docile, capable de fermenter, mais qui pour l'instant devait éprouver un sentiment de dépendance et de subordination.
A droite, en allant vers le chœur, une partie peu volumineuse, mais cohérente, qui sonnait plein, d'un maniement agréable. »

lundi 25 mai 2020

Mirbeau (peinture et dessin)


Mirbeau, Le Calvaire, chap. 4 : 
« Écoutez-moi.... La peinture, c'est de la blague, mon petit Mintié !
Il s'anima, tourna dans la pièce, en agitant les bras.
- Giotto! Mantegna!... Velasquez!... Rembrandt! Eh bien! quoi, Rembrandt!... Watteau! Delacroix!... Ingres!... Oui, et puis après?... Non, ça n'est pas vrai, la peinture ne rend rien, n'exprime rien, c'est de la blague !... c'est bon pour les critiques d'art, les banquiers, et les généraux qui font faire leur portrait, à cheval, avec un obus qui éclate au premier plan.... Mais un coin de ciel, le ton d'une fleur, le frisson de l'eau, l'air ... comprenez-vous?... l'air!... toute la nature impalpable et invisible, avec de la pâte !... avec de la pâte?
Lirat haussa les épaules.
- De la pâte qui sort des tubes, de la pâte fabriquée par les sales mains des chimistes, de la pâte lourde, opaque, et qui colle aux doigts, comme de la confiture !... Hein, dites, la peinture ... quelle blague !... Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague !... Le dessin, l'eau-forte ... deux tons ... à la bonne heure!... Ça ne trompe pas, c'est honnête ... et puis les amateurs s'en moquent, ne viennent pas vous embêter ... ça ne tire pas de feux d'artifice dans leurs salons !... L'art vrai, l'art auguste, l'art artiste ... le voilà!... La sculpture, oui ... quand c'est beau, ça vous fiche des coups dans les entrailles.... Et puis le dessin ... le dessin, mon petit Mintié, sans bleu de Prusse, le dessin tout bête !… »

dimanche 24 mai 2020

Echenoz + Rilke (immeubles)


Echenoz, Lac, chapitre 2 : 
« Des flancs d’immeubles rescapés laissent quelquefois reconstituer l’anatomie de ceux qui se collèrent contre eux : grands damiers composés d’anciennes parois de cuisine, de chambre ou de salle d’eau, c’est un patchwork d’alvéoles diversement tapissés, lambrissés, carrelés et peints. Des plus ou moins tièdes intimités passées par ces murs, puis expropriées, ne reste que cet écorché d’inaccessibles carrés aux couleurs déchues, exposés au froid, au vent, à la vue de tous, et que Suzy décrypte en les regardant, reconstituant des biographies d’insectes – depuis le niveau du sol on peut deviner l’ancien emplacement d’un lit à deux places ou d’un évier, d’une chasse d’eau, d’un grand cadre ovale ; parfois dans le carrelage d’une salle de bains reste enchâssé un porte-savon intact, contenant un reliquat de pluie mousseuse. »

Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, trad. Betz : 
« On voyait, aux différents étages, des murs de chambres où les tentures collaient encore ; et, ça et là, l’attache du plancher ou du plafond. Auprès des murs des chambres, tout au long de la paroi, subsistait encore un espace gris blanc par où s’insinuait, en des spirales vermiculaires et qui semblaient servir à quelque répugnante digestion, le conduit découvert et rouillé de la descente des cabinets. Les tuyaux de gaz avaient laissé sur les bords des plafonds des sillons gris et poussiéreux qui se repliaient ça et là, brusquement, et s’enfonçaient dans des trous noirs. Mais le plus inoubliable, c’était encore les murs eux-mêmes. Avec quelque brutalité qu’on l’eût piétinée, on n’avait pu déloger la vie opiniâtre de ces chambres. Elle y était encore ; elle se retenait aux clous qu’on avait négligé d’enlever ; elle prenait appui sur un étroit morceau de plancher ; elle s’était blottie sous ces encoignures où se formait encore un petit peu d’intimité. On la distinguait dans les couleurs que d’année en année elle avait changées, le bleu en vert chanci, le vert en gris, et le jaune en un blanc fatigué et rance. Mais on la retrouvait aussi aux places restées plus fraîches, derrière les glaces, les tableaux et les armoires ; car elle avait tracé leurs contours et avait laissé ses toiles d’araignées et sa poussière même dans ces réduits à présent découverts. On la retrouvait encore dans chaque écorchure, dans les ampoules que l’humidité avait soufflées au bas des tentures ; elle tremblait avec les lambeaux flottants et transpirait dans d’affreuses taches qui existaient depuis toujours. Et, de ces murs, jadis bleus, verts ou jaunes, qu’encadraient les reliefs des cloisons transversales abattues, émanait l’haleine de cette vie, une haleine opiniâtre, paresseuse et épaisse, qu’aucun vent n’avait encore dissipée. Là s’attardaient les soleils de midi, les exhalaisons, les maladies, d’anciennes fumées, la sueur qui filtre sous les épaules et alourdit les vêtements. Elles étaient là, l’haleine fade des bouches, l’odeur huileuse des pieds, l’aigreur des urines, la suie qui brûle, les grises buées de pommes de terre et l’infection des graisses rancies. Elle était là, la doucereuse et longue odeur des nourrissons négligés, l’angoisse des écoliers et la moiteur des lits de jeunes garçons pubères. Et tout ce qui montait en buée du gouffre de la rue, tout ce qui s’infiltrait du toit avec la pluie, qui ne tombe jamais pure sur les villes. »

Wird man es glauben, daß es solche Häuser giebt? Nein, man wird sagen, ich fälsche. Diesmal ist es Wahrheit, nichts weggelassen, natürlich auch nichts hinzugetan. Woher sollte ich es nehmen ? Man weiß, daß ich arm bin. Man weiß es. Häuser ? Aber, um genau zu sein, es waren Häuser, die nicht mehr da waren. Häuser, die man abgebrochen hatte von oben bis unten. Was da war, das waren die anderen Häuser, die danebengestanden hatten, hohe Nachbarhäuser. Offenbar waren sie in Gefahr, umzufallen, seit man nebenan alles weggenommen hatte; denn ein ganzes Gerüst von langen, geteerten Mastbäumen war schräg zwischen den Grund des Schuttplatzes und die bloßgelegte Mauer gerammt. Ich weiß nicht, ob ich schon gesagt habe, daß ich diese Mauer meine. Aber es war sozusagen nicht die erste Mauer der vorhandenen Häuser (was man doch hätte annehmen müssen), sondern die letzte der früheren. Man sah ihre Innenseite. Man sah in den verschiedenen Stockwerken Zimmerwände, an denen noch die Tapeten klebten, da und dort den Ansatz des Fußbodens oder der Decke. Neben den Zimmerwänden blieb die ganze Mauer entlang noch ein schmutzigweißer Raum, und durch diesen kroch in unsäglich widerlichen, wurmweichen, gleichsam verdauenden Bewegungen die offene, rostfleckige Rinne der Abortröhre. Von den Wegen, die das Leuchtgas gegangen war, waren graue, staubige Spuren am Rande der Decken geblieben, und sie bogen da und dort, ganz unerwartet, rund um und kamen in die farbige Wand hineingelaufen und in ein Loch hinein, das schwarz und rücksichtslos ausgerissen war. Am unvergeßlichsten aber waren die Wände selbst. Das zähe Leben dieser Zimmer hatte sich nicht zertreten lassen. Es war noch da, es hielt sich an den Nägeln, die geblieben waren, es stand auf dem bandbreiten Rest der Fußböden, es war unter den Ansätzen der Ecken, wo es noch ein klein wenig Innenraum gab, zusammengekrochen. Man konnte sehen, daß es in der Farbe war, die es langsam, Jahr um Jahr, verwandelt hatte: Blau in schimmliches Grün, Grün in Grau und Gelb in ein altes, abgestandenes Weiß, das fault. Aber es war auch in den frischeren Stellen, die sich hinter Spiegeln, Bildern und Schränken erhalten hatten; denn es hatte ihre Umrisse gezogen und nachgezogen und war mit Spinnen und Staub auch auf diesen versteckten Plätzen gewesen, die jetzt bloßlagen. Es war in jedem Streifen, der abgeschunden war, es war in den feuchten Blasen am unteren Rande der Tapeten, es schwankte in den abgerissenen Fetzen, und aus den garstigen Flecken, die vor langer Zeit entstanden waren, schwitzte es aus. Und aus diesen blau, grün und gelb gewesenen Wänden, die eingerahmt waren von den Bruchbahnen der zerstörten Zwischenmauern, stand die Luft dieser Leben heraus, die zähe, träge, stockige Luft, die kein Wind noch zerstreut hatte. Da standen die Mittage und die Krankheiten und das Ausgeatmete und der jahrealte Rauch und der Schweiß, der unter den Schultern ausbricht und die Kleider schwer macht, und das Fade aus den Munden und der Fuselgeruch gärender Füße. Da stand das Scharfe vom Urin und das Brennen vom Ruß und grauer Kartoffeldunst und der schwere, glatte Gestank von alterndem Schmalze. Der süße, lange Geruch von vernachlässigten Säuglingen war da und der Angstgeruch der Kinder, die in die Schule gehen, und das Schwüle aus den Betten mannbarer Knaben. Und vieles hatte sich dazugesellt, was von unten gekommen war, aus dem Abgrund der Gasse, die verdunstete, und anderes war von oben herabgesickert mit dem Regen, der über den Städten nicht rein ist.