Claudel, Conversations dans le Loir-et-Cher, Gallimard coll. L’imaginaire, pp. 20-21 :
« Quand je joue dans un concert, j'entre en communication par le moyen de cette énorme poussée sonore qui sort de moi avec les éléments les plus tortueux de ce coquillage humain qui m'entoure : la salle. Je reconnais tous les endroits inertes et bouchés, je sais qu'il y a aux deuxièmes galeries un type qui n'écoute pas, et aux fauteuils une rivale qui m'est hostile, et au fond de cette baignoire un couple que je ne vois pas, fait d'un homme et d'une femme qui parlent sans ma permission, et à gauche tout un rang d'âmes qui cèdent et que j'enfonce peu à peu. Ce crétin qui ne veut pas entendre, voilà une note exprès pour lui quinze fois, cent fois répétée, qui finira bien par lui percer son os à la jonction de la mâchoire ! Cet autre qui fournit trop et qui me gêne, voilà quelque chose pour me moquer de lui, pour l'égarer et pour le repousser ! Cet autre que j'aimerais tant conquérir, quel chant caressant et suppliant je lui prépare qui va se répandre jusqu'au fond de ses artères comme une liqueur de rose ! Ce n'est plus du piano que je joue, c'est de cet instrument humain tout entier fait de notes blanches et noires qui ne forme plus qu'un seul clavier sous mes doigts. C'est une espèce de sondage de toutes les âmes autour de moi qui écoutent et l'écho qu'elles forment ensemble. »
Romains, Les Copains chapitre VI, p. 198 :
« Déjà, il distinguait des régions dans l'auditoire. Il ne lui trouvait ni la même consistance, ni la même résistance partout. En face, une partie molle, inerte, qui absorbait les paroles, au fur et à mesure, sans en paraître affectée, mais qui avait une importance de situation et appelait un effort spécial. Plus près et, semble-t-il, plus bas, entourant la chaire, une zone singulièrement ingrate et revêche. La pensée, en tombant dessus, faisait un bruit sec.
Au-delà, sur la gauche, en allant vers le portail, une masse un peu confuse, assez docile, capable de fermenter, mais qui pour l'instant devait éprouver un sentiment de dépendance et de subordination.
A droite, en allant vers le chœur, une partie peu volumineuse, mais cohérente, qui sonnait plein, d'un maniement agréable. »