vendredi 31 juillet 2020

Huysmans (locomotives)


Huysmans, À rebours chapitre 2 : 
« Et puis, à bien discerner celle de ses œuvres considérée comme la plus exquise, celle de ses créations dont la beauté est, de l’avis de tous, la plus originale et la plus parfaite : la femme ; est-ce que l’homme n’a pas, de son côté, fabriqué, à lui tout seul, un être animé et factice qui la vaut amplement, au point de vue de la beauté plastique ? est-ce qu’il existe, ici-bas, un être conçu dans les joies d’une fornication et sorti des douleurs d’une matrice dont le modèle, dont le type soit plus éblouissant, plus splendide que celui de ces deux locomotives adoptées sur la ligne du chemin de fer du Nord ?
L’une, la Crampton, une adorable blonde, à la voix aiguë, à la grande taille frêle, emprisonnée dans un étincelant corset de cuivre, au souple et nerveux allongement de chatte, une blonde pimpante et dorée, dont l’extraordinaire grâce épouvante lorsque, raidissant ses muscles d’acier, activant la sueur de ses flancs tièdes, elle met en branle l’immense rosace de sa fine roue et s’élance toute vivante, en tête des rapides et des marées !
L’autre, l’Engerth, une monumentale et sombre brune aux cris sourds et rauques, aux reins trapus, étranglés dans une cuirasse en fonte, une monstrueuse bête, à la crinière échevelée de fumée noire, aux six roues basses et accouplées ; quelle écrasante puissance lorsque, faisant trembler la terre, elle remorque pesamment, lentement, la lourde queue de ses marchandises !
Il n’est certainement pas, parmi les frêles beautés blondes et les majestueuses beautés brunes, de pareils types de sveltesse délicate et de terrifiante force ; à coup sûr, on peut le dire : l’homme a fait, dans son genre, aussi bien que le Dieu auquel il croit. »

Hugo (locomotive)


Hugo, lettre du 22 août 1837 : 
« Il faut beaucoup d'efforts pour ne pas se figurer que le cheval de fer est une bête véritable. On l'entend souffler au repos, se lamenter au départ, japper en route ; il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s'emporte : il jette tout le long de la route une fiente de charbons ardents et une urine d'eau bouillante ; d'énormes raquettes d'étincelles jaillissent à tout moment de ses roues ou de ses pieds, comme tu voudras, et son haleine s'en va sur vos têtes en beaux nuages de fumée blanche qui se déchirent aux arbres de la route.
On comprend qu'il ne faut pas moins que cette bête prodigieuse pour traîner ainsi mille ou quinze cents voyageurs, toute la population d'une ville, en faisant douze lieues à l'heure.
Après mon retour, il était nuit, notre remorqueur a passé près de moi dans l'ombre se rendant à son écurie, l'illusion était complète. On l'entendait gémir dans son tourbillon de flamme et de fumée comme un cheval harassé.
Il est vrai qu'il ne faut pas voir le cheval de fer ; si on le voit, toute la poésie s'en va. À l’entendre, c'est un monstre, à le voir ce n'est qu'une machine. Voilà la triste infirmité de notre temps ; l'utile tout sec, jamais le beau. Il y a quatre cents ans, si ceux qui ont inventé la poudre avaient inventé la vapeur, et ils en étaient bien capables, le cheval de fer eût été autrement façonné et autrement caparaçonné ; le cheval de fer eût été quelque chose de vivant comme un cheval et de terrible comme une statue. Quelle chimère magnifique nos pères eussent faite avec ce que nous appelons la chaudière ! Te figures-tu cela ? De cette chaudière ils eussent fait un ventre écaillé et monstrueux, une carapace énorme ; de la cheminée une corne fumante ou un long cou portant une gueule pleine de braise ; ils eussent caché les roues sous d'immenses nageoires ou sous de grandes ailes tombantes ; les wagons eussent eu aussi cent formes fantastiques, et, le soir, on eût vu passer près des villes tantôt une colossale gargouille aux ailes déployées, tantôt un dragon vomissant le feu, tantôt un éléphant la trompe haute, haletant et rugissant ; effarés, ardents, fumants, formidables, traînant après eux comme des proies cent autres monstres enchaînés, et traversant les plaines avec la vitesse, le bruit et la figure de la foudre. C'eût été grand. »

mercredi 29 juillet 2020

Hugo (chemin de fer )


Hugo, lettre du 22 août 1837 : 
« Je me suis réconcilié avec les chemins de fer : c’est décidément très beau. Le premier que j’avais vu n’était qu’un ignoble chemin de fabrique. J’ai fait hier la course d’Anvers à Bruxelles et le retour. Je partais à quatre heures dix minutes et j’étais revenu à huit heures un quart, ayant dans l’intervalle passé cinq quarts d’heure à Bruxelles et fait vingt-trois lieues de France. C’est un mouvement magnifique et il faut l’avoir senti pour s’en rendre compte. La rapidité est inouïe. Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges ou blanches ; plus de points, tout devient raie ; les blés sont de grandes chevelures jaunes, les luzernes sont de longues tresses vertes ; les villes, les clochers et les arbres, dansent et se mêlent follement à l’horizon ; de temps en temps, une ombre, une forme, un spectre debout paraît et disparaît comme l’éclair à côté de la portière ; c’est un garde du chemin qui, selon l’usage, porte militairement les armes au convoi. On se dit dans la voiture : c’est à trois lieues, nous y serons dans dix minutes.
Le soir, comme je revenais, la nuit tombait. J'étais dans la première voiture. Le remorqueur flamboyait devant moi avec un bruit terrible, et de grands rayons rouges, qui teignaient les arbres et les collines, tournaient avec les roues. Le convoi qui allait à Bruxelles a rencontré le nôtre. Rien d'effrayant comme ces deux rapidités qui se côtoyaient, et qui, pour les voyageurs, se multipliaient l'une par l'autre ; on ne voyait passer ni des wagons, ni des hommes, ni des femmes, on voyait passer des formes blanchâtres ou sombres dans un tourbillon. De ce tourbillon sortaient des cris, des rires, des huées. Il y avait de chaque côté soixante wagons, plus de mille personnes ainsi emportées, les unes au nord, les autres au midi, comme par l'ouragan. »

Cavafy (Ithaque)


Cavafy, Ithaque, in Poèmes, traduction M. Yourcenar et C. Dimaras, Poésie-Gallimard p. 102-103 : 
« Quand tu partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long, riche en péripéties et en expériences. Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni la colère de Neptune. Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes, si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer que par des émotions sans bassesse. Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni le farouche Neptune, si tu ne les portes pas en toi-même, si ton cœur ne les dresse pas devant toi. 
Souhaite que le chemin soit long, que nombreux soient les matins d'été, où (avec quelles délices !) tu pénétreras dans des ports vus pour la première fois. Fais escale à des comptoirs phéniciens, et acquiers de belles marchandises : nacre et corail, ambre et ébène, et mille sortes d'entêtants parfums. Acquiers le plus possible de ces entêtants parfums. Visite de nombreuses cités égyptiennes, et instruis-toi avidement auprès de leurs sages.
Garde sans cesse Ithaque présente à ton esprit. Ton but final est d'y parvenir, mais n'écourte pas ton voyage : mieux vaut qu'il dure de longues années, et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse, riche de tout ce que tu as gagné en chemin, sans attendre qu'Ithaque t'enrichisse.
Ithaque t'a donné le beau voyage : sans elle, tu ne te serais pas mis en route. Elle n'a plus rien d'autre à te donner.
Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t'as pas trompé. Sage comme tu l'es devenu à la suite de tant d'expériences, tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques. »

mardi 28 juillet 2020

Goncourt (La Tour ; 2 textes)


Goncourt, L’Art du XVIII° siècle, § La Tour : 
"Rompant avec la tradition française des Rigaud et des Largillière, abandonnant les allégories flottantes, les pans de rideaux nobles, les colonnades pompeuses, les fonds tragiques et vagues inventés pour être l'atrium banal de tous les portraits solennels, La Tour ose cette révolution de mettre la personne qu'il représente dans le cadre de sa vie, dans le milieu de ses habitudes et le décor de son rôle. Pour compléter la physionomie d'un portrait, il songe à peindre autour du personnage la physionomie de ses entours et ce qu'il y a de son caractère dans les choses autour de lui. De même qu'il a représenté le président de Rieux au milieu de l'opulence du magistrat, il représente la favorite dans un appartement tout rempli d'elle, où vivent ses goûts, où sont ses livres, ses meubles, ses gravures, le charme et l'excuse de son règne. Dans ce mobilier, ces accessoires qui ne semblent qu'accompagner cette figure de la Pompadour, l'amour de l'art et la liberté d'idées qui circulent parmi les objets autour d'elle, le grand et nouveau portraitiste a visiblement cherché à mettre la célébration, l'apothéose des pensées, des occupations, de l'esprit et de l'âme de celle que Voltaire pleurera comme un philosophe.
[…] Le peintre à la mode use et abuse de la mode. Nul peintre n'a imposé comme lui à son siècle la tyrannie de l'artiste et le bon plaisir du talent. Il faudra que le Roi, dont il est le locataire et le pensionnaire, subisse ses impertinences, pour avoir son portrait de sa main. Le portraitiste n'achève pas les pastels des filles du Roi, de Mesdames de France, pour les punir de rendez-vous manqués. La Dauphine ne peut obtenir le sien, parce qu'elle a eu l'imprudence de vouloir changer l'endroit des séances, Fontainebleau, dont on était convenu, pour Versailles. Mon talent est à moi, disait fièrement La Tour. Avec les plus grandes dames, il faisait ses conditions, des espèces de traités ; et manquait-on à la plus petite des clauses, il ne revenait plus ; rien ne le ramenait, le portrait restait là. Consentait-il à les peindre, il était le maître absolu de la pose, des traits, du teint du modèle, et vengeait durement les portraitistes du siècle, du supplice d'obéir à toutes les exigences contemporaines de la femme qui se faisait peindre."

lundi 27 juillet 2020

Balzac (création)


Balzac, La Cousine Bette, éd. Folio p. 230 : 
« Penser, rêver, concevoir de belles oeuvres, est une occupation délicieuse. C'est fumer des cigares enchantés, c'est mener la vie de la courtisane occupée à sa fantaisie. L'oeuvre apparaît alors dans la grâce de l'enfance, dans la joie folle de la génération, avec les couleurs embaumées de la fleur et les sucs rapides du fruit dégusté par avance. Telle est la Conception et ses plaisirs. Celui qui peut dessiner son plan par la parole, passe déjà pour un homme extraordinaire. Cette faculté, tous les artistes et les écrivains la possèdent. Mais produire ! mais accoucher ! mais élever laborieusement l'enfant, le coucher gorgé de lait tous les soirs, l'embrasser tous les matins avec le coeur inépuisé de la mère, le lécher sale, le vêtir cent fois des plus belles jaquettes qu'il déchire incessamment ; mais ne pas se rebuter des convulsions de cette folle vie et en faire le chef-d'oeuvre animé qui parle à tous les regards en sculpture, à toutes les intelligences en littérature, à tous les souvenirs en peinture, à tous les coeurs en musique, c'est l'Exécution et ses travaux. La main doit s'avancer à tout moment, prête à tout moment à obéir à la tête. Or, la tête n'a pas plus les dispositions créatrices à commandement, que l'amour n'est continu. Cette habitude de la création, cet amour infatigable de la Maternité qui fait la mère (ce chef-d'oeuvre naturel si bien compris de Raphaël !), enfin, cette maternité cérébrale si difficile à conquérir, se perd avec une facilité prodigieuse. L'Inspiration, c'est l'Occasion du Génie. Elle court non pas sur un rasoir, elle est dans les airs et s'envole avec la défiance des corbeaux, elle n'a pas d'écharpe par où le poëte la puisse prendre, sa chevelure est une flamme, elle se sauve comme ces beaux flamants blancs et roses, le désespoir des chasseurs. Aussi le travail est-il une lutte lassante que redoutent et que chérissent les belles et puissantes organisations qui souvent s'y brisent. »

dimanche 26 juillet 2020

Chateaubriand (bohèmes)


Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, XVII, IV :
"Le noble gentilhomme, peintre au droit de la Révolution, commençait cette génération d'artistes qui s'arrangent eux-mêmes en croquis, en grotesques, en caricatures. Les uns portent des moustaches effroyables, on dirait qu'ils vont conquérir le monde ; leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres, les autres ont d'énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis ; ils fument un cigare en guise de volcan. Ces cousins de l'arc-en-ciel, comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de carnages, de supplices et d'échafauds. Chez eux ce sont des crânes humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans. Hâbleurs, entreprenants, impolis, libéraux (jusqu'au tyran qu'ils peignent) ils visent à former une espèce à part entre le singe et le satyre ; ils tiennent à faire comprendre que le secret de l'atelier a ses dangers, et qu'il n'y a pas de sûreté pour le modèle."