Duncan (Isadora), Ma Vie, traduction Allary, Folio p. 110-112 :
"Depuis que j'avais vu son oeuvre à l'Exposition, le génie de Rodin m'avait poursuivie. Je me dirigeai un jour vers son atelier de la rue de l'Université. Mon pèlerinage à Rodin ressemblait à celui de Psyché cherchant le dieu Pan dans sa grotte, mais la route que je demandais n'était pas celle d'Éros, c'était celle d'Apollon.
Rodin était petit, puissant, avec une tête tondue et une barbe abondante. Il me montra ses oeuvres avec la simplicité des très grands. Quelquefois il murmurait un nom devant ses statues, mais ces noms, on le sentait, avaient peu de sens pour lui. Il passait ses mains sur elles, il les caressait. J'avais l'impression que sous ses caresses le marbre s'amollissait comme du plomb fondu. Il prit un peu de terre glaise et la pressa entre ses paumes. Il respirait avec force. Le feu s'échappait de lui comme d'une forge. En peu d'instants, il avait formé un sein de femme qui palpitait sous ses doigts.
Il me prit par la main, héla un fiacre et vint dans mon atelier. Je mis rapidement ma tunique et je dansai pour lui une idylle de Théocrite, qu'André Beaunier avait traduite à mon intention :
Pan aimait la nymphe
Écho aimait Satyre...
Puis je m'arrêtai pour lui expliquer mes théories d'une danse nouvelle, mais je compris bientôt qu'il ne m'écoutait pas. Il me regardait de ses yeux brillants sous ses paupières abaissées, puis, avec la même expression qu'il avait devant ses oeuvres, il s'approcha de moi. Il passa sa main sur mon cou, sur ma poitrine, me caressa les bras, passa ses doigts sur mes hanches, sur mes jambes nues, sur mes pieds nus. Il se mit à me pétrir le corps comme une terre glaise, tandis que s'échappait de lui un souffle qui me brûlait, qui m'amollissait. Tout mon désir était de lui abandonner mon être tout entier, et je l'aurais fait avec joie si l'éducation absurde*** que j'avais reçue ne m'avait fait reculer, prise d'effroi, remettre ma robe sur ma tunique et le renvoyer plein d'étonnement. Quel dommage ! Combien de fois j'ai regretté cette incompréhension puérile qui m'ôta la joie divine d'offrir ma virginité au grand dieu Pan lui-même, au puissant Rodin ! L'Art et toute la Vie en auraient certainement été plus riches."
*** [pas d'adjectif dans l"original]
Since viewing his work at the Exhibition, I had been haunted by the sense of Rodin's genius. One day I found my way to his studio in the Rue de l'Université. My pilgrimage to Rodin resembled that of Psyche seeking the God Pan in his grotto, only I was not asking the way to Eros, but to Apollo. Rodin was short, square, powerful, with close-cropped head and plentiful beard. He showed his works with the simplicity of the very great. Sometimes he murmured the names of his statues, but one felt that names meant little to him. He ran his hands over them and caressed them. I remember thinking that beneath his hands the marble seemed to flow like molten lead. Finally he took a small quantity of clay and pressed it between his palms. He breathed hard as he did so. The heat streamed from him like a radiant furnace. In a few moments he had formed a woman's breast, that palpitated beneath his fingers. He took me by the hand, took a cab, and came to my studio. There I quickly changed into my tunic and danced for him an idyll of Theocritus which André Beaunier had translated for me thus:
"Pan airnait la nyrnphe Echo,
Echo aimait Satyr," etc.
Then I stopped to explain to him my theories for a new dance, but soon I realised that he was not listening. He gazed at me with lowered lids, his eyes blazing, and then, with the same expression that he had before his works, he came toward me. He ran his hands over my neck, breast, stroked my arms and its his hands over my hips, my bare legs and feet. He began to knead my whole body as if it were clay, while from him emanated heat that scorched and melted me. My whole desire was to yield to him my entire being and, indeed, I would have done so if it had not been that my upbringing caused me to become frightened, and I withdrew, threw my dress over my tunic, and sent him away bewildered. What a pity ! How often I have regretted this childish miscomprehension which lost for me the divinity of giving my virginity to the Great God Pan himself, to the mighty Rodin. Surely Art and all life would have been richer thereby !