vendredi 21 janvier 2022

Duncan (Rodin)

     Duncan (Isadora), Ma Vie, traduction Allary, Folio p. 110-112 :
    "Depuis que j'avais vu son oeuvre à l'Exposition, le génie de Rodin m'avait poursuivie. Je me dirigeai un jour vers son atelier de la rue de l'Université. Mon pèlerinage à Rodin ressemblait à celui de Psyché cherchant le dieu Pan dans sa grotte, mais la route que je demandais n'était pas celle d'Éros, c'était celle d'Apollon.
   Rodin était petit, puissant, avec une tête tondue et une barbe abondante. Il me montra ses oeuvres avec la simplicité des très grands. Quelquefois il murmurait un nom devant ses statues, mais ces noms, on le sentait, avaient peu de sens pour lui. Il passait ses mains sur elles, il les caressait. J'avais l'impression que sous ses caresses le marbre s'amollissait comme du plomb fondu. Il prit un peu de terre glaise et la pressa entre ses paumes. Il respirait avec force. Le feu s'échappait de lui comme d'une forge. En peu d'instants, il avait formé un sein de femme qui palpitait sous ses doigts.
Il me prit par la main, héla un fiacre et vint dans mon atelier. Je mis rapidement ma tunique et je dansai pour lui une idylle de Théocrite, qu'André Beaunier avait traduite à mon intention :
                    Pan aimait la nymphe
                   Écho aimait Satyre...

   Puis je m'arrêtai pour lui expliquer mes théories d'une danse nouvelle, mais je compris bientôt qu'il ne m'écoutait pas. Il me regardait de ses yeux brillants sous ses paupières abaissées, puis, avec la même expression qu'il avait devant ses oeuvres, il s'approcha de moi. Il passa sa main sur mon cou, sur ma poitrine, me caressa les bras, passa ses doigts sur mes hanches, sur mes jambes nues, sur mes pieds nus. Il se mit à me pétrir le corps comme une terre glaise, tandis que s'échappait de lui un souffle qui me brûlait, qui m'amollissait. Tout mon désir était de lui abandonner mon être tout entier, et je l'aurais fait avec joie si l'éducation absurde
*** que j'avais reçue ne m'avait fait reculer, prise d'effroi, remettre ma robe sur ma tunique et le renvoyer plein d'étonnement. Quel dommage ! Combien de fois j'ai regretté cette incompréhension puérile qui m'ôta la joie divine d'offrir ma virginité au grand dieu Pan lui-même, au puissant Rodin ! L'Art et toute la Vie en auraient certainement été plus riches." 

    *** [pas d'adjectif dans l"original]

    Since viewing his work at the Exhibition, I had been haunted by the sense of Rodin's genius. One day I found my way to his studio in the Rue de l'Université. My pilgrimage to Rodin resembled that of Psyche seeking the God Pan in his grotto, only I was not asking the way to Eros, but to Apollo. Rodin was short, square, powerful, with close-cropped head and plentiful beard. He showed his works with the simplicity of the very great. Sometimes he murmured the names of his statues, but one felt that names meant little to him. He ran his hands over them and caressed them. I remember thinking that beneath his hands the marble seemed to flow like molten lead. Finally he took a small quantity of clay and pressed it between his palms. He breathed hard as he did so. The heat streamed from him like a radiant furnace. In a few moments he had formed a woman's breast, that palpitated beneath his fingers. He took me by the hand, took a cab, and came to my studio. There I quickly changed into my tunic and danced for him an idyll of Theocritus which André Beaunier had translated for me thus:
              
 "Pan airnait la nyrnphe Echo,
                Echo aimait Satyr," etc.
    
Then I stopped to explain to him my theories for a new dance, but soon I realised that he was not listening. He gazed at me with lowered lids, his eyes blazing, and then, with the same expression that he had before his works, he came toward me. He ran his hands over my neck, breast, stroked my arms and its his hands over my hips, my bare legs and feet. He began to knead my whole body as if it were clay, while from him emanated heat that scorched and melted me. My whole desire was to yield to him my entire being and, indeed, I would have done so if it had not been that my upbringing caused me to become frightened, and I withdrew, threw my dress over my tunic, and sent him away bewildered. What a pity ! How often I have regretted this childish miscomprehension which lost for me the divinity of giving my virginity to the Great God Pan himself, to the mighty Rodin. Surely Art and all life would have been richer thereby !




jeudi 20 janvier 2022

Gracq (paysage et roman)

     Gracq, En lisant en écrivant, p.87-88, José Corti, 1980 :
    "Paysage et roman.
    Qu’est-ce qui nous parle dans un paysage ?
   Quand on a le goût surtout des vastes panoramas, il me semble que c’est d’abord l’étalement dans l’espace – imagé, apéritif – d’un « chemin de la vie », virtuel et variantable, que son étirement au long du temps ne permet d’habitude de se représenter que dans l’abstrait. Un chemin de la vie qui serait en même temps, parce qu’éligible, un chemin de plaisir. Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche ; le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours. Cette zone d’ombre, puis cette nappe de lumière, puis ce versant à descendre, cette rivière guéable, cette maison déjà esseulée sur la colline, ce bois noir à traverser auquel elle s’adosse, et, au fond, tout au fond, cette brume ensoleillée comme une gloire qui est indissolublement à la fois le point de fuite du paysage, l’étape proposée de notre journée, et comme la perspective obscurément prophétisée de notre vie. « Les grands pays muets longuement s’étendront »*… mais pourtant ils parlent ; ils parlent confusément, mais puissamment, de ce qui vient, et soudain semble venir de si loin, au-devant de nous."

  * Vigny, La Maison du berger

Céline (hôpital)

    Céline, Guignol's band I, Pléiade p. 159 :
   "Il y en avait des drôles de bouilles, des difficiles d'imaginer comme croulures finies, qui duraient pourtant emmerdeurs des mois et des mois... des années certains, il paraît... qui s'en allaient par portions comme ci comme ça, un jour un œil, le nez, une couille et puis un bout de rate, un petit doigt, que c'est en somme comme une bataille contre la grande mordure, l'horreur qu'est dedans qui ronge, sans fusil, sans sabre, sans canon, comme ça qu'arrache tout au bonhomme, que ça le décarpille bout par bout, que ça vient de nulle part, d'aucun ciel, qu'un beau jour il existe plus, complètement écorché à vif, débité croustillant d'ulcères, comme ça à petits cris, rouges hoquets, grognements et prières, et supplications bominables. Ave Maria ! Bon Jésus !"

 

 

mercredi 19 janvier 2022

Biély (progéniture)

     Biély, Petersbourg, trad. Nivat-Catteau, chap. VII :
    "Cet instant tragique lui-même n’avait été que la conséquence de sa concupiscence ; il vivait les sentiments les plus passionnés d’une façon pas tout à fait normale ; il s’enflammait d’étrange façon, jamais  comme il fallait, toujours froidement.
    Tout venait peut-être de cette froideur…  
   Le froid était entré en lui dès l’enfance, quand on l’appelait, lui, le « p’tit Nicolas », « la progéniture de son père ». Par la suite le sens du mot « progéniture » lui avait été dévoilé par l’observation des mœurs honteuses chez les animaux domestiques. Et le « p’tit Nicolas » avait pleuré. Il faisait retomber le déshonneur de son engendrement sur son père.
   Et il avait compris que tout ce qui existait était « progéniture ». Il n’y avait point d’hommes, il n’y avait que des « engeances ». Apollon Apollonovitch lui-même était une « engeance » : une addition désagréable de sang, de peau et de chair : la peau, ça sue, et la chair, ça se gâte à la chaleur.
    L’âme, ça n’existait pas.
    Il haïssait sa propre chair ; il la convoitait pourtant chez les autres."
 

mardi 18 janvier 2022

Michéa (gauche)

    Michéa (Jean-Claude), L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, 1999 :
   "Dans la culture de gauche (ou encore progressiste, ou encore moderniste) toute porte fermée constitue, par définition, une provocation intolérable et un crime contre l'esprit humain. C'est donc, de ce point de vue, un impératif catégorique que d'ouvrir, et de laisser ouvertes, toutes les portes existantes (même si elles donnent sur la voie et que le train est en marche). Tel est, en dernière instance, le fondement métaphysique de cette peur panique d'interdire quoi que ce soit, qui définit un si grand nombre d'éducateurs et de parents, qui, pour leur confort intellectuel, tiennent à tout prix à "rester de gauche". Il convient naturellement d'ajouter que, selon le circuit classique des compensations de l'inconscient, cette peur d'interdire se transforme assez vite en besoin forcené d'interdire (par la pétition, la pression de la rue, le recours au tribunal etc.) tout ce qui n'est pas politiquement correct. On reconnait ici la triste et contradictoire psychologie de ces nouvelles classes moyennes dont la Gauche moderne (une fois liquidé son enracinement populaire) est devenue le refuge politique de prédilection."

lundi 17 janvier 2022

Volkoff (traduction)

     Volkoff V.,  Chroniques angéliques, cité par Georges Nivat dans Vivre en russe p. 402 :
   "Qu’est-ce, au demeurant, que traduire, sinon remonter de la langue de départ jusqu'à une idée qui peut s'exprimer dans toutes les langues et re-descendre ensuite dans la langue d'arrivée ? Il ne s'agit pas d'un va-et-vient d'une langue à l'autre, mais d'un mouvement ascendant puis descendant, d'un jeu à trois, deux langues et une idée, et non pas entre deux langues. Sauf qu’il peut quelquefois en aller autrement. Si, au départ, c’est la langue qui a commandé à l'idée et non l'idée à la langue, comment faire pour obtenir de la langue d'arrivée un mandement qui aboutisse à la même idée ?"



dimanche 16 janvier 2022

Houellebecq (décadence)

    Houellebecq, anéantir, 7, chap. 2 :
   "Depuis un siècle à peu près, d’autres hommes étaient apparus, en nombre croissant ; ils étaient rigolards et visqueux, ils n’avaient même pas la relative innocence du singe, ils étaient portés par la mission infernale de ronger et de corroder tout lien, d’anéantir toute chose nécessaire et humaine. Ils avaient malheureusement fini par atteindre le grand public, le public populaire. Le public cultivé était depuis longtemps acquis au principe de la décadence, sous l’effet de penseurs qu’il serait fastidieux d’énumérer, mais cela n’avait pas beaucoup d’importance, le grand public était l’essentiel, il était maintenant, depuis les Beatles et peut-être depuis Elvis Presley, la norme de toute validation, rôle que la classe cultivée, ayant failli sur le plan éthique comme sur le plan esthétique, s’étant par ailleurs gravement compromise sur le plan intellectuel, n’était plus en mesure de tenir. Le grand public ayant ainsi acquis un statut d’instance de validation universelle, son avilissement programmé était une bien mauvaise action,[...] et ne pouvait conduire qu’à une fin violente et triste."