vendredi 5 août 2022

Fante [Dan] (chien)

Fante (Dan), Rien dans les poches [Chump Change], chap 3, trad. Mercadet :

"J’ai entendu un grondement lointain et le clair de lune a éclairé une torpille blanche et poilue, un chien qui déboulait du coin. Un solide bull-terrier de quatorze ans, Rocco. Le bonheur et la gloire de mon père. Ce que Jake La Motta avait été chez les poids moyens, Rocco l’était chez les chiens. Il approchait. Je vis sa patte boiteuse et les vieilles cicatrices aux bords déchiquetés qui lui couvraient la gueule, rivières de douleur à sec au terme de cent combats.

Le crâne arborait les traces de la croissance démographique du quartier familial. Comme des cercles dans l’épaisseur d’un arbre, chaque cicatrice marquait une arrivée, un doberman, un rottweiller, un berger allemand ou un danois. Rocco se battait contre tous les autres chiens, pendant que leurs maîtres construisaient des maisons et commettaient l’erreur de les laisser franchir le périmètre de la propriété paternelle. Tous ces combats étaient gravés sur la gueule de Rocco."


In the distance I heard growling and the moonlight revealed a hairy white torpedo of a dog coming around the corner. It was my father’s pride and joy, his husky fourteen-year-old bull terrier, Rocco. What Jake La Motta had been to middleweight fighters, Rocco was once to other dogs. As he got closer I could see his limp, and the ancient, jagged scars covering his face. Dried rivers of pain from a hundred wars.

His head bore the marks of the population growth of our family’s neighborhood. Like the rings of age in the center of a tree, each scar corresponded with the new arrival of a Doberman, a rottweiler, a German shepherd or a Great Dane. He’d fought them all as their masters built homes and eventually made the error of letting their dogs pass the perimeter of my father’s driveway. Rocco’s face was the record.

jeudi 4 août 2022

Crevel (poissons)

CrevelBabylone chap.  2 

"Dans les bassins cimentés évoluent des poissons rouges en telles théories qu’on ne se rappelle même plus que d’autres, simplement gris, habitent une eau que n’emprisonnent point des rocailles peinturlurées, une eau qui coule insouciante parmi les prés où, paisibles, paissent les bœufs. Mais, tous les seigneurs de ces parterres cocasses n’ont jamais su que les fruits pendent innocents aux arbres, avant de se compromettre avec la crème, dans le secret douteux des tranches napolitaines."


Renard (martin-pêcheur)

Renard, Histoires naturelles, Pléiade t. 2 p. 155 : 

"Ça n'a pas mordu, ce soir, mais je rapporte une rare émotion.

Comme je tenais ma perche de ligne tendue, un martin-pêcheur est venu s'y poser.

Nous n'avons pas d'oiseau plus éclatant.

Il semblait une grosse fleur bleue au bout d'une longue tige. La perche pliait sous le poids. Je ne respirais plus, tout fier d'être pris pour un arbre par un martin-pêcheur.

Et je suis sûr qu'il ne s'est pas envolé de peur, mais qu'il a cru qu'il ne faisait que passer d'une branche à une autre."


mercredi 3 août 2022

Diderot (anecdote)

Diderot, Lettre à Sophie Volland du 30 octobre 1759, Correspondance t. II p. 307-308 ; OC CFL t. III p. 837 : 

"Mme de Saint-Aubin était assise et accoudée sur une table. [L'abbé] alla se pencher et s'accouder sur la même table, vis-à-vis d'elle, car il est familier. Mme d'Aine, invitée par la commodité de sa posture et la largeur de sa croupe, prend un fauteuil, l'approche de lui, lui dit : "L'abbé, tiens-toi bien !", et d'un saut elle enfourche l'abbé, jambe de ça, jambe de là ; et de le piquer des talons, de l'exciter de la voix et des doigts ; et lui de hennir, de regimber, de ruer, et son habit de remonter vers ses épaules, et les cotillons de la dame de se relever devant et derrière, en sorte qu'elle était presque à poil sur sa monture, et sa monture à cru sous elle ; et nous de rire ; et la dame de rire, et de rire plus fort, et de rire plus fort encore, et de se tenir les côtes, et enfin de s'étendre en devant sur l'abbé et de s'écrier : "Miséricorde, miséricorde, je n'y tiens plus ; tout va partir, l'abbé, ne remue pas !" Et l'abbé, qui n'y entendait rien encore, de ne pas remuer et de se laisser inonder d'un déluge d'eau tiède qui entrait dans ses souliers par la ceinture de sa culotte, et de crier à son tour : "Au secours, au secours ; je me noie !" Et chacun de nous de tomber sur les canapés et d'étouffer. Cependant Mme d'Aine, toujours en selle, d'appeler sa femme de chambre : "Anselme. Anselme, tirez-moi de dessus ce prêtre. L'abbé, mon petit abbé, console-toi. tu n'en as pas perdu une goutte." L'abbé ne se fâcha point, et fit bien. C'était encore une figure à voir que Mlle Anselme. C'est l'innocence, la pudeur et la timidité même. Elle ouvrait ses grands yeux, elle regardait à terre ; une mare énorme, et elle disait d'un ton de surprise : "Eh ! mais. Madame..." "Eh ! mais oui... C'est moi, c'est l'abbé, c'est tous les deux... Cela m'a bien soulagée... Des souliers, des bas, des cotillons, du linge..."  


mardi 2 août 2022

Amiel (Corneille)

Amiel, Journal, 11 Juin 1869 :

"Lu La Mort de Pompée. Corneille déclare que ce sont les vers les plus pompeux qu'il ait jamais faits. Je suis toujours étonné, quand je reviens, après quelque intervalle, à notre tragédie classique, de l'énormité des préjugés qui régnent à son endroit. Elle est à cent lieues de l'art grec. C'est tendu, enflé, strapassé, déclamatoire ; on sent l'échasse et le porte-voix ; il y a du capitaine Fracasse, du Matador et du Rodomont dans ce style, qui est théâtral plutôt que dramatique, pompeux plutôt que noble. Dans cet art conventionnel, tout sonne creux et faux, on a la boursouflure de l'héroïsme plutôt que l'héroïsme, l'ostentation du grandiose plutôt que la vraie grandeur, la prestigieuse et aride lumière de la rampe plutôt que la belle lumière du jour. Tout est affectation et vise à l'effet.

Non, ce n'est point ainsi que parle la nature.

Et comment en pouvait-il être autrement, même avec l'âme fière de Corneille ? Trois mauvaises écoles devaient la faire aboutir à cet art frelaté. L'école de Lucain, c'est-à-dire de la décadence romaine ; l'école de l'Espagne, c'est-à-dire de l'exagération emphatique ; l'école de la monarchie absolue, c'est-à-dire de l'apparat et du décorum confondu avec la majesté ; (ajoutez-y le goût de la rhétorique et de la phrase, qui est inhérent à la race latine et qui broche sur le tout), n'en devait-il pas résulter inévitablement quelque chose de malsain, une manière sans naturel, un art qui blesse le vrai goût ?"


lundi 1 août 2022

Richter (Sviatoslav) (commencement)

Richter (Sviatoslav), Écrits et conversations [éd. Monsaingeon, Actes Sud] p. 59 :

"Ce qui est essentiel dans ce chef-d'œuvre [la Sonate en si mineur de Liszt], et qu'il [Neuhaus] m'enseigna, ce sont les silences, comment faire sonner les silences. Grâce à lui, je m'inventai un petit stratagème ; un petit stratagème dangereux, qui ne fonctionnerait sans doute pas pour d'autres, mais qui m'a rendu grand service. C'est au début de la sonate. Qu'y a-t-il en fait dans ce début ? Une note et rien d'autre : un sol. Que faire pour que ce malheureux sol sonne comme quelque chose de très particulier ? Voici : j'entre en scène. Je m'assieds et ne bouge plus d'un poil. Je fais le vide en moi, et compte intérieurement jusqu'à trente, très lentement. Dans le public, c'est la panique : « Que se passe-t-il ? Est-il malade » ? Alors, et seulement alors : sol. Ainsi, cette note sonne-t-elle de la façon voulue, totalement inattendue. Evidemment, il y a là une sorte de théâtre, mais l'élément théâtral me semble très important dans la musique. Il est essentiel de provoquer une sensation d'inattendu. Je connais beaucoup de pianistes qui jouent splendidement, mais chez lesquels tout est servi comme sur un plat : on sait d'avance ce qu'il y a au menu. C'est bien, c'est bon, mais c'est... connu."


Dans un entretien récemment rediffusé (France-Culture, 19 juillet 2022) B. Monsaingeon évoque magnifiquement SR disant cela, et on enchaîne sur la sonate. À écouter, à partir de  17'17"  :

https://www.ivoox.com/bruno-monsaingeon-ou-comment-filmer-musique-audios-mp3_rf_90070656_1.html


dimanche 31 juillet 2022

Botul (chrétienté)

Botul (Jean-Baptiste), Les Métaphysiques du mou, chap. 2 : 

"Au Petit Saint-Benoît, poétique bouillon sis rue Saint Benoît, j'ai dévoré un salé aux lentilles qui m'a laissé rêveur. On ne dira jamais combien l'art de la charcuterie constitue, avec la construction des cathédrales, la signature même du génie propre de la chrétienté. S'est-on jamais demandé comment s'était forgé le concept de pâté de tête ? Car une charcuterie de cette complexité ne peut simplement résulter d'un concours d'expériences ou d'un jeu d'intérêts. Le pâté de tête, c'est la réfutation radicale du pragmatisme anglais. Il relève de l'Esprit, un point, c'est tout. Et même du Saint-Esprit, sans qui personne n'aurait eu l'idée de lier le museau avec de la gelée."