samedi 8 octobre 2022

Cendrars (New-York)

Cendrars, L'Or II, 5, Le port de New-York, 1834 [1925] C.F.L. p. 17 :

"C’est là que débarquent tous les naufragés du vieux monde. Les naufragés, les malheureux, les mécontents. Les hommes libres, les insoumis. Ceux qui ont eu des revers de fortune ; ceux qui ont tout risqué sur une seule carte ; ceux qu’une passion romantique a bouleversés. Les premiers socialistes allemands, les premiers mystiques russes. Les idéologues que les polices d’Europe traquent ; ceux que la réaction chasse. Les petits artisans, premières victimes de la grosse industrie en formation. Les phalanstériens français, les carbonari, les derniers disciples de Saint-Martin, le philosophe inconnu, et des Ecossais. Des esprits généreux, des têtes fêlées. Des brigands de Calabre, des patriotes hellènes. Les paysans d’Irlande et de Scandinavie. Des individus et des peuples victimes des guerres napoléoniennes et sacrifiés par les congrès diplomatiques. Les carlistes, les Polonais, les partisans de Hongrie. Les illuminés de toutes les révolutions de 1830 et les derniers libéraux qui quittent leur patrie pour rallier la grande République, ouvriers, soldats, marchands, banquiers de tous les pays, même sud-américains, complices de Bolivar. Depuis la Révolution française, depuis la déclaration de l’Indépendance (vingt-sept ans avant l’élection de Lincoln à la présidence), en pleine croissance, en plein épanouissement, jamais New-York n’a vu ses quais aussi continuellement envahis. Les émigrants débarquent jour et nuit, et dans chaque bateau, dans chaque cargaison humaine, il y a au moins un représentant de la forte race des aventuriers."


rappel :

description(s) visuelle(s) de l'entrée dans le port de New York : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/02/kafka-morand-celine-nabokov-new-york.html


vendredi 7 octobre 2022

Nabokov (poésie et prose)

Nabokov, Parti-pris p. 54 :  

"La poésie, bien sûr, inclut toute écriture créatrice ; je n'ai jamais pu voir la moindre différence générique entre poésie et prose artistique. De fait, je serais tenté de définir un bon poème, quelle que soit sa longueur, comme un concentré de bonne prose, avec ou sans l'addition de rythme récurrent et de rimes. La magie de la prosodie peut améliorer ce que nous appelions de la prose, en dégageant tout le parfum de la signification, mais dans la prose toute simple on trouve aussi des schèmes rythmiques déterminés, la musique d'un phrasé précis, le battement de la pensée rendu par des particularités récurrentes de l'idiome et de l'intonation. De même que les classifications scientifiques de notre époque, nos concepts de poésie et prose sont sans frontières définies. Le pont de bambou qui les réunit est la métaphore."    


Poetry, of course, includes all creative writing ; I have never been able to see any generic difference between poetry and artistic prose. As a matter of fact, I would be inclined to define a good poem of any length as a concentrate of good prose, with or without the addition of recurrent rhythm and rhyme. The magic of prosody may improve upon what we call prose by bringing out the full flavor of meaning, but in plain prose there are also certain rhythmic patterns, the music of precise phrasing, the beat of thought rendered by recurrent peculiarities of idiom and intonation. As in today's scientific classifications, there is a lot of overlapping in our concept of poetry and prose today. The bamboo bridge between them is the metaphor.



jeudi 6 octobre 2022

Daudet (hiérarchie)

Daudet, Tartarin de Tarascon III, IV : 

" — Comment voulez-vous que de si petites bêtes puissent porter tout notre attirail ?

Le prince sourit.

— C’est ce qui vous trompe, mon illustre ami. Si maigre et si chétif qu’il vous paraisse, le bourriquot algérien a les reins solides… Il le faut bien pour supporter tout ce qu’il supporte… Demandez plutôt aux Arabes. Voici comment ils expliquent notre organisation coloniale… En haut, disent-ils, il y a mouci le gouverneur, avec une grande trique, qui tape sur l’état-major ; l’état-major, pour se venger, tape sur le soldat ; le soldat tape sur le colon, le colon tape sur l’Arabe, l’Arabe tape sur le nègre, le nègre tape sur le juif, le juif à son tour tape sur le bourriquot ; et le pauvre petit bourriquot n’ayant personne sur qui taper, tend l’échine et porte tout. Vous voyez bien qu’il peut porter vos caisses."



mercredi 5 octobre 2022

Proust (poisson)

Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleurs : 

"Je m’efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d’y chercher des effets décrits par Baudelaire et de ne laisser tomber mes regards sur notre table que les jours où y était servi quelque vaste poisson, monstre marin, qui, au contraire des couteaux et des fourchettes, était contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer dans l’Océan, au temps des Cimmériens, et duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer."



mardi 4 octobre 2022

Pessoa (humanité)

Pessoa, Autobiographie sans événements, in Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 38 :

"Je suis né en un temps où la majorité des jeunes gens avait perdu la foi en Dieu, pour la même raison que leurs ancêtres la possédaient – sans savoir pourquoi. Et comme l’esprit humain tend tout naturellement à critiquer, parce qu’il sent au lieu de penser, la majorité de ces jeunes gens choisit alors l’Humanité comme succédané de Dieu. J’appartiens néanmoins à cette espèce d’hommes qui restent toujours en marge du milieu auquel ils appartiennent, et qui ne voient pas seulement la multitude dont ils font partie, mais également les grands espaces qui existent à côté. C’est pourquoi je n’abandonnai pas Dieu aussi totalement qu’ils le firent, mais n’admis jamais non plus l’idée d’Humanité. Je considérai que Dieu, tout en étant improbable, pouvait exister ; qu’il pouvait donc se faire qu’on doive l’adorer ; quant à l’Humanité, simple concept biologique ne signifiant rien d’autre que l’espèce animale humaine, elle n’était pas plus digne d’adoration que n’importe quelle autre espèce animale. Ce culte de l’Humanité, avec ses rites de Liberté et d’Égalité, m’a toujours paru une reviviscence des cultes antiques, où les animaux étaient tenus pour des dieux, et où les dieux avaient des têtes d’animaux."


lundi 3 octobre 2022

Sévigné (nuit)

Sévigné, lettre du 12 juin 1680 : 

"[...] L'autre jour on me vint dire : "Madame, il fait chaud dans le mail ; il n'y a pas un brin de vent. La lune y fait des effets les plus brillants du monde." Je ne pus résister à la tentation. Je mets mon infanterie sur pied. Je mets tous les bonnets, coiffes et casaques qui n'étaient point nécessaires ; j'allai dans ce mail, dont l'air est comme celui de ma chambre.

Je trouvai mille coquecigrues, des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses grises et blanches, du linge jeté par-ci par-là, des hommes noirs, d'autres ensevelis tout droits contre des arbres, des petits hommes cachés qui ne montraient que la tête, des prêtres qui n'osaient approcher. Après avoir ri de toutes ces figures, et nous être persuadés que voilà ce qui s'appelle des esprits et que notre imagination en est le théâtre, nous nous en revînmes sans nous arrêter, et sans avoir senti la moindre humidité.

Ma chère bonne, je vous demande pardon ; je crus être obligée, à l'exemple des Anciens, comme nous disait ce fou que nous trouvâmes dans le jardin de Livry, de donner cette marque de respect à la lune."


dimanche 2 octobre 2022

Stravinsky + Descartes (autonomie)

Stravinski, Chroniques de ma vie p. 23 :

"J'ai toujours préféré, et je préfère jusqu'à présent, réaliser mes idées et résoudre les problèmes qui se présentent à moi au cours de mon travail, uniquement à l'aide de mes propres forces, sans avoir recours à des procédés établis qui facilitent, il est vrai, la besogne, mais qu'il faut d'abord étudier, et ensuite retenir. Etudier et retenir ces choses, si futiles fussent-elles, me paraissait donc fatigant et triste ; j'étais trop paresseux pour ce genre de travail, d'autant plus que je n'avais pas assez de confiance en ma mémoire. Si celle-ci avait été meilleure, j'y aurais certainement  trouvé plus d'intérêt, et même du plaisir. J'insiste sur le mot "plaisir", quoique d'aucuns pourraient le trouver trop léger pour l'ampleur et l'importance du sentiment dont je veux parler. Or, ce sentiment, je l'éprouvais dans le processus même du travail et dans la prévision des joies que me procurerait toute trouvaille ou découverte. Et je l'avoue, je n'ai aucun regret que cela soit ainsi, car la facilité aurait nécessairement diminué en moi l'appétit de l'effort, et la satisfaction d'avoir 'trouvé' n'aurait pas été complète."


Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, X (trad. Cousin) : 

"J’avoue que je suis né avec un esprit tel, que le plus grand bonheur de l’étude consiste pour moi, non pas à entendre les raisons des autres, mais à les trouver moi-même. Cette disposition seule m’excita jeune encore à l’étude des sciences ; aussi, toutes les fois qu’un livre quelconque me promettait par son titre une découverte nouvelle, avant d’en pousser plus loin la lecture, j’essayois si ma sagacité naturelle pouvoit me conduire à quel­que chose de semblable, et je prenois grand soin qu’une lecture empressée ne m’enlevât pas cet innocent plaisir. Cela me réussit tant de fois que je m’aperçus enfin que j’arrivois à la vérité, non plus comme les autres hommes après des recher­ches aveugles et incertaines, par un coup de for­tune plutôt que par art, mais qu’une longue expérience m’avoit appris des règles fixes, qui m’aidoient merveilleusement, et dont je me suis servi dans la suite pour trouver plusieurs vérités. Aussi ai-je pratiqué avec soin cette méthode, per­suadé que dès le principe j’avois suivi la direction la plus utile."