jeudi 20 février 2025

La Bruyère (réalisme)

La Bruyère, Caractères, § Des ouvrages de l'esprit :

"Ce n’est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu’elles soient décentes et instructives ; il peut y avoir un ridicule si bas et si grossier, ou même si fade et si indifférent, qu’il n’est ni permis au poète d’y faire attention, ni possible aux spectateurs de s’en divertir. Le paysan ou l’ivrogne fournit quelques scènes à un farceur ; il n’entre qu’à peine dans le vrai comique, comment pourrait-il faire le fond et l’action principale de la comédie ? Ces caractères, dit-on, sont naturels ? ainsi, par cette règle, on occupera bientôt tout l’amphithéâtre d’un laquais qui siffle, d’un malade dans sa garde-robe, d’un homme ivre qui dort ou qui vomit. Y a-t-il rien de plus naturel ? C’est le propre d’un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d’y faire réponse : mettez ce rôle sur la scène, plus longtemps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original ; mais plus aussi il sera froid et insipide."


mercredi 19 février 2025

Saint-Simon + La Bruyère (efféminés)

Saint-Simon, Mémoires III, I, IX :

"[Monsieur] étoit un petit homme ventru, monté sur des échasses tant ses souliers étoient hauts, toujours paré comme une femme, plein de bagues, de bracelets, de pierreries partout avec une longue perruque, tout étalée en devant, noire et poudrée, et des rubans partout où il en pouvoit mettre, plein de toutes sortes de parfums, et en toutes choses la propreté même. On l’accusoit de mettre imperceptiblement du rouge. Le nez fort long, la bouche et les yeux beaux, le visage plein mais fort long. "


La Bruyère, Caractères :

"Iphis voit à l’église un soulier d’une nouvelle mode ; il regarde le sien et en rougit ; il ne se croit plus habillé. Il était venu à la messe pour s’y montrer, et il se cache ; le voilà retenu par le pied dans sa chambre tout le reste du jour. Il a la main douce, et il l’entretient avec une pâte de senteur ; il a soin de rire pour montrer ses dents ; il fait la petite bouche, et il n’y a guère de moments où il ne veuille sourire ; il regarde ses jambes, et se voit au miroir : l’on ne peut être plus content de personne qu’il l’est de lui-même ; il s’est acquis une voix claire et délicate, et heureusement il parle gras ; il a un mouvement de tête, et je ne sais quel adoucissement dans les yeux, dont il n’oublie pas de s’embellir ; il a une démarche molle et le plus joli maintien qu’il est capable de se procurer ; il met du rouge, mais rarement, il n’en fait pas habitude. Il est vrai aussi qu’il porte des chausses et un chapeau, et qu’il n’a ni boucles d’oreilles ni collier de perles ; aussi ne l’ai-je pas mis dans le chapitre des femmes."


mardi 18 février 2025

Goncourt (discussions)

Goncourt, Journal, 8 juin 1863 : 

"En sortant d'une discussion violente chez Magny, et dont je me lève le cœur battant dans la poitrine, la langue et la gorge sèches, j'acquiers la conviction que toute discussion politique revient à ceci : « Je suis meilleur que vous » ; toute discussion littéraire à ceci : « J'ai plus de goût que vous » ; toute discussion artistique à ceci : « Je vois mieux que vous » ; toute discussion musicale à ceci : « J'ai plus d'oreille que vous ».

Mais c’est effrayant tout de même, comme en toute controverse, nous sommes seuls, et comme nous ne faisons pas de prosélytes. C’est peut-être pour cela que Dieu nous a fait deux."


lundi 17 février 2025

Gendron (éveil)

Gendron, Road Tripes  [2013] (prélude) :

"D’abord je vois le ciel bleu. Les nuages passent vite – il doit y avoir du vent en altitude. Quelque part autour de moi, j’entends un bruit de tôle choquée. Un dernier. Il y en a eu d’autres avant. Beaucoup. Pendant un moment, j’ai cru que j’étais à la salle Pleyel et que j’écoutais Les Fonderies d’acier d’Alexandre Mossolov*** jouées par un philharmonique russe de quatre cents musiciens sous perfusion de Red Bull. Après, il y a le silence. Consternant. Rien à voir avec ceux de Mozart. Quelques trop longues secondes de silence. Avant que les cris n’arrivent. D’Alexandre Mossolov on passe à Steve Reich. Des bruits de radiateurs percés, des sifflements de vapeur qui s’échappe sous haute pression, des klaxons écrasés. La petite voix qui m’ordonnait tout à l’heure d’ouvrir les yeux me dit maintenant de ne surtout pas me retourner. Alors je ne me retourne pas."


*** on peut goûter cette œuvre sur Youtube : 

https://www.youtube.com/watch?v=cQysf5UNSys


dimanche 16 février 2025

Saint-Simon (fils de roi...)

Saint-Simon, Mémoires, tome 3, chap 3 : 

"L’après-dînée le roi d’Espagne alla voir Monseigneur à Meudon, qui le reçut à la portière et le conduisit de même. Il le fit toujours passer devant lui partout, et lui donna de la Majesté ; en public ils demeurèrent debout. Monseigneur parut hors de lui de joie. Il répétoit souvent que jamais homme ne s’étoit trouvé en état de dire comme lui : Le roi mon père, et le roi mon fils. S’il avoit su la prophétie qui dès sa naissance avoit dit de lui : Fils de roi, père de roi, et jamais roi, et que tout le monde avoit ouï répéter mille fois, je pense que, quelque vaines que soient ces prophéties, il ne s’en seroit pas tant réjoui. Depuis cette déclaration, le roi d’Espagne fut traité comme le roi d’Angleterre. Il avoit à souper un fauteuil et son cadenas*** à la droite du roi, Monseigneur et le reste de la famille royale des ployants au bout, et au retour de la table à l’ordinaire, pour boire, une soucoupe et un verre couvert, et l’essai comme pour le roi. Ils ne se voyoient en public qu’à la chapelle, et pour y aller et en revenir, et à souper, au sortir duquel le roi le conduisoit jusqu’à la porte de la galerie."


*** TLFi : "ORFÈVR. anc. : Coffret d'or ou de vermeil fermé à l'aide d'un cadenas et qui contenait les couverts, couteaux, serviettes et épices des rois et des princes