samedi 8 avril 2023

Muray (apocalyptes 1/2)

MurayLe XIXe siècle à travers les âges II, 2 p. 170 :

"Il y a un saint patron malgré lui qui aurait été bien étonné s’il avait su quel torrent d’héritiers allaient se réclamer de son nom. C’est saint Jean. La référence à l’Évangile johannique et à l’explosion nucléaire de l’Apocalypse est partout dans le discours occultiste. […]. Mais c’est aussi l’un des rappels favoris de toute une partie de la pensée progressiste. Pauvre saint Jean transformé en rond-point ou en pont, en enjambement de Mœbius entre social et occulte. Entre mise à nu d’Isis et dévoilement du sens de l’Histoire… […] Avec cette sédimentation ultime qui se prétend dans la ligne de saint Jean considéré comme le plus révolutionnaire, le plus progressiste des évangélistes : le peuple-Dieu, le Saint-Esprit-prolétariat. La vox populi dans la vox Dei."

[à suivre…]



vendredi 7 avril 2023

Chesterton (moderne)

Chesterton, Orthodoxie, chap. III (Le Suicide de la pensée), trad. D'Azay : 

"Le monde moderne n’est pas mauvais : à certains égards, il est bien trop bon. Il est rempli de vertus féroces et gâchées. Lorsqu’un dispositif religieux est brisé (comme le fut le christianisme pendant la Réforme), ce ne sont pas seulement les vices qui sont libérés. Les vices sont en effet libérés, et ils errent de par le monde en faisant des ravages ; mais les vertus le sont aussi, et elles errent plus férocement encore en faisant des ravages plus terribles. Le monde moderne est saturé des vieilles vertus chrétiennes virant à la folie. Elles ont viré à la folie parce qu’on les a isolées les unes des autres et qu’elles errent indépendamment dans la solitude."


The modern world is not evil ; in some ways the modern world is far too good. It is full of wild and wasted virtues. When a religious scheme is shattered (as Christianity was shattered at the Reformation), it is not merely the vices that are let loose. The vices are, indeed, let loose, and they wander and do damage. But the virtues are let loose also ; and the virtues wander more wildly, and the virtues do more terrible damage. The modern world is full of the old Christian virtues gone mad. The virtues have gone mad because they have been isolated from each other and are wandering alone. 



jeudi 6 avril 2023

Woolf (mort)

Woolf, La Traversée des apparences chap. XXV, trad. Savitzky :

"Un immense apaisement descendit sur Terence, lui ôtant toute envie de bouger ou de parler. C’en était fini de l’atroce torture et du sentiment d’irréalité. Il émergeait dans la certitude parfaite et dans la paix. [...] Il s’abandonna quelques temps à ses pensées ; il lui semblait qu’ils pensaient en commun ; il avait l’impression d’être Rachel en même temps que lui-même [...], elle ne respirait plus. Tant mieux. C’était la mort. Ce n’était rien. Elle avait cessé de respirer, voilà tout. C’était le bonheur parfait. Ils venaient d’obtenir ce qu’ils avaient toujours souhaité – l’union qu’ils n’avaient pu réaliser quand ils étaient en vie. 

[...] Il lui sembla que de leur fusion absolue et de leur bonheur émanaient des cercles qui allaient s’élargissant, qui emplissaient l’espace. Aucun de ses désirs les plus vastes ne restait inexaucé. Ils possédaient ce qui jamais plus ne leur serait repris."


An immense feeling of peace came over Terence, so that he had no wish to move or to speak. The terrible torture and unreality of the last days were over, and he had come out now into perfect certainty and peace. […] He went on thinking for some time; they seemed to be thinking together; he seemed to be Rachel as well as himself ; […] she had ceased to breathe. So much the better--this was death. It was nothing; it was to cease to breathe. It was happiness, it was perfect happiness. They had now what they had always wanted to have, the union which had been impossible while they lived.

[…] It seemed to him that their complete union and happiness filled the room with rings eddying more and more widely. He had no wish in the world left unfulfilled. They possessed what could never be taken from them.


mercredi 5 avril 2023

Ramuz + Starobinski (chute)

Ramuz vu par Starobinski : Le Contre (article de 1945 revu en 2000)


Ce que j’aime chez Ramuz, c’est que, parmi tous les écrivains de la terre, il n’ait pas cherché à en donner une perception euphorisante. Il n y cherche aucun bercement, aucune ivresse rassurante. Il prête attention, plutôt, aux moments où se rompt le pacte entre les hommes et leur milieu. “La nature est partout violente, écrit Ramuz dans Besoin de grandeur, elle est même ici à son comble de violence, on veut dire à son comble d’instabilité, étant en même temps tout échafaudée et sans cesse tirée vers en bas”. L’aigle et le glacier n’obéissent qu’à leurs propres lois, et au-dessus de ces lois particulières, il y a une “loi des lois”

"[…] qui est qu’on doive aller de plus de vie vers toujours moins de vie, qui est qu’on doive voir tomber toutes choses et nous y compris, qui est qu’on tende vers en bas sans cesse et que la montagne tende vers en bas ; comme il apparaît bien d’ailleurs, car les eaux qui en descendent l’entraînent incessamment avec elles ; et maintenant, écoute : que signifient ces rires, ces ricanements continuels, ces chuchotements, ces grondements (quand une petite pierre cède à son poids contre la pente, quand l’avalanche se met à glisser quittant un point plus élevé pour un point moins élevé, quand le glacier se fend par le milieu, ou bien c’est un sérac qui longtemps chancelle et balance comme un arbre, avant de s’écrouler les racines en l’air), ces bruits de la montagne qui prédisent sa fin ?"


cf. 

Ramuz, Présence de la mort chap. 23 Pléiade t. 2 p.67 : 

"On avait construit dans le temps ; on voit que c'est le propre écroulement du temps qui fait que tout s'est écroulé"



mardi 4 avril 2023

Goethe (unité)

Gœthe

Lettre du 17 11 84 à Knebel (à propos de l'intermaxillaire) : 

"Ce qui caractérise chaque être, c'est la concordance de toutes ses parties, et l'homme est homme aussi bien par la forme (Gestalt) et la nature de sa mâchoire supérieure  que par la forme et la nature de son petit doigt de pied."


Campagne de France (trad. Porchat) : 

"Jamais peut-être je n'ai autant été de l'avis des physiognomonistes qui prétendent qu'un être vivant est toujours parfaitement d'accord avec lui-même dans ses actes et dans ses manières, et que chaque monade, en entrant dans la réalité, se manifeste avec l'unité la plus parfaite de ses diverses propriétés."


(à l'occasion de la trad. en fr. de La Métamorphose des Plantes) : 

"[la métamorphose est] un concept supérieur qui règne sur le régulier et l'irrégulier, et selon lequel se produit […] aussi bien la tulipe régulière que la plus étrange orchidée. […] Lorsqu'une plante, par des lois internes, ou sous une influence extérieure, modifie son apparence (Gestalt) et le rapport entre ses parties, il faut considérer ce fait comme absolument conforme à la loi, et ne considérer aucune de ces divergences comme une malformation ou une régression. Qu'un organe s'allonge ou se raccourcisse, s'élargisse ou se contracte, se soude ou se divise, tarde ou anticipe, se développe ou se dissimule – tout se fait selon la loi simple de la métamorphose dont les effets font apparaître aux regards aussi bien le symétrique que le bizarre, le fécond que le stérile, le saisissable que l'incompréhensible." 


lundi 3 avril 2023

Debray (chant et raison)

Debray (Régis), Éclats de rire [2021] :

"Pas d’action collective capable de faire l’histoire sans quelque illusion lyrique et donc motrice. Comment prendre au sérieux, dans nos affaires pendantes, des comptables qui alignent des chiffres sans faire monter à nos lèvres aucun chant, La Marseillaise, L’Internationale, Le Chant des partisans, le Quinto regimiento ou Salve Regina ? Qui n’émeut pas, avec un rythme ou un refrain, ne met rien en mouvement. Problème : ce qui ne chante pas, a cappella ou en chœur, ne tire pas à conséquence dans notre histoire, mais ce qui ébranle et fait vibrer conduit assez souvent dans le mur. Raymond Aron a raisonné sans résonner au fond des cœurs. Aragon a résonné au fond de nous – Léo Ferré et Jean Ferrat aidant – en défiant la raison. Rien dans l’ordre collectif ne se fait sans lyrisme, et le lyrisme à lui seul – voir les Chœurs de l’Armée rouge – peut couvrir des catastrophes. De l’enchanteur qui donne de l’allant au rabat-joie qui coupe les jambes, force est de choisir entre les inconvénients. Il se fait finalement à la longue dans une société, comme en chacun de nous, un va-et-vient entre une poétique qui égare en nous soulevant de terre et un prosaïsme qui nous ramène à terre en faisant déchanter. Comme une alternance qu’on peut dire, tout compte fait, assez bénéfique, quoique assez dure à vivre sur le moment."



dimanche 2 avril 2023

Proust + Woolf (poètes)

Proust, Sainte-Beuve et Baudelaire, CSB Pléiade p. 262 :

 "[...] comme si tous les quatre [Baudelaire, Hugo, Vigny, Leconte de Lisle]  n’étaient que des épreuves un peu différentes d’un même visage, du visage de ce grand poète qui au fond est un, depuis le commencement du monde, dont la vie intermittente, aussi longue que celle de l’humanité, eut en ce siècle ses heures tourmentées et cruelles, que nous appelons vie de Baudelaire, ses heures laborieuses et sereines, que nous appelons vie de Hugo, ses heures vagabondes et innocentes que nous appelons vie de Gérard et peut-être de Francis Jammes, ses égarements et abaissements sur des buts d’ambition étrangers à la vérité, que nous appelons vie de Chateaubriand et de Balzac, ses égarements et surélévation au-dessus de la vérité, que nous appelons deuxième partie de la vie de Tolstoï, comme de Racine, de Pascal, de Ruskin, peut-être de Maeterlinck."


Woolf, Lettre à un jeune poète, trad. M. Rovere : 

"Considérez-vous comme […] un poète en qui vivent tous les poètes du passé, dont jailliront tous les poètes des temps à venir. Vous avez un brin de Chaucer en vous. Quelque chose de Shakespeare, de Dryden, de Pope, de Tennyson – pour ne citer que les plus respectables parmi vos ancêtres – se mêle à votre sang et déplace parfois votre stylo tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche. En somme, vous êtes un personnage extrêmement ancien, complexe et cohérent, et c’est la raison pour laquelle vous me ferez, s’il vous plaît, le plaisir de vous traiter avec respect ; […] pour ma part je ne crois pas que les poètes meurent ; Keats, Shelley, Byron sont vivants, ils sont ici, dans cette pièce, en vous, en vous et en vous. 


Think of yourself as […] a poet in whom live all the poets of the past, from whom all poets in time to come will spring. You have a touch of Chaucer in you, and something of Shakespeare; Dryden, Pope, Tennyson – to mention only the respectable among your ancestors – stir in your blood and sometimes move your pen a little to the right or to the left. In short you are an immensely ancient, complex, and continuous character, for which reason please treat yourself with respect ; […] for my part I do not believe in poets dying ; Keats, Shelley, Byron are alive here in this room in you and you and you .