samedi 13 juillet 2024

Goncourt (regard esthétique)

Goncourt, Journal 29 mars 1853, t. 1 p. 952 :

"Taine vient nous voir. Il demande à regarder des gravures. Nous lui faisons défiler deux cartons. Il les regarde et nous voyons qu'il ne les voit pas. Cependant, comme il faut paraître voir et que l'art commence à passer pour quelque chose d'où l'on peut tirer des idées, il fait sur ces choses des phrases et des filandres de cours d'homme d'esprit aveugle ! Rien de comique comme Chardin vu avec les lunettes de la Revue des Deux Mondes."


vendredi 12 juillet 2024

Queneau (platanes)

Queneau, Battre la campagne :


                   L'exode


Les platanes ne poussent plus le long des routes

ils émigrent vers des lieux plus calmes

ils en ont assez de recevoir dans le tronc

des véhicules lancés à fond

de train et surtout d'entendre les messieurs et les dames

les accuser d'être responsables de tous les drames

Alors ils ont plié bagage et sont partis

loin loin bien loin des nationales

et c'est en plein soleil que le conducteur maintenant

se tapera son casse-croûte qu'il eût voulu réconfortant


[rediff. récente sur Fr. Culture d'un entretien avec RQ, qui lit lui-même ce poème, de façon calamiteuse…]




mercredi 10 juillet 2024

Goncourt (corps)

Goncourt, La Faustin p. 130 :

"Puis la Faustin revenait à son voisin ; elle y revenait avec ces tendresses d'un côté du corps, avec la courbe de ses lignes aimantes, que vous avez pu observer tous les jours, en un dîner ou un souper, chez une femme placée près d'un homme qui lui plaît. Dans ce corps, dont un côté  – le côté placé près du voisin indifférent – apparaît maussade, inerte, et comme ankylosé, c'est, de l'autre côté, une trépidation de grâces, un va-et-vient d'agaceries et de caresses de muscles à distance, un dégagement d'atomes crochus galants tout à fait amusant. La femme n'est, pour ainsi dire, animée d'une vie vivante que de ce côté, et il n'y a de frissonnement que dans l'épaule qui touche à ce voisin, de palpitation que dans le sein qu'il a sous les yeux, d'ondulation serpentine que dans le membre et la chair en contact avec les effluves de l'être plaisant."


Héroard (histoire)

Héroard, Institution du prince, Introduction : 

"Je tiens [...] que l'histoire est l'école des princes et que le nôtre y doit être nourri pour y apprendre à vivre et la manière de bien faire sa charge, et se rendre meilleur par l'imitation ou dommage des autres. C'est où il trouvera des yeux pour tous ceux qui seront sous son obéissance; c'est une glace de cristal, le miroir de la vie, où il verra en la personne d'autrui louer ses actions sans flatterie, et les blâmer sans crainte. C'est un bon conseiller, sans passion, et ami très-fidèle, duquel il apprendra les dits, les faits et les conseils des princes et des grands personnages. Sa connoissance est si utile et nécessaire que, la savoir parfaitement, c'est, vivant notre vie, vivre de celle des autres qui ont vécu, et acquérir les siècles tout entiers par l'emploi fait à la lecture d'un petit nombre d'heures, hâtant notre vieillesse sans abréger la vie, en tant qu'elle est la vieillesse des jeunes gens"


mardi 9 juillet 2024

Hrabal (lumières)

Hrabal, La Chevelure sacrifiée, trad. Ancelot, incipit :

"J’aime ces quelques minutes avant sept heures du soir ; armée de chiffons et de papier journal froissé – des vieux numéros de Národní Politika – je nettoie alors les cylindres de verre des lampes ; je mouche les mèches carbonisées avec une allumette, puis je remets en place les petits chapeaux de laiton et, sur le coup de sept heures, survient ce beau moment où s’arrêtent les machines de la brasserie, où la dynamo qui propulse le courant électrique dans toutes les ampoules, la dynamo, donc, commence à ralentir ses révolutions ; au fur et à mesure que l’électricité faiblit, faiblit aussi la lumière des ampoules, lentement la lumière blanche vire au rose et la lumière rose à un gris tamisé à travers les voilages et l’organdi ; puis enfin, les filaments de wolfram au plafond montrent des petits doigts cramoisis et rachitiques, une clé de sol rouge. Alors, j’allume la mèche, je replace le cylindre, je tire sur la languette jaune, je replace l’abat-jour de verre dépoli décoré de roses en porcelaine. J’aime ces quelques minutes avant sept heures du soir, il fait bon pendant ces quelques minutes lever la tête pour voir la lumière se retirer des ampoules comme le sang d’un coq à la gorge tranchée, j’aime regarder cette signature pâlissante du courant électrique et je crains le jour où la brasserie sera raccordée au courant de ville, ce jour où on n’allumera plus toutes ces lampes tempête dans les étables, lampes aux petits miroirs ronds, lampes ventrues aux mèches rondes, le jour où personne ne se souciera plus de leurs lumières car toute cette cérémonie aura fait place à un commutateur semblable au robinet qui a remplacé les jolies pompes d’antan."


lundi 8 juillet 2024

Walser (socialisme)

Walser, L'Homme à tout faire, trad. Weideli : 

"C’était alors une époque et un monde bien étranges. Sous le nom de « socialisme », une idée à la fois déconcertante et familière s’était emparée, tel un lierre exubérant, des têtes et des corps, n’épargnant ni les plus vieux, ni les plus sages, à tel point que tout ce qui s’appelait alors tant soit peu poète ou écrivain, et quiconque était seulement jeune, vif et décidé, se passionnait pour cette idée. Des journaux de cette mode ou tendance jaillissaient, comme des fleurs couleur de feu au parfum exaltant, des profondeurs obscures d’esprits entreprenants pour surprendre à la fois et réjouir le public. On faisait plus de bruit autour des travailleurs et de leurs intérêts qu’on ne les prenait vraiment au sérieux. Des cortèges s’organisaient fréquemment, et l’on voyait même marcher à leur tête des femmes, agitant bien haut des drapeaux rouge sang ou noirs. Tout ce qui était mécontent de l’ordre établi et de la situation dans le monde adhérait avec autant d’espoir que de plaisir à ce mouvement passionné de sentiments et d’idées, et tout ce que l’esprit d’aventure d’une certaine espèce de forts en gueule, de faiseurs de grabuge et de beaux parleurs inventait pour hisser, d’une part, le mouvement jusqu’aux sommets de la  fanfaronnade et l’enfoncer, de l’autre, dans la vulgarité quotidienne, les ennemis de cette « idée » le saluaient d’un sourire ironique et satisfait. Cette idée, à ce que prétendaient alors de jeunes esprits d’une maturité très relative, associait et unissait le monde entier, l’Europe et tous les autres continents, en un joyeux rassemblement humain ; mais seul celui qui travaillait avait le droit, etc."


Es war damals eine sonderbare Welt und Zeit gewesen. Unter dem Namen »Sozialismus« hatte sich, einer üppigen Schlingpflanze ähnlich, eine zugleich befremdende und anheimelnde Idee in die Köpfe und um die Körper der Menschen, alte und erfahrene nicht ausgenommen, geworfen, dermaßen, daß, was nur Dichter und Schriftsteller hieß, und was nur jung und rasch bei der Hand und beim Entschluß war, sich mit dieser Idee beschäftigte. Zeitungen solchen Schwunges und Charakters schossen wie brennendfarbige, mit Düften hinreißende Blumen aus dem Dunkel der Unternehmungsgeister heraus an die erstaunte und erfreute Öffentlichkeit. Die Arbeiter und ihre Interessen nahm man damals allgemein mehr geräuschvoll als ernst. Es wurden häufig Umzüge veranstaltet, an deren Spitze auch Frauen schritten, blutigrote oder schwarze Fahnen hoch in der Luft daherschwenkend. Was nur immer mit den Verhältnissen und Ordnungen der Welt unzufrieden war, schloß sich dieser leidenschaftlichen Gedanken- und Gefühlsbewegung hoffnungsvoll und zufrieden an, und was die Abenteuerlust einer gewissen Sorte von Schreiern, Krakehlmachern und Schwätzern vermochte, die Bewegung einesteils prahlerisch hochzuheben und anderteils in die Gemeinheit des Tages herabzuziehen, das bemerkten die Feinde dieses »Gedankens« mit einer Art vergnüglichem Hohnlächeln. Die ganze Welt, Europa und die übrigen Erdteile, so hieß es damals unter den jungen und halbreifen Geistern, verbände und vereinige diese Idee zu einer fröhlichen Menschenversammlung, aber nur wer arbeite, sei berechtigt, usw.


dimanche 7 juillet 2024

Goncourt (Allemandes)

Goncourt, Journal, 8 septembre 1860, éd. Bouquins t. 1 p. 605 :

"Battant les rues, cette nuit, nous rencontrons deux jeunes filles, portant ces chapeaux qu’on voit dans les estampes à l’aquateinte d’après Lawrence, ces grands chapeaux d’où pend une dentelle noire, dont les pois semblent faire danser sur la figure des femmes des grains de beauté… Nous nous attablons avec elles, dans un jardin de café, et leur offrons une glace, un fruit, n’importe quoi. Ces deux jeunes filles toutes blondes, au bleu sourire des yeux, et dont l’une a le type angélique d’une vierge de Memling, se font apporter deux côtelettes de veau… « Elles ont leurs mères, » disent-elles, et nous voici dans un gasthaus d’un faubourg de Berlin, ténébreux comme la caverne de Gil Blas, et verrouillé de serrureries et de ferronneries comme un vieux burg, et servis par un garçon considérant ces femmes avec l’air à la fois niais, cocasse et sensuel de Pierrot, regardant, par une fente, l’intérieur d’une école de natation de femmes… Chez la jeune fille au type de Memling, les yeux dans le plaisir, au lieu de se voiler et de mourir, vous regardent comme des yeux de rêve. C’est une clarté, une lucidité étrange, un regard somnambulesque et extatique, quelque chose d’une agonie de bienheureuse qui contemplerait je ne sais quoi au delà de la vie. Ce regard singulier et adorable n’est pas une lueur, ni une caresse, il est une paix, une sérénité. Il a un ravissement mort et comme une pâmoison mystique.

J’ai possédé dans ce regard toutes les vierges des primitifs allemands."