samedi 14 janvier 2023

Camilleri (theâtre)

Camilleri, L'opéra de Vigáta, chap. En entreprenant de raconter… : 

"Mes paroissiens très chers dans le sein du Seigneur […] sant’Austinu, saint Augustin, qui pourtant avait été du genre à faire une mauvaise vie, qui allait dans les bordels avec des femmes sales et se saoulait comme un cochon, sant’Austinu, donc, raconte qu’une fois, à Carthage, qui est un pays pas loin d’ici, vers l’Afrique, une fois il rentra dans un thriâtre et vit la raprésintation de femmes et d’hommes nus qui faisaient des choses dégueulasses et quand il s’en retourna à la maison, il ne put pas trouver le sommeil de toute la nuit, tellement il était enragé ! Et je veux vous raconter aussi une chose que raconte Tertullien, qui n’est pas une crotte de bique mais une très grosse tête. Il raconte, Tertullien, qu’une fois une femme dévote, honnête et bonne mère de famille, s’entêta à tout prix à aller au thriâtre. Ni le mari, ni le père, ni la mère, ni les fils n’y purent rien. La femme testarde regarda le spictacle, mais quand elle en sortit, elle était plus la même. Elle jurait, disait des gros mots, voulait que tous les mâles qu’elle rencontrait dans la rue la trombinent en pleine rue. Par la force, le père et ses fils la portèrent à la maison et appelèrent vite le curé. Le prêtre baigna d’eau bénite la femme et dit au diable d’en sortir. Et vous savez ce qu’il répondit, le diable.

«Toi, le curé, te mêle pas d’une chose qui m’appartient ! Moi, cette femme, je me la suis prise parce que de sa propre volonté elle est venue dans ma maison à moi, qui est le thriâtre ! »

Et la femme mourut damnée parce que le saint curé n’y put rien."



vendredi 13 janvier 2023

Goethe (art)

Gœthe, Architecture allemande [1772], GF p. 84 : 

"Ils veulent nous faire croire que les beaux-arts sont nés de la tendance, qui supposément nous animerait, à embellir les objets de notre environnement. Il n'en est rien ! Car le sens dans lequel cela pourrait être vrai découle de la manière dont le bourgeois et l'artisan emploient les mots, mais non pas les philosophes.

L'art est déjà créateur longtemps avant qu'il ne devienne beau, et pourtant cet art-là est vrai et grand, souvent même plus vrai et plus grand que le bel art lui-même. Car la nature créatrice de l'homme se montre agissante dès que son existence matérielle est assurée. Dès qu'il est sans objet d'inquiétude ni de peur, le demi-dieu, agissant sereinement, cherche des matières à l'alentour afin de leur insuffler son esprit. C'est ainsi que le sauvage en vient à façonner ses noix de coco, ses plumes et son corps de traits extravagants, de figures horribles, de couleurs criardes. Et même si cette imagerie se composait des formes les plus arbitraires, elle serait néanmoins harmonieuse, fût-elle dépourvue de proportions, car elle a été créée comme totalité caractéristique par l'unité d'une sensibilité."



jeudi 12 janvier 2023

Romains (forme)

Romains, Les Hommes de bonne volonté, éd. Bouquins t. 2 p. 526 (vol. "Les pouvoirs") :

 [le personnage vient d'écrire un sonnet d'amour]

"Le travail de son sonnet lui laissait un bien-être qui ne ressemblait à rien, et où la satisfaction d'être à peu près venu à bout, sans entraînement, d'un exercice difficile, n'était pas ce qui comptait le plus. Il se disait avec tout son sérieux d'homme mûr : "La poésie n'est pas une petite chose. C'est une grande chose, au contraire ; forte ; profonde." Il avait l'impression que toutes sortes de sentiments louches qui s'agitaient en lui avaient changé de dignité, presque de nature, depuis qu'il avait réussi à les exprimer si peu que ce fût dans la forme d'un poème. Il se sentait "meilleur", non pas au sens banal où l'entendent les gens, et qui suppose comme un envahissement de l'âme par la bonté, et sinon la disparition, du moins l'effacement de l'inavouable ; meilleur par transfiguration de l'inavouable. Il découvrait qu'il y a une aristocratie, très fermée, qui est conférée par des états de conscience, par un traitement qu'ils ont subi. Tant qu'on n'y a pas pénétré, on ne s'en doute pas." 



mercredi 11 janvier 2023

Baudelaire (forme)

Baudelaire, lettre à Armand Fraisse (18 février 1860) :

 "Quel est donc l'imbécile […] qui traite si légèrement le sonnet et n'en voit pas la beauté pythagorique ? Parce que la forme est contraignante, l'idée jaillit plus intense. Tout va bien au sonnet, la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique. Il y a là la beauté du métal et du minéral bien travaillés. Avez-vous observé qu'un morceau du ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, etc., donnait une idée plus profonde de l'infini qu'un grand panorama vu du haut d'une montagne ? Quant aux longs poèmes, nous savons ce qu'il faut en penser ; c'est la ressource de ceux qui sont incapables d'en faire de courts !"



mardi 10 janvier 2023

Proust (poésie)

Proust, Le Côté de Guermantes, 1 :

"Sans doute chacun avait une inflexion propre, et la diction de la Berma n’empêchait pas qu’on perçût le vers. N’est-ce pas déjà un premier élément de complexité ordonnée, de beauté, quand en entendant une rime, c’est-à-dire quelque chose qui est à la fois pareil et autre que la rime précédente, qui est motivé par elle, mais y introduit la variation d’une idée nouvelle, on sent deux systèmes qui se superposent, l’un de pensée, l’autre de métrique ?"


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2019/10/levi-strauss-poesie_14.html


lundi 9 janvier 2023

Nabokov (créateur)

Nabokov, Littératures (1980) (trad. H. Pasquier), Bouquins, 2010, L'Art de la littérature et le bon sens, p. 491 : 

"Les fous ne sont fous que parce qu'ils ont profondément et imprudemment démantelé un monde familier, mais n'ont pas le pouvoir – ou ont perdu le pouvoir – d'en créer un nouveau aussi harmonieux que l'ancien. L'artiste, lui, désassemble ce qu'il choisit de désassembler, et, ce faisant, a conscience du fait que quelque chose en lui a conscience du résultat final. Lorsqu'il examine son chef-d'oeuvre terminé, il sait que, malgré l'inconsciente opération mentale qui a accompagné le grand saut créateur, ce résultat final est l'achèvement d'un plan défini, qui était contenu dans le choc* initial."


* L'original numérique donne "ceil", ce qui est une coquille plus que probable pour "cell", qui concorde parfaitement avec le contexte, pour "cellule germinative". Le "choc" de la TF est certes compatible avec la première étape (dissociation du monde donné), mais semble bien peu justifié à côté de "germ". 


Lunatics are lunatics just because they have thoroughly and recklessly dismembered a familiar world but have not the power – or have lost the power – to create a new one as harmonious as the old. The artist on the other hand disconnects what he chooses and while doing so he is aware that something in him is aware of the final result. When he examines his completed masterpiece he perceives that whatever unconscious cerebration had been involved in the creative plunge, this final result is the outcome of a definite plan which had been contained in the initial shock, as the future development of a live creature is said to be contained in the genes of its germ *ceil.


dimanche 8 janvier 2023

Claudel (théâtre)

Claudel, L'Échange (1893-1894) :


Lechy Ebernon

Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre. Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c'est ?  

Marthe

Non.

L.E.  

Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant.

M. 

Quoi ? Qu'est-ce qu'ils regardent, puisque tout est fermé ?

L.E. 

Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu'il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c'était vrai.

M.  

Mais puisque ce n'est pas vrai ! C'est comme les rêves que l'on fait quand on dort. 

L.E. 

C'est ainsi qu'ils viennent au théâtre la nuit. 

[...]

Je les regarde, et la salle n'est rien que de la chair vivante et habillée. 

Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu'au plafond. 

Et je vois ces centaines de visages blancs. 

L'homme s'ennuie, et l'ignorance lui est attachée depuis sa naissance. 

Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c'est pour cela qu'il va au théâtre. 

Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux. 

Et il pleure et il rit, et il n'a point envie de s'en aller.