samedi 26 novembre 2022

Towles (visage)

  Towles, Amor, Les règles du jeu, préface, traduction Nathalie Cunnington :

  "Ces images [de Walker Evans] saisissaient une certaine humanité nue. Perdus dans leurs pensées, masqués par l’anonymat du métro, inconscients de l’objectif braqué sur eux, beaucoup de ces sujets avaient sans s’en rendre compte laissé voir leur moi intérieur.

  Quiconque a pris le métro deux fois par jour pour aller gagner sa croûte sait comment les choses se passent : quand vous montez, vous affichez le même masque que celui que vous utilisez auprès de vos collègues et de vos connaissances. Vous l’arborez en passant le tourniquet et les portes coulissantes, si bien que les autres passagers savent ce que vous êtes – effronté ou timide, amoureux ou indifférent, friqué ou fauché. Mais voilà que vous trouvez une place assise et le métro repart ; il s’arrête à une station, puis une autre ; les gens descendent, montent. Et sous l’effet de bercement du wagon, le masque que vous avez soigneusement appliqué sur votre visage se décolle. Le surmoi se dissout à mesure que vos pensées, flottant sans but précis, s’attardent sur un souci, sur un rêve ; plus exactement, il se laisse emporter par cette ambiance hypnotique dans laquelle même les soucis et les rêves reculent pour laisser le champ libre au silence paisible du cosmos. 

  Cela nous arrive à tous. La seule différence, c’est le temps que ça prend. Deux arrêts pour certains. Trois pour d’autres. 68th Street. 59th. 51st. Grand Central. Quel soulagement, ces quelques minutes où l’on baisse la garde, où le regard divague, où l’on vit la seule véritable consolation qu’offre l’isolement."

 

  For, in fact, the pictures captured a certain naked humanity. Lost in thought, masked by the anonymity of their commute, unaware of the camera that was trained so directly upon them, many of these subjects had unknowingly allowed their inner selves to be seen.

  Anyone who has ridden the subway twice a day to earn their bread knows how it goes: When you board, you exhibit the same persona you use with your colleagues and acquaintances. You’ve carried it through the turnstile and past the sliding doors, so that your fellow passengers can tell who you are—cocky or cautious, amorous or indifferent, loaded or on the dole. But you find yourself a seat and the train gets under way; it comes to one station and then another; people get off and others get on. And under the influence of the cradlelike rocking of the train, your carefully crafted persona begins to slip away. The superego dissolves as your mind begins to wander aimlessly over your cares and your dreams; or better yet, it drifts into an ambient hypnosis, where even cares and dreams recede and the peaceful silence of the cosmos pervades.

  It happens to all of us. It’s just a question of how many stops it takes. Two for some. Three for others. Sixty-eighth Street. Fifty-ninth. Fifty-first. Grand Central. What a relief it was, those few minutes with our guard let down and our gaze inexact, finding the one true solace that human isolation allows.



vendredi 25 novembre 2022

Drillon (militaires)

Drillon, Coda : 


"Le père de Baudelaire était militaire.

Le père de Rimbaud était militaire.

Le père de Verlaine était militaire.

Le père de Nerval était médecin militaire.

Le père de Hugo était militaire.

Le père de Vigny était militaire.

Le père de Banville était militaire.

Le père de Lamartine était militaire.

Engagez-vous, et forniquez."

jeudi 24 novembre 2022

Mallarmé (fini)

Mallarmé, sur Manet, in Proses diverses, Pléiade p. 698 :

[à propos du tableau "Les Hirondelles"] 





grand format :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:%C3%89douard_Manet_-_Hirondelles.jpg


"Je signalais une réserve [...] ; elle consiste, si l'on veut, en ceci que, pour parler argot "le tableau n'est pas assez poussé" ou fini. Il y a longtemps que l'existence de cette plaisanterie me semble révoquée en doute par ceux qui la proférèrent d'abord. Qu'est-ce qu'un œuvre "pas assez poussée" alors qu'il y a entre tous ces éléments un accord par quoi elle se tient et possède un charme facile à rompre par une touche ajoutée ? Je pourrais, désireux de me montrer explicite, faire observer que, du reste, cette mesure, appliquée à la valeur d'un tableau, sans étude préalable de la dose d'impressions qu'il comporte, devrait, logiquement, atteindre l'excès dans le fini comme dans le lâché : tandis que, par une inconséquence singulière, on ne voit jamais l'humeur des juges sévir contre une toile, insignifiante et à la fois minutieuse jusqu'à l'effroi."



mercredi 23 novembre 2022

Huysmans (publication)

Huysmans, Là-bas chap. XVI : 

"... Les rares artistes qui restent n’ont plus à s’occuper du public ; ils vivent et travaillent loin des salons, loin de la cohue des couturiers de lettres ; le seul dépit qu’ils puissent honnêtement ressentir, c’est, quand leur œuvre est imprimée, de la voir exposée aux salissantes curiosités des foules ! 

– Le fait est, dit des Hermies, que c’est une véritable prostitution ; la mise en vente, c’est l’acceptation des déshonorantes familiarités du premier venu ; c’est la pollution, le viol consenti, du peu qu’on vaut ! 

– Oui, c’est notre impénitent orgueil et aussi le besoin de misérables sous qui font qu’on ne peut garder ses manuscrits à l’abri des mufles ; l’art devrait être ainsi que la femme qu’on aime, hors de portée, dans l’espace, loin ; car enfin c’est avec la prière la seule éjaculation de l’âme qui soit propre ! Aussi, lorsqu’un de mes livres paraît, je le délaisse avec horreur. Je m’écarte autant que possible des endroits où il bat sa retape. Je ne me soucie un peu de lui, qu’après des années, alors qu’il a disparu de toutes les vitrines, qu’il est à peu près mort.'



mardi 22 novembre 2022

Nabokov (lecture)

Nabokov, Le Don Pléiade p. 69-70 : 

"Il relisait son poème plusieurs fois en variant les intonations intérieures ; c'est-à-dire qu'il imaginait l’une après l'autre les diverses manières dont, mentalement, le poème serait lu, l’était peut-être en ce moment même, par ceux dont l'opinion lui importait ; et avec chacune de ces différentes incarnations il sentait presque physiquement changer la couleur de ses yeux, mais aussi la couleur derrière ses yeux, et le goût dans sa bouche, et plus il aimait le chef-d'œuvre du jour, plus parfaitement il pouvait le lire et le savourer à travers les yeux des autres."


[He] read his poem over several times, varying the inner intonations; that is, imagining one by one the various mental ways the poem would be read, perhaps was now being read, by those whose opinion he considered important—and with each of these different incarnations he would almost physically feel a change in the color of his eyes, and also in the color behind his eyes, and in the taste in his mouth, and the more he liked the chef-d’oeuvre du jour, the more perfectly and succulently he could read it through the eyes of others.


lundi 21 novembre 2022

Andreas-Salomé (Lou)

Andreas-Salomé Lou, Mémoires p. 7 : 

"Notre première expérience, chose remarquable, est celle d'une disparition. Un instant auparavant, nous étions un tout indivisible, tout Être était inséparable de nous ; et voilà que nous avons été projetés dans la naissance, nous sommes devenus un petit fragment de cet Être et devons veiller à ne pas subir d'autres amputations et à nous affirmer vis-à-vis du monde extérieur qui se dresse en face de nous avec une ampleur grandissante, et dans lequel, quittant notre absolue plénitude, nous sommes tombés comme dans un vide - qui nous a tout d'abord dépossédés. [...] Voilà le problème de l'enfance à ses débuts. C'est aussi celui de toute humanité à ses débuts."


dimanche 20 novembre 2022

Rilke (flamants)

Rilke, Neue Gedichte II : Die Flamingos, trad. Pléiade p. 475 : 


Les flamants roses

          Paris, Jardin des Plantes


Des reflets au miroir comme de Fragonard

ne te livreraient pas de leur blanc, de leur rose,

plus que ne t'apprendrait, parlant de son amie,

un homme qui te dit : "Elle était douce encor


de sommeil." Car, dressés dans le vert,

légèrement tournés sur leurs tiges de rose,

ensemble fleurissant comme dans un parterre,

plus charmeurs que Phryné eux-mêmes se séduisent.


Puis au bout de leur cou ils penchent leur œil pâle,

et l'abritent au creux de leur propre douceur 

dans laquelle le noir et le rouge se cachent.


Une querelle éclate en cris dans la volière.

Mais, étonnés, soudain ils se sont étirés,

et s'en vont un à un au monde imaginaire.



          Paris, Jardin des Plantes


In Spiegelbildern wie von Fragonard

ist doch von ihrem Weiß und ihrer Röte

nicht mehr gegeben, als dir einer böte,

wenn er von seiner Freundin sagt: sie war


noch sanft von Schlaf. Denn steigen sie ins Grüne

und stehn, auf rosa Stielen leicht gedreht,

beisammen, blühend, wie in einem Beet,

verführen sie verführender als Phryne


sich selber; bis sie ihres Auges Bleiche

hinhalsend bergen in der eignen Weiche,

in welcher Schwarz und Fruchtrot sich versteckt.


Auf einmal kreischt ein Neid durch die Volière;

sie aber haben sich erstaunt gestreckt

und schreiten einzeln ins Imaginäre.