samedi 8 février 2020

Poe + Valéry (ambition)


Poe, Le domaine d'Arnheim, trad. Baudelaire, Bouquins p. 907 : 
« Il ne devint ni musicien ni poëte, - si nous employons ce dernier mot dans son acception journalière. Peut-être aussi avait-il négligé de devenir l’un ou l’autre, simplement en conséquence de son idée favorite, à savoir que c’est dans le mépris de l’ambition que doit se trouver l’un des principes essentiels du bonheur sur la terre. Est-il vraiment impossible de concevoir que, si un génie d’un ordre élevé doit être nécessairement ambitieux, il y a une espèce de génie plus élevé encore qui est au-dessus de ce qu’on appelle ambition ? Et ainsi ne pouvons-nous pas supposer qu’il a existé bien des génies beaucoup plus grands que Milton, qui sont restés volontairement « muets et inglorieux » ? Je crois que le monde n’a jamais vu et que, sauf le cas où une série d’accidents aiguillonnerait le génie du rang le plus noble et le contraindrait aux efforts répugnants de l’application pratique, le monde ne verra jamais la perfection triomphante d’exécution dont la nature humaine est positivement capable dans les domaines les plus riches de l’art. »

Thus it happened that he became neither musician nor poet ; if we use this latter term in its every–day acceptation. Or it might have been that he became neither the one nor the other, in pursuance of an idea of his which I have already mentioned – the idea, that in the contempt of ambition lay one of the essential principles of happiness on earth. Is it not, indeed, possible that while a high order of genius is necessarily ambitious, the highest is invariably above that which is termed ambition? And may it not thus happen that many far greater than Milton, have contentedly remained "mute and inglorious" ? I believe the world has never yet seen, and that, unless through some series of accidents goading the noblest order of mind into distasteful exertion, the world will never behold, that full extent of triumphant execution, in the richer productions of Art, of which the human nature is absolutely capable.


Valéry, La Soirée avec Monsieur Teste, Pléiade t. 2 p. 15-16 :
« Ce qu’ils nomment un être supérieur est un être qui s’est trompé. Pour s’étonner de lui, il faut le voir, – et pour être vu il faut qu’il se montre. Et il me montre que la niaise manie de son nom le possède. Ainsi, chaque grand homme est taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on trouve puissant, commence par la faute qui le fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu’il faut pour se rendre perceptible, l’énergie dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la gloire, à la joie de se sentir unique – grande volupté particulière. J’ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m’était révélée par celle même des individus éclatants, un peu moins solides. L’induction était si facile que j’en voyais la formation à chaque instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté d’esprit moins grossier. Une opération aussi simple me livrait des étendues curieuses, comme si j’étais descendu dans la mer. Perdus dans l’éclat des découvertes publiées, mais à côté des inventions méconnues que le commerce, la peur, l’ennui, la misère commettent chaque jour, je croyais distinguer des chefs-d’œuvre intérieurs. Je m’amusais à éteindre l’histoire connue sous les annales de l’anonymat. »

vendredi 7 février 2020

Montaigne + Céline (Plutarque)


Montaigne, lettre du 10 septembre 1570 :
« Ma femme […], je vous envoye la Lettre consolatoire de Plutarque à sa femme, traduite par [La Boétie] en François : bien marry dequoy la fortune vous a rendu ce present si propre, & que n'ayant enfant qu'une fille longuement attendue, au boute de quatre ans de nostre mariage, il a falu que vous l'ayez perdue dans le deuxiesme an de sa vie. Mais je laisse à Plutarque la charge de vous consoler, & de vous advertir de vostre devoir en cela, vous priant le croire pour l'amour de moy : Car il vous descouvrira mes intentions, & ce qui se peut alléguer en cela beaucoup mieux que je ne ferois moymesmes. Sur ce, ma femme, je me recommande bien fort à vostre bonne grâce, & prie Dieu qu'il vous maintienne en sa garde. 
Vostre bon mary 
Michel de Montaigne »

Céline, Voyage au bout de la nuit, Pléiade p. 288-289 : 
« Les bouquinistes des quais fermaient leurs boîtes. « Tu viens ! » que criait la femme par-dessus le parapet à son mari, à mon côté, qui refermait lui ses instruments, et son pliant et les asticots. Il a grogné et tous les autres pêcheurs ont grogné après lui et on est remontés, moi aussi, là-haut, en grognant, avec les gens qui marchent. Je lui ai parlé à sa femme, comme ça pour lui dire quelque chose d’aimable avant que ça soye la nuit partout. Tout de suite, elle a voulu me vendre un livre. C’en était un de livre qu’elle avait oublié de rentrer dans sa boîte à ce qu’elle prétendait. « Alors ce serait pour moins cher, pour presque rien... » qu’elle ajoutait. Un vieux petit « Montaigne » un vrai de vrai pour un franc. Je voulais bien lui faire plaisir à cette femme pour si peu d’argent. Je l’ai pris son « Montaigne ».
Sous le pont, l’eau était devenue toute lourde. J’avais plus du tout envie d’avancer. Aux boulevards, j’ai bu un café crème et j’ai ouvert ce bouquin qu’elle m’avait vendu. En l’ouvrant, je suis juste tombé sur une page d’une lettre qu’il écrivait à sa femme le Montaigne, justement pour l’occasion d’un fils à eux qui venait de mourir . Ça m’intéressait immédiatement ce passage, probablement à cause des rapports que je faisais tout de suite avec Bébert. Ah ! qu’il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T’en fais pas va, ma chère femme ! Il faut bien te consoler !... Ça s’arrangera !... Tout s’arrange dans la vie... Et puis d’ailleurs, qu’il lui disait encore, j’ai justement retrouvé hier dans des vieux papiers d’un ami à moi une certaine lettre que Plutarque envoyait lui aussi à sa femme dans des circonstances tout à fait pareilles aux nôtres... Et que je l’ai trouvée si joliment bien tapée sa lettre ma chère femme, que je te l’envoie sa lettre !... C’est une belle lettre ! D’ailleurs je ne veux pas t’en priver plus longtemps, tu m’en diras des nouvelles pour ce qui est de guérir ton chagrin !... Ma chère épouse ! Je te l’envoie la belle lettre ! Elle est un peu là comme lettre celle de Plutarque !... On peut le dire ! Elle a pas fini de t’intéresser !... Ah ! non ! Prenez-en connaissance ma chère femme ! Lisez-la bien ! Montrez-la aux amis. Et relisez-la encore ! je suis bien tranquille à présent ! Je suis certain qu’elle va vous remettre d’aplomb !... Vostre bon mari. Michel. Voilà que je me dis moi, ce qu’on peut appeler du beau travail. Sa femme devait être fière d’avoir un bon mari qui s’en fasse pas comme son Michel. Enfin, c’était leur affaire à ces gens. On se trompe peut-être toujours quand il s’agit de juger le cœur des autres. Peut-être qu’ils avaient vraiment du chagrin ? Du chagrin de l’époque ? »

jeudi 6 février 2020

Pessoa (art et vie)


Pessoa, Le Livre de l’Intranquillité § 122 (trad. Laye) :
« Plus nous avançons dans la vie, et plus nous nous convainquons de deux vérités qui, cependant, se contredisent. L'une est que, face à la réalité de la vie, on voit pâlir toutes les fictions de l'art et de la littérature. Elles procurent, c'est certain, un plaisir plus noble que ceux de la vie réelle ; malgré tout, elles sont comme les rêves au cours desquels nous éprouvons des sentiments qu'on n'éprouve pas dans la vie, et nous voyons se conjuguer des formes qui, dans la vie, ne sauraient se rencontrer ; elles sont malgré tout des rêves, dont on s'éveille et qui ne nous laissent ni ces souvenirs, ni ces regrets qui pourraient nous faire vivre ensuite une seconde vie.
L'autre idée est que, puisque toute âme noble aspire à parcourir la vie en son entier, à faire l'expérience de toutes les choses, de tous les lieux et de tous les sentiments susceptibles d'être vécus, et comme cela est impossible - alors la vie en sa totalité ne peut être vécue que subjectivement, et n'être vécue dans toute sa substance qu'à travers sa propre négation.
 Ces deux vérités sont irréductibles l'une à l'autre. Le sage s'abstiendra de vouloir les conjuguer, tout autant que de rejeter l'une ou l'autre. Il lui faudra cependant en choisir une, tout en regrettant celle qu'il n'aura pas choisie ; ou les rejeter toutes deux, en s'élevant au-dessus de lui-même jusqu'à un nirvana  privé.
 Heureux celui qui ne demande pas plus à la vie qu'elle ne lui donne spontanément, et qui suit l'exemple donné par l'instinct des chats, qui recherchent le soleil quand il fait soleil et, en l'absence de soleil, la chaleur, où qu'elle se trouve. Heureux celui qui renonce à sa personnalité pour son imagination, et qui fait ses délices du spectacle de la vie des autres, en vivant, non pas toutes les impressions, mais leur représentation tout extérieure. »

mercredi 5 février 2020

Beaumarchais (Figaro)


Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, V, 3 :
« On se débat, c’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi, non, ce n’est pas nous ; eh ! mais qui donc ? O bizarre suite d’événements! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis : encore je dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger ; poète par délassement ; musicien par occasion ; amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite et, trop désabusé… Désabusé…!  » 



mardi 4 février 2020

Diderot (Boucher)


Diderot sur Boucher (Salon de 1763) : 
« Imaginez sur le fond un vase posé sur son piédestal et couronné d’un faisceau de branches renversées ; au dessous, un berger endormi sur les genoux de sa bergère ; répandez autour une houlette, un petit chapeau rempli de roses, un chien, des moutons, un bout de paysage et je ne sais combien d’autres objets entassés les uns sur les autres ; peignez le tout de la couleur la plus brillante, et vous aurez la Bergerie de Boucher.
Quel abus du talent ! combien de temps de perdu ! Avec la moitié moins de frais, on eût obtenu la moitié plus d’effet. Entre tant de détails, tous également soignés, l’œil ne sait où s’arrêter ; point d’air, point de repos. Cependant la bergère a bien la physionomie de son état ; et ce bout de paysage qui serre le vase est d’une délicatesse, d’une fraîcheur et d’un charme surprenants. Mais que signifient ce vase et son piédestal ? que signifient ces lourdes branches dont il est surmonté ? Quand on écrit, faut-il tout écrire ? quand on peint, faut-il tout peindre ? De grâce, laissez quelque chose à suppléer par mon imagination… »

Il s’agit vraisemblablement de ce tableau :
Si c’est bien le cas, Diderot inverse les deux personnages : il écrivait vite, après avoir vu des centaines de tableaux, à partir de notes griffonnées.


lundi 3 février 2020

Tocqueville (1848)


Tocqueville, Souvenirs chap. V : 
"Nos Français, surtout à Paris, mêlent volontiers les souvenirs de la littérature et du théâtre à leurs manifestations les plus sérieuses ; cela fait souvent croire que les sentiments qu’ils montrent sont faux, tandis qu’ils ne sont que maladroitement ornés. Ici, l’imitation fut si visible que la terrible originalité des faits en demeurait cachée. C’était le temps où toutes les imaginations étaient barbouillées par les grosses couleurs que Lamartine venait de répandre sur ses Girondins. Les hommes de la première révolution étaient vivants dans tous les esprits, leurs actes et leurs mots présents à toutes les mémoires. Tout ce que je vis ce jour-là porta la visible empreinte de ces souvenirs ; il me semblait toujours qu’on fût occupé à jouer la Révolution française plus encore qu’à la continuer.
Malgré la présence des sabres nus, des baïonnettes et des mousquets, je ne pus me persuader un seul moment non seulement que je fusse en danger de mort, mais que personne le fût, et je crois sincèrement que personne ne l'était en effet. Les haines sanguinaires ne vinrent que plus tard ; elles n'avaient pas eu le temps de naître ; l'esprit particulier qui devait caractériser la révolution de Février ne se montrait point encore. On cherchait, en attendant, à se réchauffer aux passions de nos pères, sans pouvoir y parvenir ; on imitait leurs gestes et leurs poses tels qu'on les avait vus sur le théâtre, ne pouvant imiter leur enthousiasme ou ressentir leur fureur. C'était la tradition d'actes violents suivie, sans être bien comprise, par des cœurs refroidis. Quoique je visse bien que le dénouement de la pièce serait terrible, je ne pus jamais prendre très au sérieux les acteurs ; et le tout me parut une mauvaise tragédie jouée par des histrions de province."


dimanche 2 février 2020

Grimm (Pulcinella)


Grimm, note ajoutée au Salon de Diderot, 1767, OC CFL t. 7 p. 49 :
"Un missionnaire ayant établi ses tréteaux sur la place de Saint-Marc à Venise à côté d'un joueur de marionnettes, celui-ci s'attira si fort la foule par le moyen de son Polichinelle que l'autre ne put jamais avoir un auditoire. La pauvre missionnaire épuisa toutes les ressources de sa rhétorique pour débaucher quelques spectateurs à son heureux voisin. Enfin, voyant qu'il n'y pouvait réussir, il tira un crucifix de dessous sa casaque et s'écria d'une voix pathétique et forte : Ecco il vero Pulcinella qui tollit peccata mundi. Venite et audite verbum domini !" [Voici le vrai Polichinelle qui ôte les péchés du monde. Venez et entendez la parole de Dieu !]