vendredi 3 mai 2024

Elizondo (écriture)

Elizondo (Salvador), Le Graphographe [cité en exergue de Vargas Llosa, Tante Julia et le scribouillard) :

"J'écris. J'écris que j'écris. Mentalement je me vois écrire que j'écris et je peux aussi me voir voir qui écris. Je me rappelle écrivant déjà et aussi me voyant qui écrivais. Et je me vois me rappelant que je me vois écrire et je me rappelle me voyant me rappeler que j'écrivais et j'écris en me voyant écrire que je me rappelle m'être vu écrire que je me voyais écrire que je me rappelais m'être vu écrire que j'écrivais et que j'écrivais que j'écris que j'écrivais. Je peux aussi m'imaginer écrivant que j'avais déjà écrit que je m'imaginais écrivant que je me vois écrire que j'écris."


Escribo. Escribo que escribo. Mentalmente me veo escribir que escribo y también puedo verme ver que escribo. Me recuerdo escribiendo ya y también viéndome que escribía. Y me veo recordando que me veo escribir y me recuerdo viéndome recordar que escribía y escribo viéndome escribir que recuerdo haberme visto escribir que me veía escribir que recordaba haberme visto escribir que escribía y que escribía que escribo que escribía. También puedo imaginarme escribiendo que ya había escrito que me imaginaria escribiendo que había escrito que me imaginaba escribiendo que me veo escribir que escribo.

 


jeudi 2 mai 2024

Maupassant (fête)

Maupassant,  Le Père Amable III :

Ce dimanche-là, c'était la fête du village, la fête annuelle et patronale qu'on nomme assemblée, en Normandie.

Depuis huit jours on voyait venir par les routes, au pas lent de rosses grises ou rougeâtres, les voitures foraines où gîtent les familles ambulantes des coureurs de foires, directeurs de loteries, de tirs, de jeux divers, ou montreurs de curiosités que les paysans appellent «Faiseux vé de quoi».

Les carrioles sales, aux rideaux flottants, accompagnées d'un chien triste, allant, tête basse, entre les roues, s'étaient arrêtées l'une après l'autre sur la place de la mairie. Puis une tente s'était dressée devant chaque demeure voyageuse, et dans cette tente on apercevait par les trous de la toile des choses luisantes qui surexcitaient l'envie et la curiosité des gamins.

Dès le matin de la fête, toutes les baraques s'étaient ouvertes, étalant leurs splendeurs de verre et de porcelaine ; et les paysans, en allant à la messe, regardaient déjà d'un œil candide et satisfait ces boutiques modestes qu'ils revoyaient pourtant chaque année.

Dès le commencement de l'après-midi, il y eut foule sur la place. De tous les villages voisins les fermiers arrivaient, secoués avec leurs femmes et leurs enfants dans les chars-à-bancs à deux roues qui sonnaient la ferraille en oscillant comme des bascules. On avait dételé chez des amis ; et les cours des fermes étaient pleines d'étranges guimbardes grises, hautes, maigres, crochues, pareilles aux animaux à longues pattes du fond des mers.

Et chaque famille, les mioches devant, les grands derrière, s'en venait à l'assemblée à pas tranquilles, la mine souriante, et les mains ouvertes, de grosses mains rouges, osseuses, accoutumées au travail et qui semblaient gênées de leur repos.

Un faiseur de tours jouait du clairon ; l'orgue de barbarie des chevaux de bois égrenait dans l'air ses notes pleurardes et sautillantes ; la roue des loteries grinçait comme les étoffes qu'on déchire ; les coups de carabine claquaient de seconde en seconde. 

Et la foule lente passait mollement devant les baraques à la façon d'une pâte qui coule, avec des remous de troupeau, des maladresses de bêtes pesantes, sorties par hasard.

Les filles, se tenant par le bras par rangs de six ou huit, piaillaient des chansons ; les gars les suivaient en rigolant, la casquette sur l'oreille et la blouse raidie par l'empois, gonflée comme un ballon bleu."


mercredi 1 mai 2024

Guedj (mesure)

Guedj (Denis), Le Mètre du monde, coll. Points, chap. 19 "Deux visions du monde", p. 313 : 

"Les nouvelles mesures, que nous disent-elles du monde dans lequel elles ont – finalement – triomphé ?

Elles nous disent que la quantification prime. Au point qu'elle est devenue « la mesure de la mesure ». Elles nous disent que l'homme (son corps, son temps et son activité) est évincé. Doublement évincé, en tant que référence de la mesure, en tant qu'acteur du mesurage. Tout à la fois disqualifié comme référence et comme légitimation des mesures.

Il s'est passé en métrologie ce qui s'est passé en astronomie ; de la même façon que la Terre a été chassée du centre du monde physique au XVIè siècle, l'homme l'a été du centre du monde de la mesure au XXè. En ce sens, on peut parler de «révolution métro-logique» pour désigner ce passage d'un humano-centrisme à un géocentrisme qui signe le «retrait de l'homme de la réalité des choses ». Ce que d'aucuns appellent la déshumanisation du monde.

Plume ou plomb, or ou charbon, pesés avec le même kilo ; soie ou gros drap, brocart ou broderie, mesurés avec la même règle ; verger ou vignoble, route ou voie d'eau, corps de l'homme ou tronc de l'arbre, mesurés avec le même mètre ; eau bénite ou vin de messe, piquette ou vin de château, mesurés avec le même litre ; matières vives ou inertes, coûteuses ou modiques, luxueuses ou vitales, logées à la même enseigne.

Toutes les choses, partout, mesurées par tous, pour tous, de la même façon. Une mesure uniforme uniformise le monde. Les nouvelles ne prennent en compte que la «carcasse des choses»."


mardi 30 avril 2024

Goncourt (Richelieu)

Goncourt, Journal 15 juin 1857, Bouquins t. 1 p. 279 : 

"Le jour où tous les hommes sauront lire et où toutes les femmes joueront du piano, le monde sera en pleine désorganisation, pour avoir trop oublié une phrase du testament du cardinal de Richelieu : «Ainsi qu’un corps qui auroit des yeux en toutes ses parties, seroit monstrueux, de même un État le seroit, si tous les sujets étoient savants. On y verrait aussi peu d’obéissance que l’orgueil et la présomption y seroient ordinaires»."


lundi 29 avril 2024

Proust (H. Godard)

Godard (Henri), A travers Céline, la littérature, chapitre "D'un roman l'autre" : 

"Dans Proust, j’en étais venu à trouver parfois longues certaines pages qui multipliaient à l’infini les hypothèses explicatives d’un geste ou d’une réaction. Il me fallait faire effort pour les suivre dans le détail (« soit que... soit que... soit encore que... ») en saisissant la logique de chacune sans perdre de vue le geste ou la réaction qu’elles étaient censées expliquer. Puis venait le moment où, ayant perdu pied, je renonçais et me contentais de me laisser porter par la progression de la phrase, avec la certitude rassurante qu’elle finirait par se refermer impeccablement sur elle-même."


dimanche 28 avril 2024

Custine (servilité)

Custine, La Russie en 1839, incipit, lettre 1 (5 juin 1839) :

"Ems, ce 5 juin 1839.

J'ai commencé hier mon voyage en Russie : le grand-duc héréditaire est arrivé à Ems, précédé de dix ou douze voitures et suivi d'une cour nombreuse. 

Ce qui m'a frappé dès le premier abord, en voyant les courtisans russes à l'œuvre, c'est qu'ils font leur métier de grands seigneurs avec une soumission extraordinaire ; c'est une espèce d'esclaves supérieurs. Mais aussitôt que le prince a disparu, ils reprennent un ton dégagé, des manières décidées, des airs délibérés, qui contrastent d'une façon peu agréable avec la complète abnégation d'eux-mêmes qu'ils affectaient l'instant d'auparavant ; en un mot il régnait dans toute cette suite de l'héritier du trône impérial une habitude de domesticité dont les maîtres n'étaient pas plus exempts que les valets. Ce n'était pas simplement de l'étiquette, comme celle qui gouverne les autres cours où le respect officiel, l'importance de la charge plus que celle de la personne, le rôle obligé enfin, produisent l'ennui et quelquefois le ridicule ; c'était plus que cela ; c'était de la servilité gratuite et involontaire qui n'excluait pas l'arrogance ; il me semblait leur entendre dire : «Puisque cela ne peut pas être autrement, j'en suis bien aise.» Ce mélange d'orgueil et d'humiliation m'a déplu et ne m'a nullement prévenu en faveur du pays que je vais parcourir."


samedi 27 avril 2024

Goya (création)

Goya, annonce "anonyme" des Caprices, Diario de Madrid 6 et 19 février 1799 :

Extrait de : G. Didi-Huberman. Atlas ou le gai savoir inquiet ciité par J.-P. Dhainault, 2005, p. 31-32 (trad. légèrement modifiée).

"Entre les multiples extravagances et erreurs (extravagancias y desaciertos) qui sont communes dans toute société civile, entre les préoccupations et embûches vulgaires autorisées par l’habitude, l’ignorance ou l’intérêt, l’auteur, persuadé que la recension critique des erreurs et des vices humains (la censura de los errores y vicios humanos) [...] peut être aussi l’objet de la peinture, a choisi comme sujets propres pour son œuvre ceux qu’il a cru aptes à fournir matière au ridicule (materia para el ridículo) et exerce en même temps la fantaisie de l’artifice (ejercitar al mismo tiempo la fantasía del artífice). [L’auteur] a tenté d’exposer à la vue des formes et des attitudes (exponer a los ojos formas y actitudes) qui ont seulement existé jusqu’à présent dans l’esprit humain, obscurci et confus (la mente humana obscurecida y confusa) par le manque de culture ou altéré par le déchaînement des passions (desenfreno de las pasiones). [...] La peinture (comme la poésie) choisit dans l’universel (universal) ce qu’elle juge plus propre à ses fins ; elle réunit en un seul personnage fantastique ou imaginé (personage fantástico) circonstances et caractères que la nature répartit entre plusieurs ; de cette combinaison (esta combinación), ingénieusement disposée (ingeniosamente dispuesta), il résulte une heureuse imitation par laquelle elle acquiert, lorsqu’elle use d’un bon artifice, le titre d’inventeur (inventor) et non celui de copiste servile."



vendredi 26 avril 2024

Guillaume d'Aquitaine (poème de rien)

Guillaume IX, duc d'Aquitaine (1071-1126), Poème de rien :

[source : http://cura.free.fr/docum/706Agui.html]

trad. Patrice Guinard


sur l'auteur, on peut voir : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guillaume_IX_d%27Aquitaine


Ferai des vers de pur néant : 

Ne sera de moi ni d'autres gens, 

Ne sera d'amour ni de jeunesse, 

Ni de rien d'autre. 

Les ai trouvés en somnolant - 

Sur un cheval !

Ne sais sous quelle étoile suis né. 

Ne suis allègre ni irrité, 

Ne suis d'ici ni d'ailleurs, 

Et n'y peux rien : 

Car fus de nuit ensorcelé 

A la cime d'une colline.

Ne sais quand fus endormi, 

Ni quand je veille si on ne me le dit. 

J'ai bien failli avoir le coeur brisé 

Par la douleur : 

Mais m'en soucie comme d'une souris 

Par saint Martial !

Malade suis et me sens mourir, 

Mais n'en sais pas plus qu'en entends dire. 

Médecin querrai à mon gré, 

Mais ne sais quel : 

Bon il sera s'il peut me guérir 

Mais non si mon mal empire.

L'amie que j'eus : ne sais qui c'est. 

Jamais ne la vis par ma foi, 

Rien ne m'a fait qui me plaise ou pèse, 

Et ça ne m'importe pas plus 

Qu'il vint jamais Normand ou Français 

Dans ma demeure.

Jamais ne la vis et l'aime fort. 

Jamais ne me fit justice ni tort. 

Quand ne la vois, en fais ma joie 

Et ne l'estime pas plus qu'un coq : 

Car en sais une plus aimable et belle 

Et plus précieuse.

J'ai fait ces vers ne sais sur quoi. 

Et les transmettrai à celui-ci 

Qui les transmettra à un autre 

Là-bas vers l'Anjou : 

Que celui-là m'en renvoie, de son fourreau - 

En contrepoint : la clé ! 

  



Farai un vers de dreyt nien : 

Non er de mi ni d'autra gen, 

Non er d'amor ni de joven, 

Ni de ren au, 

Qu'enans fo trobatz en durmen 

Sus un chivau.

No sai en qual guiza'm fuy natz : 

No suy alegres ni iratz, 

No suy estrayns ni suy privatz, 

Ni no'n puesc au, 

Qu'enaissi fuy de nueitz fadatz, 

Sobr'un pueg au.

No sai quora'm fuy endurmitz 

Ni quora'm velh, s'om no m'o ditz 

Per pauc no m'es lo cor partitz 

D'un dol corau. 

E no m'o pretz una soritz, 

Per sanh Marsau !

Malautz suy e cre mi murir, 

E ren no sai mas quan n'aug dir. 

Metge querrai al mieu albir 

E no sai cau. 

Bos metges er s'im pot guerir, 

Mas non, si amau.

M'amigu'ai ieu, no sai qui s'es, 

Qu'anc non la vi, si m'ajut fes. 

Ni'm fes que'm plassa ni que'm pes, 

Ni no m'en cau, 

Qu'anc non ac Norman ni Frances 

Dins mon ostau.

Anc non la vi et am la fort, 

Anc no n'aic dreyt ni no'm fes tort. 

Quan non la vey, be m'en deport, 

No'm pretz un jau, 

Qu'ie'n sai gensor e bellazor, 

E que mais vau.

Fag ai lo vers, no sai de cuy. 

Et trametrai lo a selhuy 

Que lo'm trametra per autruy 

Lay ves Anjau, 

 Que'm tramezes del sieu estuy 

La contraclau. 

 

 


jeudi 25 avril 2024

Goncourt (Baudelaire)

Goncourt, Journal octobre 1859, éd. Bouquins t. 1 p. 302 : 

"Baudelaire soupe aujourd’hui à côté de nous. Il est sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné. Au fond, une recherche voulue, de petites mains, lavées, écurées, soignées comme des mains de femme – et avec cela une tête de maniaque, une voix coupante comme une voix d’acier, et une élocution visant à la précision ornée d’un Saint-Just et l’attrapant. 

Il se défend obstinément, avec une certaine colère rèche, d’avoir outragé les mœurs dans ses vers."


mercredi 24 avril 2024

Valéry (poésie)

Valéry, Préambule [1928], in Souvenirs et réflexions p. 151 : 

"Plusieurs, donc, quoique assez peu nombreux ne se résignent pas à n'être que des favorisés par la nature d'un certain don sans cause. Ils ne consentent pas sans ennui et sans résistance que des accès et des voluptés d'une espèce si relevée ne s'achèvent et ne se résolvent dans la contemplation intellectuelle.

Loin d'opposer à la poésie les opérations nettes et distinctes de l'esprit, ces opiniâtres prétendent que l'ambition d'analyser et de chercher à concevoir la vertu poétique, outre qu'elle est en soi conforme à la tendance générale de notre volonté d'intelligence et qu'elle exerce la plénitude de notre fonction de compréhension, est d'ailleurs essentielle à la dignité de la muse, - ou plutôt de toutes les muses, car je parle à présent de toutes nos puissances d'inventions idéales en général.

En effet, si sensuelle et si passionnée que puisse être la poésie, tout inséparable qu'elle est de certains ravissements, et quoiqu'elle s'avance par moments jusqu'au désordre, il est facile de montrer qu'elle se raccorde cependant aux plus précises facultés de l'intelligence, car si elle est dans son principe une sorte d'émotion, elle est un genre singulier d'émotion qui veut se créer des figures. Le mystique et l'amant peuvent demeurer dans l'ineffable ; mais la contemplation ou les transports du poète tendent à se former une expression exacte et durable dans l'univers réel."


mardi 23 avril 2024

Goncourt (Michelet)

Goncourt, Journal 2 juillet 1858, Bouquins t. 1 p. 367 : 

"Lu 'Richelieu et la Fronde' de Michelet. Style haché, coupé, tronçonné, où la trame et la liaison de la phrase ne sont plus, avec des idées jetées comme des couleurs sur la palette, et quelquefois une sorte d’empâtement au pouce ; ou bien comme des membres sur une table d’anatomie : disjecta membra. … Mais plus haut, et au fond, une terrible menace que ce dernier livre du grand poète, et un peu l’ouverture de la grande Ruine qui sera demain. En ce livre déshabillé, plus de couronnes de lauriers, plus de manteaux fleurdelisés plus de chemises même. Les hommes y perdent leur piédestal comme les choses y perdent leur pudeur. La Gloire y a des ulcères et la matrice des Reines des avortements. Ce n’est plus le stylet de la Muse, c’est le scalpel et le speculum du médecin. L’historien y apparaît comme le docteur des urines du peintre hollandais. Le bassin d’Anne d’Autriche y est visité comme en d’autres oubliettes de Blaye, et l’anus du Roi-Soleil y est interrogé comme en un dispensaire de police… Fin des dieux, des religions, des superstitions, et l’arrière-faix de l’histoire exposé en public. Cependant où va cela, où va ce siècle qui n’avait plus de culte que dans son passé historique ? Où aboutira cette grande avenue de l’histoire qui n’est plus qu’une avenue de monarques, de reines, de ministres, de capitaines, de pasteurs de peuples, montrés dans leurs ordures et leurs misères humaines, — de Rois passant au conseil de révision ?"


lundi 22 avril 2024

Gautier (visible)

Goncourt, Journal t. 1 p. 254, rapporte des propos de Th. Gautier : 

"Le sens artiste manque à une infinité de gens, même à des gens d’esprit. Beaucoup de gens ne voient pas. Par exemple, sur vingt-cinq personnes qui entrent ici, il n’y en a pas trois qui discernent la couleur du papier ! Tenez, voilà Monselet qui entre, il ne verra pas si cette table est ronde ou carrée… […] Toute ma valeur, […] c’est que je suis un homme pour qui le monde visible existe."


dimanche 21 avril 2024

Sallis (paysage urbain)

Sallis, Bois mort [Cypress Grove], trad. Estournet & Seago, chap. 2 :

"Il fit descendre la bête [=l'auto] le long de Jefferson, au travers d’une spectaculaire collection de nids-de-poule, jusqu’à Washington Bottoms et ce qui semblait être soit une zone d’entrepôts depuis longtemps abandonnée, soit le décor d’une saga de science-fiction d’après-guerre. Nous nous rangeâmes près des seules formes de vie visibles, toutes agglutinées autour d’une station Spur qui annonçait «Le top du barbecue». Un immeuble d’habitation de quatre étages s’était effondré et une jeune femme était assise sur le rebord du trottoir à contempler ses chaussures, des filets de salive serpentant lentement le long d’un T-shirt noir où on pouvait lire ATEFUL DE D. Sur la droite, une gigantesque dent en bois pourrie pendait devant ce qui avait été autrefois l’officine d’un dentiste. Du terrain vague à gauche, vierge de toute empreinte humaine, avait éclos une fière moisson de pneus de voiture, de sacs d’ordures, de pièces de chariots de supermarché, de bicyclettes et de glacières en plastique, d’éclats de briques et de parpaings."


He hauled the beast down Jefferson towards Washington Bottoms, over a spectacular collection of potholes and into what appeared to be either a long-abandoned warehouse district or the set for some postwar science fiction epic. We pulled up alongside the only visible life-forms hereabouts, all of them hovering about a Spur station advertising “Best Barbecue.” A four-floor apartment house across the street had fallen into itself and a young woman sat on the curb outside staring at her shoes, strings of saliva snailing slowly down a black T-shirt reading ATEFUL DE D. A huge rotting wooden tooth hung outside the onetime dentist’s office to the right. The empty lot to the left had grown a fine crop of treadbare auto tires, bags of garbage, bits and pieces of shopping carts, bicycles and plastic coolers, jagged chunks of brick and cinder block.



samedi 20 avril 2024

Goncourt (création 2)

Goncourt, Journal, 19 mars 1858  : 

"Plus je coudoie de ceux-là qui dépensent leur vie, la fièvre de leur esprit dans le Petit Journal, plus je suis convaincu que l'état, les agitations, la vie sans assiette, la précipitation des idées, le détournement de la pensée, de l'observation, du travail lent et mûri rendent ceux-là absolument impropres, même dans l'avenir, à une œuvre ; il faut, pour pondre, une retraite, et comme une nuit à l’esprit ."


vendredi 19 avril 2024

Pessoa (fusion)

Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, trad. Françoise Laye : 

"Tout ce qui nous entoure devient partie de nous-mêmes, s’infiltre dans les sensations mêmes de la chair et de la vie, et la bave de la grande Araignée nous lie subtilement à ce qui est près de nous, nous berçant dans le lit léger d’une mort lente qui nous balance au vent. Tout est nous, et nous sommes tout ; mais à quoi cela sert-il puisque tout est rien ? Un rai de soleil, un nuage – dont seule l’ombre soudaine nous dit le passage – , une brise qui se lève, le silence qui la suit lorsqu’elle a cessé, tel ou tel visage, des voix au loin, un rire qui monte parfois, parmi ces voix parlant entre elles, puis la nuit où émergent, dépourvus de sens, les hiéroglyphes morcelés des étoiles."


jeudi 18 avril 2024

Valéry (écarts)

Valéry, Les droits du poète sur la langue, (Lettre à Clédat), in Pièces sur l’art, Pléiade t. 2 p. 1264 : 

"[Le linguiste] est par définition, un observateur et un interprète de la statistique. L'écrivain, c'est tout le contraire : il est un écart, un agent d'écarts. Ce qui ne veut point dire que tous les écarts lui sont permis ; mais c'est précisément son affaire, son ambition, que de trouver les écarts qui enrichissent, – ceux qui donnent l'illusion de la puissance, ou de la pureté, ou de la profondeur du langage."


mercredi 17 avril 2024

Boileau (distance)

Boileau, Art poétique IV : 

"Je ne suis pas pourtant de ces tristes esprits

Qui, bannissant l'amour de tous chastes écrits,

D'un si riche ornement veulent priver la scène,

Traitent d'empoisonneurs et Rodrigue et Chimène.

L'amour le moins honnête, exprimé chastement,

N'excite point en nous de honteux mouvement.

Didon a beau gémir, et m'étaler ses charmes ;

Je condamne sa faute en partageant ses larmes.

Un auteur vertueux, dans ses vers innocens,

Ne corrompt point le coeur en chatouillant les sens ;

Son feu n'allume point de criminelle flamme."


mardi 16 avril 2024

Valéry (musique)

Valéry, Tel Quel 1 Pochothèque t. 3 p. 184 : 

"La musique m'ennuie au bout d'un peu de temps, et d'autant plus court qu'elle a eu plus d'action sur moi. C'est qu'elle vient gêner ce qu'elle vient d'engendrer en moi, de pensées, de clartés, de types et de prémisses. Rare est la musique qui ne cesse d'être ce qu'elle fut ; qui ne gâte et ne traverse ce qu'elle a créé, mais qui nourrisse ce qu'elle vient de mettre au monde, en moi. 

J’en conclus que le vrai connaisseur en cet art est nécessairement celui auquel il ne suggère rien."


lundi 15 avril 2024

Clair (art)

Clair (Jean), De immundo, p.121-123

"La haine de l’autre, le fantasme de la maîtrise absolue qu’on prétend exercer sur cet autre, la satanocratie du mal […] se manifestent dans une société qui a vu advenir ce que Marcel Gauchet appelle l’«individu total» (1). C’est une civilisation de nature fécale, dans laquelle tout individu estime ne plus rien devoir à la société mais, d’elle, pouvoir exiger tout.

À l’État total que nous avons connu au siècle dernier succéderait aujourd’hui l’individu total. Et au culte du sang, qui a fondé la société totalitaire – avec ses valeurs singulières, verser le sang, être de même sang, protéger la pureté du sang -, succéderait un culte de l’excrémentiel, où s’affirme la puissance de l’individu total. L’individu total, l’artiste raté, le plasticien des derniers jours, celui qui impose aux autres sa merde, c’est l’enfant des premiers jours. Quand Charles Baudelaire avançait que « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté », la chute « à volonté » cachait encore la dimension tragique de pareille régression.

Dans un monde où les élites ont disparu au nom de l’égalité, bien souvent décimées par la plèbe, mais dans lequel on attribue « à l’Art un pouvoir de connaissance spécifique et supérieur qui nous ramène hors des religions constituées, dans la sphère d’un religieux primordial et indifférencié » (2), l’Artiste, étrangement, garde seul l’étonnant privilège d’être considéré comme un être à part, au point d’apparaître comme le maître fantasmé du monde, son bouffon excrémentiel et tout-puissant."

(1) Marcel Gauchet, La Condition historique

(2) Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie


dimanche 14 avril 2024

Valéry (similitudes)

Valéry, Cahiers (1913) in Pléiade t. 2 p. 998 : 

"Les analogies et les métaphores doivent être considérées les produits réguliers, les actes d’un certain état déterminé, dans lequel tout ce qui paraît ne paraît que dans une sorte de résonance de similitudes. Dans cet état, il n’est pas de chose isolée, l’esprit procède par groupes entiers et ce qui est chose isolée lui est chose incomplète, inachevée. […] Tout le donné est fraction, commencement, insuffisance."


samedi 13 avril 2024

Chardin (reflets)

Rosenberg & Temperini, Chardin 

citent Delacroix p. 71 :

"nous remarquons entre les objets qui s'offrent à nos regards une sorte de liaison produite par l'atmosphère qui les enveloppe, par les reflets de toutes sortes qui font participer chaque objet à une harmonie générale. Cependant il s'en faut que la plupart des grands maîtres d'en soient préoccupés".

p. 72, citent De Ridder (1932) : 

"ce grand secret de Chardin reste précisément dans sa gamme unie. Peu variée en apparence, elle se révèle fort mixturée à qui en détaille les nuances. Si nombreuses, celles-ci finissent cependant par se résorber en une harmonie fondue. Le peintre n'obtient cet unisson que grâce à sa science des reflets, chaque couleur servant en quelque sorte de miroir à une autre, toutes se réfléchissant en dégradés lents les contrastes trop vifs étant évités ou aussitôt atténués."


cf. déjà publié

Goncourt sur Chardin (La Gazette des Beaux-Arts) : 

"Chez lui, point d'arrangement ni de convention : il n'admet pas le pré­jugé des couleurs amies ou ennemies. Il ose, comme la nature même, les couleurs les plus contraires. Et cela sans les mêler, sans les fondre : il les pose à côté l'une de l'autre, il les oppose dans leur franchise. Mais s'il ne mêle pas ses couleurs, il les lie, les assemble, les corrige, les caresse avec un travail systématique de reflets, qui, tout en laissant la franchise à ses tons posés, semble envelopper chaque chose de la teinte et de la lumière de tout ce qui l'avoisine. Sur un objet peint de n'importe quelle couleur, il met toujours quelque ton, quelque lueur vive des objets environnants. À bien regarder, il y a du rouge dans ce verre d'eau, du rouge dans ce tablier bleu, du bleu dans ce linge blanc. C'est de là, de ces rappels, de ces échos continus, que se lève à distance l'harmonie de tout ce qu'il peint, non la pauvre harmonie misérablement tirée de la fonte des tons, mais cette grande harmonie des consonances, qui ne coule que de la main des maîtres."


et bien sûr : 

Diderot sur Chardin, Salon de 1763 :

"C'est celui-ci qui entend l'harmonie des couleurs et des reflets."


vendredi 12 avril 2024

Shitao (inspiration)

Shitao, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère, éd. P. Ryckmans ch. VII , note 6 p. 73 : 

"Les poètes et les peintres d'inspiration taoïste avaient recours à diverses pratiques telles que pousser une sorte de hurlement, le [?], ou, plus communément, s'enivrer de vin pour provoquer cette transe où toutes les contingences de matière, de forme, de technique s'évanouissent pour laisser place à l'autonomie souveraine du moi, conscience totale et liberté pure. Shitao lui-même nous décrit ainsi comment procédait un calligraphe qu'il admirait : dès qu'il se sentait en bonnes dispositions pour calligraphier, il se mettait à boire force rasades de vin, arrachant son foulard de tête et laissant flotter ses cheveux épars, il poussait une série de rugissements déments, puis vidait dix baquets d'encre jusqu'à l'épuisement complet de tout son papier."


jeudi 11 avril 2024

Picon (Manet 2/2)

Picon, 1853, Naissance de la peinture moderne [1974], p. 129 : 

[suite et fin]

"Et pourtant – malgré cette égalité de toutes choses au sein du visible – nous sommes sensibles à la différence des images, et même à une sorte de hiérarchie. Système d'exclusion – rejetant, pour parler court, la mouvance invisible de l'image, cette peinture correspond nécessairement à un certain ordre de préférences. Elle inclut une hiérarchie fondée sur l'aptitude des choses à manifester la présence du sensible, et à s'y réduire. En ce sens, le corps imparfait de l'Olympia est plus efficace que celui d'une vénus ou même d'une odalisque d'Ingres, son imperfection attestant qu'il a été vu et non pas imaginé. Une nature morte est moins équivoque qu'un portrait, qui risque toujours de signifier au-delà du visible, mais une botte d'asperges est tout de même une manifestation moins complète, moins éclatante que ces spectacles où la puissance du visible a été convoquée dans sa multiplicité : champ de courses, bal à l'Opéra, musique aux Tuileries, plus tard bar des Folies-Bergère, Moulin de la Galette, eaux de la Grenouillère…"


mercredi 10 avril 2024

Picon (Manet 1/2)

Picon, 1853, Naissance de la peinture moderne [1974], p. 127-129 : 

"Ne disons pas que [chez Manet], le sujet disparaît, ni même sa signification : il n'y a qu'un seul sujet, qui est le visible, et qui délègue sa signification à chacune de ses manifestations. Le visible est la signification de l'existence et le sujet de la peinture. 

Ce qui disparaît, précisons-le, ce n'est pas l'identité, la réalité de cette image, ou son pouvoir sur nous. Non, il n'est pas indifférent qu'il y ait là, devant nous, une femme nue, ou un bouquet d'arbres, ou les eaux d'une rivière, ou un vase plein de pivoines – et notre réaction tient compte, en un sens, de ce «sujet». Ce qui disparaît, c'est toute signification, toute connotation qui ne passe pas par le visible : c'est la mouvance invisible de l'image. Par exemple, que cette femme soit Olympia, non Vénus ; que ces eaux soient celles de l'Oise, et non de l'Illyssus, malgré la prévision éventuelle d'un titre, c'est sans importance. Ce qui est modifié, c'est la relation entre la chose maintenue – et toujours efficace dans son identité – et l'ordre du visible, auquel elle appartient ; et c'est cette modification qui nous fait croire que le sujet a disparu. L'objet a perdu sa primauté ; il n'est plus que l'hypostase du visible ; c'est le visible en tant que tel qui a le pouvoir, et qui donne délégation. Dans ce bouquet de pivoines brûle «l'absente de tous bouquets» : le soleil dont ces pétales sont autant de rayons."

à suivre


mardi 9 avril 2024

Yuzuki (riz-beurre)

Yuzuki (Asako), Le Beurre de Manako (2017), trad. Tamae-Bouhon pp. 36 et 39 : 

"Le beurre doit encore être froid, tout juste sorti du réfrigérateur. Un bon beurre doit être frais et dur, afin qu'on puisse en goûter le croquant et la saveur. Déposé sur le riz chaud, il fondra aussitôt, aussi ayez bien soin, surtout, d'en prendre une bouchée avant qu'il ramollisse. Beurre froid et riz chaud. Délectez-vous d'abord de ce contraste avant de dissoudre et de mêler ces deux ingrédients jusqui à ce qu' ils forment une fontaine dorée. Oui, même sans le voir, on peut en deviner la couleur, tant son goût est puissant. Chaque grain de riz enrobé fait clairement connaître sa présence tandis que son arôme grillé se répand de la gorge jusqu'au nez. La douceur du lait vous enveloppe la langue.[…] 

Elle dépose une noisette de beurre sur le riz, avant de laisser tomber une goutte de sauce soja d'un de ces sachets qui accompagnent les plats préparés qu'elle achète à la supérette. Conformément aux instructions, elle enfourne une cuillerée de riz avant que le beurre ait eu le temps de fondre. Un souffle mystérieux s'échappe du fond de sa gorge. Il y a tout d'abord la fraîcheur du beurre, qui frappe son palais en premier. Le contraste avec le riz est saisissant, tant au niveau de la température que de la texture. Ses dents effleurent le beurre froid, assez tendre pour qu' elles pénètrent dedans jusqu'à la racine. Bientôt, comme le lui a décrit Kajii, le beurre fondu jaillit d'entre les grains de riz. Avec un goût qu'on ne peut que qualifier de doré. Une vague de saveurs miroitantes, à la richesse insoupçonnée, submerge le riz pour emporter le corps de Rika au loin."


lundi 8 avril 2024

Valéry (dessin)

Valéry, Degas, Danse, dessin, Pochothèque t. 2 p.  571 : 

"Il opposait ce qu'il appelait la « mise en place », c'est-à-dire la représentation conforme des objets, à ce qu'il appelait le « dessin », c'est-à-dire l'altération particulière que la manière de voir et d'exécuter d'un artiste fait subir à cette représentation exacte, celle que donnerait, par exemple, l'usage de la chambre claire.

Cette sorte d'erreur personnelle fait que le travail de figurer les choses par le trait et les ombres peut être un art.

La chambre claire, que je prends pour définir la mise en place, permettrait de commencer le travail par un point quelconque, de ne pas même regarder l'ensemble, de ne pas chercher des relations entre les lignes ou les surfaces ; de ne pas agir sur la chose vue pour la transformer en chose vécue, en action de quelqu'un.

Or, il est des dessinateurs, dont il ne faut pas nier le mérite, qui ont la précision, l'égalité et la vérité de la chambre claire. Ils en ont aussi la froideur, et plus ils seront proches de la perfection de leur métier, moins pourra-t-on discerner l'ouvrage de l'un de celui de l'autre. Il en est tout au contraire des artistes. La valeur des artistes tient à certaines inégalités de même sens ou de même tendance, qui révèlent à la fois, à l'occasion d'une figure, d'une scène ou d'un paysage, la facilité, les volontés, les exigences, la puissance de transposition et de reconstitution de quelqu'un. Rien de tout ceci ne se trouve dans les choses ; et ne se trouve jamais le même dans deux individus différents."


dimanche 7 avril 2024

Céline (auscultation)

Céline, Féerie pour une autre fois, II : 

"Je rattrape Piram... faut que j'ausculte Piram... le cœur de chien bat plus vite que le cœur de l'homme... j'ai l'intérêt physiologique moi, toujours !... y a pas de circonstances qui tiennent !... tous les cœurs que je trouve je les ausculte... j'ai ausculté mille cœurs de chats... voilà une délicatesse !... leur pouls d'un rien devient « incomptable »... ah ? la palpitation chez le chien tient surtout de la voix du maître, plus que de l'effort même... le chien est un sentimental... oh j'ausculterais un éléphant... un crocodile... une souris... c'est le temps qui me manque !... j'aime la physiologie des êtres... leur pathologie me rend triste…"


samedi 6 avril 2024

Murdoch (théâtre)

Murdoch, La Mer, la mer, § "Préhistoire", Folio, trad. Mayoux p. 58-59  :

"Bien que mon style ait reçu l'étiquette d' "expérimental", je suis un solide partisan de la scène à l'italienne, je suis pour l'illusion, pas pour l'aliénation. Je déteste cette agitation interminable sur le plateau découvert de tous côtés, qui brouille la clarté des événements. J'abhorre également l'ineptie de la "participation du public" ; les émeutes et autres activités collectives peuvent avoir leur intérêt, mais il ne faudrait pas les confondre avec l'art dramatique. Celui-ci doit créer un sortilège de l'instant présent factice, et y emprisonner le spectateur. Le théâtre singe cette vérité profonde que nous sommes des êtres à prolongements, mais qui ne peuvent exister que dans le présent. Un présent factice parce qu'il lui manque l'aura indépendante de la réflexion personnelle, et qu'il comporte ses propres limitations et conclusions secrètes. Ainsi, la vie est comique, elle peut être horrible mais pas tragique : la tragédie est liée aux ruses de la scène."


Though described as an ‘experimentalist’ I am a firm friend of the proscenium arch. I am in favour of illusion, not of alienation. I detest the endless fidgeting on the surrounded stage which dissolves the clarity of events. Equally I abhor the nonsense of ‘audience participation’. Riots and other communal activities may have their value but must not be confused with dramatic art. Drama must create a factitious spell-binding present moment and imprison the spectator in it. The theatre apes the profound truth that we are extended beings who yet can only exist in the present. It is  a factitious present because it lacks the free aura of personal reflection and contains its own secret limits and conclusions. Thus life is comic, but though it may be terrible it is not tragic : tragedy belongs to the cunning of the stage.


vendredi 5 avril 2024

Ellis (journée)

Ellis (Bret Easton), Les Éclats chap. 1 : 

"Les types démarraient la journée en se retrouvant pour déjeuner vers midi – un de nos endroits préférés était Yesterdays et le sandwich Monte Cristo qu’ils servaient, ou bien nous prenions l’ascenseur en rez-de-chaussée qui descendait jusqu’à Good Earth, un restaurant végétarien à la mode, haut de gamme, où nous buvions des verres gigantesques de thé glacé à la cannelle et dévorions des salades, ou encore nous nous entassions dans un des box rouges de Hamburger Hamlet pour des croque-monsieur après avoir acheté nos tickets pour le film suivant au Bruin, juste à côté sur Weyburn. Le dîner avait parfois lieu à The Chart House ou à l’italien très vieille école, Mario, avec des pauses pour jouer à Space Invaders et à Pac-Man à la Westworld Video Arcade, ou traîner au Postermat pendant que des groupes de filles des années 1960 se déchaînaient sur la sono, ou aller chercher de nouveaux disques chez Tower Records ou à The Wherehouse, ou encore pour feuilleter des livres de poche dans l’une des nombreuses librairies qui essaimaient dans les rues – il y en avait cinq ou six en 1981, il n’y en a plus aucune aujourd’hui. Nous finissions la nuit au Ships, un café rétro sur Wilshire, situé à la périphérie de Westwood Village, avec un toit en forme de boomerang et un néon atomique, où nous commandions des Coca et des milk-shakes à la vanille, fumions des cigarettes au clou de girofle, où on trouvait des cendriers et un toaster individuel sur chaque table, et où nous restions bien après minuit."



The guys would start the day by meeting for lunch somewhere at noon – a favorite was Yesterdays and the Monte Cristo sandwich they served, or we’d take the street-level elevator down into the Good Earth, a modish upscale health-food restaurant where we drank giant glasses of cinnamon-flavored iced tea and ate salads, or we’d crowd into one of the red booths at Hamburger Hamlet for patty melts after buying our tickets for the next movie at the Bruin, adjacent on Weyburn. Dinner was sometimes at the Chart House or the old-school Italian of Mario’s, with breaks spent at the Westworld  video arcade playing Space Invaders and Pac-Man or browsing the Postermat while sixties girl groups blared or looking for new music at Tower Records or the Wherehouse or leafing through paperbacks at any number of the large bookstores that dotted the streets – there were five or six in 1981, there are none now. The night would end at Ships, a retro coffee shop on Wilshire, situated along the edges of Westwood Village, with a boomerang-shaped roof and atomic neon sign, and where we’d order Cokes and vanilla milkshakes and smoke clove cigarettes, ashtrays and a separate toaster on each table, and stay out until after midnight.


jeudi 4 avril 2024

La Bruyère (critique)

Le Mercure Galant sur La Bruyère :

"L'ouvrage de M. de La Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu'il a une couverture et qu'il est relié comme les  autres livres. Ce n'est qu'un amas de pièces détachées qui ne peut faire connaître si celui qui les a faites aurait assez de génie et de lumière pour bien conduire un ouvrage qui serait suivi. Rien n'est plus aisé que de faire trois ou quatre pages  d'un portrait qui ne demande point d'ordre, et il n'y a pas de  génie si borné qui ne soit capable de coudre ensemble quelques médisances de son prochain, et d'ajouter ce qui lui paraît capable de faire rire."


mercredi 3 avril 2024

Berdiaeff (collectivisme 2)

Berdiaev, Destin de l’homme dans le monde actuel, 1934 :

"L’être humain n’a pas la force de se maintenir, de défendre sa propre valeur et de trouver en lui-même un point d’appui. Il s’accroche comme à une bouée de sauvetage aux collectivités – collectivités nationales, communistes ou racistes, à l’État en tant qu’Absolu terrestre, à l’organisation et à la « technisation » de la vie. C’est des tranchées que sont issues pour monter dans l’arène de l’histoire ces masses, tombées hors des cadres organiques de la vie, ayant perdu la sanction religieuse de l’existence, et ayant besoin d’une organisation par contrainte afin d’éviter le chaos définitif."


lundi 1 avril 2024

Gracq (langue littéraire)

Gracq, Lettrines Pléiade t. 2 p. 212 [1° public. en 1966] : 

"À deux reprises, à l’intervalle d’un siècle : Saint-Simon – Chateaubriand (plus rarement) on voit l’idiome un instant crever la croûte refroidie de la langue. Vocabulaire verdissant, abrupt, d’un grain de peau non corroyée, qui sent encore les bauges féodales et les cépées de l’ancienne France. Presque tous les autres écrivains ont écrit d’après les livres. Après, peut-être faut-il compter Céline, mais c’est souvent moins une débâcle de la langue qui s’écrit qu’un accident du tout-à-l’égout."


dimanche 31 mars 2024

Zamiatine (pope)

Zamiatine, Scythes, in Écrits oubliés p. 150 : 

"Le Christ au Golgotha, perdant son sang goutte après goutte, entre deux bandits, est vainqueur parce qu'Il est crucifié et réellement vaincu. Mais le Christ réellement vainqueur, c'est le Grand Inquisiteur. Pire, le Christ réellement vainqueur, c'est le pope ventru en soutane lilas doublée de soie, bénissant de la main droite, tandis que de la gauche il récolte les dons. [...] Telle est l'ironie, telle est la sagesse du destin. Sa sagesse, car cette loi ironique est le gage de l'éternelle marche en avant. La réalisation, la chute terrestre, la victoire concrète de l'idée signent aussitôt son embourgeoisement." 

 

samedi 30 mars 2024

Conrad (côte)

Conrad, Au Cœur des ténèbres, trad. Mayoux : 

"Regarder d'un navire la côte filer, c'est comme réfléchir à une énigme. La voilà devant vous – souriante, renfrognée, aguichante, majestueuse, mesquine, insipide ou sauvage et toujours muette avec l'air de murmurer : 'Venez donc voir'. Celle-là était presque sans visage, comme en cours de fabrication, d'aspect hostile et monotone. Le bord d'une jungle colossale, d'un vert sombre au point de paraître presque noir, frangé d'une houle blanche, courait droit comme une ligne tracée à la règle, loin, loin le long d'une mer bleue dont le scintillement était estompé par un brouillard traînant. Le soleil était violent, la terre semblait luire et dégoutter de vapeur. Ça et là des taches d'un gris blanchâtre apparaissaient groupées au-delà de la houle blanche, avec à l'occasion un drapeau qui flottait au-dessus."


vendredi 29 mars 2024

Helton (animaux)

Helton (J. R.), Au Texas tu serais déjà mort § "Man and Beast", trad. N. Richard :

"Elle avait un petit teckel déguisé en Elvis Presley avec des lunettes de soleil fixées à sa tête avec du sparadrap et un costume blanc d’Elvis qu’elle avait fait elle-même. Elle avait déguisé l’autre teckel en beauté du Sud, coiffée d’un bonnet. Elle m’a présenté à Elvis et Daisy Mae, ou je ne sais plus de quel nom elle l’avait affublée, et m’a parlé le plus sérieusement du monde de leurs costumes, de ce qu’ils aimaient, de ce qu’ils n’aimaient pas, et j’ai hoché la tête poliment, faisant totalement abstraction de ce qu’elle me racontait. Elle était la Parade des animaux domestiques à elle toute seule et je n’avais qu’une envie, qu’elle fiche le camp : le simple fait de me retrouver dans la même petite rue que cette bonne femme me fichait la honte. J’avais honte pour ses chiens, comme j’ai honte pour tout animal que les gens affublent de costumes grotesques. Étant petit, je n’ai jamais aimé le cirque pour cette même raison. Je trouvais ça humiliant, pour un ours, d’être déguisé en humain et obligé de se donner en spectacle avec un ballon sur le nez.  Non mais, qu’est-ce qui leur passait par la tête, à ces gens ? Voilà que cet animal, dont l’élément naturel est la montagne, les grands pins, le froid ciel bleu, cet animal qui attrape les poissons dans les torrents, et déchiquete d’un vigoureux coup de patte tous les joyeux campeurs osant s’aventurer sur son territoire se faisait embarquer, mettre en cage, et qu’on lui apprenait à faire l’équilibre sur une chaise ! Je n’avais jamais voulu d’un chien qui se donne en spectacle. À quoi rimaient toutes ces conneries ? Se retourner, donner la patte, serrer la main. Les seuls tours que je voulais que mes chiens apprennent c’était ne pas me sauter dessus et ne pas ficher le camp."


jeudi 28 mars 2024

Carvalho (crépuscules)

Carvalho (Mário de), Les Sous-lieutenants, trad. fr. M.-H. Piwnik, p. 12 :

"Maudit Nhambirre, maudite Afrique aux couleurs trop violentes, Afrique des immondices et des maladies putrides, d'une cruauté animale et presque innocente. Et qu'a-t-il à voir, lui, le sous-lieutenant, avec cette savane vénéneuse, avec tous ces hommes de troupe grossiers et pareils à des automates, avec cette guerre qui ne le concerne pas ? Il n'est pas d'ici, bon sang ! Au diable ces couchers de soleil qui n'en sont pas, ce manque de nuances, de transitions, de douce tiédeur. Dans ce pays il n'y a même pas de crépuscule. La savane en un clin d'œil a appelé et dévoré le soleil, dans un fulgurant embrasement du ciel."

 

rappel de crépuscules africains et autres : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/11/celine-giono-tremblay-crepuscules.html


mercredi 27 mars 2024

Alain (par Canguilhem)

Canguilhem, Réflexions sur la création artistique selon Alain, RMM, 1952 : 

"On a trop souvent répété qu'Alain est un moraliste. De la part de certains, c'était une forme déguisée de malveillance. On l'égalait à La Rochefoucauld pour lui refuser la grandeur d'un philosophe. Quelques-uns de ses amis, lui accordant la grandeur de Montaigne, croyaient faire mieux. C'était pourtant chausser les mêmes lunettes que les autres. Alain n'est plus, et bientôt, passé le temps, qui n'a eu qu'un temps, des exhibitions de souvenirs, des contributions biographiques, des récits d'anecdotes, Alain ce sera son œuvre. Cette œuvre ce sera un problème, même pour ceux d'entre nous qui pensent la comprendre simplement parce qu'ils ont été les témoins de sa confection ou qu'ils ont eu le bonheur de recueillir directement l'enseignement du maître.

Alors, comme pour toute grande œuvre philosophique, il faudra y chercher la structure, l'unité, le sens, la correspondance des thèmes et ce que, finalement, elle a voulu dévoiler. Nous pensons qu'Alain est un vrai philosophe.

Nous fondons notre conviction sur l'existence de ces quatre ouvrages, Système des beaux-arts, Les Idées et les Âges, Les Entretiens au bord de la mer, Les Dieux. Pour la première de ces quatre œuvres magistrales, nous avons voulu expressément tenter d'en parler, dès maintenant, comme d'un texte philosophique plein, opaque, inépuisable. Paix cependant aux tenants de Montaigne."


mardi 26 mars 2024

Gracq (travail)

Gracq, Lettrines Pléiade t. 2 p. 209-210 : 

"La notion même de travail est en train de pourrir, avec ce qu’elle impliquait de conquérant et de productif : dans ce monde déjà tourné et retourné de fond en comble, le travail ne s’attaque presque plus nulle part à la nature brute, mais uniquement au travail humain précédent. De quoi était pour moi le symbole de la destruction, que j’observais l’été dernier, des villas grotesques et touchantes de La Baule, remplacées une à une par des ensembles de béton : le travail exécuté et déjà pensé par la machine anéantissait le travail que la main a accompli, que le rêve même pauvre et la fantaisie même indigente a inspiré. L’instinct sent qu’une perversion particulièrement maligne, et qui tôt ou tard, obscurément, sera punie, s’attache à cette rage de défaire pour refaire, qui tourne à vide et ne moud rien."


dimanche 24 mars 2024

Berdaiev (collectivisme)

Berdiaev, Royaume de l’esprit et royaume de César, trad. fr. 1951 par Ph. Sabant : 

"Le collectivisme a existé dans les objectivations historiques des religions, tant dans l’orthodoxie que dans le catholicisme. À l’autre extrémité, il se manifeste dans le communisme et le fascisme. Le collectivisme s’affirme en effet chaque fois que dans la communion et l’union des hommes intervient l’autoritarisme. Le collectivisme ne peut pas ne pas être autoritaire : il ne peut pas admettre la communion dans la liberté. Le collectivisme signifie toujours qu’il n’y a pas de véritable communauté, de véritable communion, que pour l’organisation de la société il faut créer la réalité fictive d’une collectivité, et que c’est de celle-ci que doivent partir les directives et les ordres. Lorsque les anciennes autorités s’effondrent, lorsque l’on ne croit plus à la souveraineté des monarchies ou des démocraties, alors se forgent l’autorité et la souveraineté de la collectivité. Mais ceci signifie toujours que les hommes n’ont pas été intérieurement libérés et que la communauté est inexistante."


samedi 23 mars 2024

Gracq (arbres)

Gracq, Lettrines, Pléiade t. 2 p. 203 : 

"Dans ce monde que nous réendossons chaque matin comme une vieille veste usée, totalement immunisés contre la surprise, l’arbre est la seule forme qui de temps en temps, à certains brefs moments de stupeur où les yeux se décapent de l’accoutumance, m’apparaît comme parfaitement délirante. Cet après-midi par exemple, en regardant les arbres qui parsèment les prairies de l’île Batailleuse pâturer dans le brouillard de pluie, soudain plus désorientants que des dinosaures."


vendredi 22 mars 2024

Nabokov (myope)

Nabokov, Roi, dame valet, Pléiade 1 p. 128 :

[myope sans lunettes] : 

"Dès qu'il fut dans la rue, un ruissellement radieux l'engloutit. Les objets étaient sans contours, les couleurs sans substance. Comme une robe légère de femme qui a glissé de son cintre, la ville luisait de reflets tremblants et retombait en plis fantastiques ; n'ayant plus rien pour la soutenir, elle n'était qu'une iridescence immatérielle mollement suspendue dans l'azur automnal. Au-delà du désert nacré de la place que, de temps à autre, une voiture traversait à toute vitesse en faisant entendre le bruit, nouveau pour Franz, de son klaxon de ville, de grands édifices roses se dessinèrent vaguement."


jeudi 21 mars 2024

Hacking (normal)

Hacking, The Taming of Chance, chap. 19 p. 163, cité par O. Rey, Quand le monde s'est fait nombre, chap. 6 : 

"On peut employer le mot “normal” pour dire comment sont les choses, mais aussi comment elles devraient être. La magie du mot est que nous pouvons avec lui exprimer les deux choses à la fois. La norme peut désigner ce qui est usuel ou typique, mais nos plus puissantes contraintes éthiques sont aussi appelées des normes. […] Nous utilisons régulièrement “normal” pour combler la brèche entre “être” et “devoir être”. De façon peut-être fautive, mais c’est ce que le concept de normalité accomplit pour nous."


mercredi 20 mars 2024

Nietzsche (effort)

Nietzsche, Aurore 5-559 :

"RIEN DE TROP ! – Combien souvent on conseille à l’individu de se fixer un but qu’il ne peut pas atteindre et qui est au-dessus de ses forces, pour qu’il atteigne du moins ce que peuvent rendre ses forces sous la plus haute pression. Mais cela est-il vraiment si désirable ? Les meilleurs hommes qui vivent selon ce principe et les meilleurs actes ne prennent-ils pas quelque chose d’exagéré et de contourné, justement parce qu’il y a en eux trop de tension ? Un sombre voile d’insuccès ne s’étend-il pas sur le monde par le fait que l’on voit toujours des athlètes en lutte, des gestes énormes et nulle part un vainqueur couronné et joyeux de sa victoire ?"


mardi 19 mars 2024

Michelet (Goncourt / visages)

Michelet, cité par les Goncourt Journal 23 nov. 1863 : 

"Avez-vous remarqué qu’aujourd’hui, les hommes célèbres n’ont pas la signification de leur physionomie… Voyez leurs portraits, leurs photographies… Il n’y a plus de beaux portraits… Les gens remarquables ne se distinguent plus… Balzac n’avait pas de caractéristique… Est-ce que vous reconnaîtriez, sur la vue, M. de Lamartine ? Rien dans la tête, les yeux éteints… seulement une élégance de tournure que l’âge n’a pas cassée… C’est qu’en ce temps, il y a chez nous trop d’accumulation… Oui, bien certainement, il y a plus d’accumulation qu’autrefois. Nous contenons tous plus des autres, et alors contenant plus des autres, notre physionomie nous est moins propre… Nous sommes plutôt des portraits d’une collectivité que de nous-mêmes…"


lundi 18 mars 2024

Queneau (Narcense et Potice)

Queneau, Le Chiendent chap 1 p. 12 : 

"Narcense et Potice suivent une femme. C'est là d'ailleurs la principale activité de Potice qui multiplie les conquêtes. Conformiste et bienveillant, il ne méprise pas ses semblables et s'en occupe le moins possible. Il a horreur des grands événements qui troublent ses agissements. Le jour d'aujourd'hui lui paraît aussi bon, ou meilleur, que le jour d'hier ; il ne sait pas au juste, il n'y songe guère. Mais il ne pleure pas après demain. Il collectionne les femmes.

Narcense, lui, est artiste ; ni peintre, ni poète, ni architecte, ni acteur, ni sculpteur, il joue de la musique, plus exactement du saxophone ; et cela dans les boîtes de nuit. En ce moment, il est d'ailleurs sur le pavé et cherche à gagner son pain à la force de ses capacités, mais il n'y parvient pas. Il commence à s'inquiéter. Ce jour-là, vers les 4 heures, il a rencontré son vieil ami Potice qui l’a entraîné derrière une femme qu'il a choisie au milieu de milliers d'autres ; il ne l'a vue que de dos ; le visage est incertain. Un risque. 5 heures. Narcense et Potice sont très parisiens. Ils suivent les femmes à 5 heures."


dimanche 17 mars 2024

Nabokov (perspective)

Nabokov, La Défense Loujine, chap. XI, Pléiade t. 1 p.469 : 

"Un faux gobelin suspendu au-dessus du canapé représentait des paysans en liesse. 

Du cabinet de travail – si l’on en poussait légèrement les portes coulissantes – on voyait en enfilade le salon et, plus loin, la salle à manger avec son buffet aminci par la perspective. Dans le salon, où de petits tapis étaient dispersés sur le parquet, scintillaient les feuilles lustrées d'un palmier. Enfin on passait dans la salle à manger, avec ses assiettes fixées au mur et son buffet qui avait maintenant retrouvé sa grandeur naturelle. Au-dessus de la table, un diablotin duveteux et solitaire était accroché à la suspension assez basse. La fenêtre en encorbellement permettait de voir un bout de la rue, un square et sa fontaine. La jeune fille revint vers la table et, par-delà le salon, jeta un regard dans le lointain cabinet de travail, où le gobelin paraissait à son tour rétréci […]."


samedi 16 mars 2024

Nabokov (chambre)

Nabokov, Le Don chap. II, Pléiade t. 2 p. 152-153 :

"Une petite chambre oblongue avec des murs ocre se figea devant le visiteur, une table près de la fenêtre, un canapé le long d'un mur et une armoire contre l'autre. Elle sembla repoussante à Fiodor, hostile, complètement «incommode» en ce qui concernait sa vie, comme si elle était positionnée de guingois à de nombreux degrés fatidiques (avec un rayon de soleil poussiéreux représentant la ligne pointillée qui marque le biais d'une figure géométrique quand elle est retournée) par rapport à ce rectangle imaginaire dans les limites duquel il lui serait possible de dormir, lire et penser ; mais, même s'il lui avait été possible par miracle d'adapter sa vie à l'angle de cette boîte difforme, son mobilier, sa couleur, sa vue sur la cour macadamisée, tout en elle était néanmoins insupportable, et il décida sur-le-champ qu'il ne la prendrait pas."


vendredi 15 mars 2024

Süskind (contrebasse)

Süskind, La Contrebasse, trad. Lortholary, Livre de Poche p. 17 :

"Donc, quatre cordes, accordées de quarte en quarte : mi, la, ré, sol. Plus une corde de do ou de si dans les basses à cinq cordes. C'est aujourd'hui la règle absolue, depuis l'Orchestre Symphonique de Chicago jusqu'à l'Orchestre d'État de Moscou. Mais avant d'en arriver là, que d'empoignades ! Rien n'était uniforme : ni le nombre de cordes, ni la façon de les accorder, ni même la taille de l'instrument. Il n'y a que la contrebasse, de tous les instruments, qui ait eu autant de modèles différents... Vous permettez qu'en même temps je prenne un peu de bière, c'est dingue, ce que je peux me déshydrater... Aux xviie et xviiie siècles, c'était la pagaille la plus totale : basse de gambe, grande basse de viole, grand violon à frettes, subtraviolon sans frettes ; accords de tierce, de quarte, de quinte ; basses à trois, à quatre, à six, à huit cordes, ouïes en forme de « f » ou de « c »... De quoi vous rendre fou. Jusqu'en plein xixe siècle, ils ont en France et en Angleterre une basse à trois cordes accordées à la quinte ; en Espagne et en Italie, trois cordes, mais à la quarte ; tandis qu'en Allemagne et en Autriche, c'est une basse à quatre cordes accordées à la quarte. Après, les Allemands ont imposé les quatre cordes et l'accord de quarte, tout simplement parce qu'à l'époque les meilleurs compositeurs étaient allemands. Encore qu'une basse à trois cordes ait un plus beau son. Ça grince moins, c'est plus mélodieux, c'est tout simplement plus beau. Mais en revanche les Allemands avaient Haydn, Mozart, les fils Bach. Et ensuite Beethoven et tous les romantiques. Eux, la sonorité de la contrebasse, ils s'en foutaient."


Gut. Also vier Saiten, Quartenstimmung E - A - D - G, respektive beim Fünfsaiter noch C oder H. Das ist heut uniform so von Chikago-Symphonie bis Moskauer Staatsorchester. Aber bis dahin waren das Kämpfe. Verschiedene Stimmungen, verschiedene Saitenzahl, verschiedene Größe -es gibt kein Instrument, bei dem es soviele Typen gegeben hat wie beim Kontrabaß - Sie erlauben, daß ich nebenher Bier trinke, ich habe einen wahnsinnigen Flüssigkeitsverlust. Im 17. und 18. Jahrhundert das reinste Chaos: Baßgambe, Großbaßviola, Violone mit Bünden, Subtraviolone ohne Bünde, Terz-Quart-Quintenstimmung, drei-, vier-, sechs-, achtsaitig, f-Schallöcher, c-Schalllöcher - zum Wahnsinnigwerden. Noch bis ins 19. Jahrhundert haben Sie in Frankreich und England einen Dreisaiter in Quintenstimmung; in Spanien und Italien einen Dreisaiter in Quartenstimmung; und in Deutschland und Österreich einen Viersaiter in Quartenstimmung. Wir haben uns dann durchgesetzt mit dem quartenstimmigen Viersaiter, weil wir in der Zeit einfach die bessern Komponisten gehabt haben. Obwohl ein dreisaitiger Baß besser klingt. Nicht so kratzig, melodiöser, einfach schöner. Aber dafür haben wir Haydn gehabt, Mozart, die Bachsöhne. Später Beethoven und die ganze Romantik. Denen war das Wurscht wie der Baß klingt. 


jeudi 14 mars 2024

Rétif (réalité et imitation)

Rétif de la Bretonne,  Nuits de Paris, I, 1 p. 21 : 

"O Nature ! je t'adore humblement prosterné. Pourquoi l'homme insensé ferme-t-il les yeux à ta céleste clarté ! un seul jet de cette lumière divine éclairerait les mortels, et chasserait loin d'eux les ténèbres de la superstition... Tire le voile, ô Buffon ! ôte à ton siècle la cataracte qui ferme son œil au beau jour !"


Rétif de la Bretonne, La Découverte australe par un Homme-volant, ou le Dédale français ; nouvelle très philosophique, Leïpsick, 1781, 4 vol., t. 3, p. 503-504 : 

"N’avez-vous donc pas les beaux-arts, comme la peinture, la sculpture, la musique, la poésie ? 

— Nous méprisons la peinture ; nos tableaux, ce sont nos beaux Hommes, nos belles Femmes que nous voyons tous les jours ; si le Genre-humain était anéanti, et qu’un seul Individu conservé fût condamné à vivre éternellement seul sur la terre, nous le trouverions excusable de s’appliquer aux deux arts de la peinture et de la sculpture, pour tromper sa solitude par une trompeuse image."


mercredi 13 mars 2024

Yonnet (racisme)

Yonnet, Voyage au centre du malaise français : L'antiracisme et le roman national p. 15 :

 "Puisque « le racisme n'est pas une opinion », selon une formule célèbre, l'antiracisme n'en est pas une non plus. C'est une contrainte sociale, une contrainte d'éducation permanente – médiatico-scolaire –, plus ou moins librement acceptée : elle n'apparaît sous son caractère de contrainte collective que pour qui s'en affranchit, ou s'y oppose. Mais tout se ligue contre l'émergence d'une telle attitude, que ne permettent normalement pas le jeu des relations corporatives ni l'économie du pouvoir entre les groupes à l'oeuvre dans la structure sociale. Pour exister ou nourrir ambition, il faut en être ou affecter d'en être. La stigmatisation et le confinement dans l'opprobre sont la sanction ordinaire d'une transgression de l'obligation commune, tant que celle-ci n'a pas été atteinte." 


mardi 12 mars 2024

Zola (piété)

Zola, La Conquête de Plassans, chap XVII :

"Toute une nouvelle femme grandissait en Marthe. Elle était affinée par la vie nerveuse qu’elle menait. Son épaisseur bourgeoise, cette paix lourde acquise par quinze années de somnolence derrière un comptoir, semblait se fondre dans la flamme de sa dévotion. […] Il y avait, chez elle, une sorte d’appétit physique de ces gloires, un appétit qui la torturait, qui lui creusait la poitrine, lui vidait le crâne, lorsqu’elle ne le contentait pas. Elle souffrait trop, elle se mourait, et il lui fallait venir prendre la nourriture de sa passion, se blottir dans les chuchotements des confessionnaux, se courber sous le frisson puissant des orgues, s’évanouir dans le spasme de la communion. Alors, elle ne sentait plus rien, son corps ne lui faisait plus mal. Elle était ravie à la terre, agonisant sans souffrance, devenant une pure flamme qui se consumait d’amour. […]

Elle entra enfin dans les délices du paradis. Elle eut des attendrissements, des larmes intarissables qu’elle pleurait sans les sentir couler ; crises nerveuses, d’où elle sortait affaiblie, évanouie, comme si toute sa vie s’en était allée le long de ses joues. Rose la portait alors sur son lit, où elle restait pendant des heures avec les lèvres minces, les yeux entrouverts d’une morte…"


lundi 11 mars 2024

Zola (pieds)

Zola, L'Assommoir, chap 13 : 

"Coupeau, les paupières closes, avait de petites secousses nerveuses qui lui tiraient toute la face. Il était plus affreux encore, ainsi écrasé, la mâchoire saillante, avec le masque déformé d'un mort qui aurait eu des cauchemars. Mais les médecins, ayant aperçu les pieds, vinrent mettre leurs nez dessus d'un air de profond intérêt. Les pieds dansaient toujours. Coupeau avait beau dormir, les pieds dansaient. Oh ! leur patron pouvait ronfler, ça ne les regardait pas, ils continuaient leur train-train, sans se presser ni se ralentir. De vrais pieds mécaniques, des pieds qui prenaient leur plaisir où ils le trouvaient."


dimanche 10 mars 2024

Molière (dissuasion)


Molière, Le Bourgeois gentilhomme, Acte II, sc. II : 

"Êtes-vous fou de l’aller quereller, lui qui entend la tierce et la quarte, et qui sait tuer un homme par raison démonstrative ?"


samedi 9 mars 2024

Céline (lecteurs)

Céline, Féerie 1  

"Je récapitule... je condense... c'est le style Digest... les gens ont que le temps de lire trente pages... il paraît ! au plus !... c'est l'exigence ! ils déconnent seize heures sur vingt-quatre, ils dorment, ils coïtent le reste, comment auraient-ils le temps de lire cent pages ? et de faire caca, j'oublie ! en plus ! et le cancer qu'ils  se cherchent au trou, tête à l'envers, acrobates ? « Cher trou ! Cher trou ! » et ceux qui s'onanisent en plus ! qui se voient embrassant des lascives, qui s'en font mal au sang ! des heures ! dans le noir des cinés ! se ruinent en teintureries de phalzars ! après des fantômes de vampires, mortes y a vingt ans ! qui ressortent des Antres, trempés, hagards ! l'autobus les monte ils savent plus !

Moi je vais vous revaloriser l'Art !"



vendredi 8 mars 2024

Helton (nature)

Helton (J. R.), Au Texas tu serais déjà mort, § "Man and Beast", trad. N. Richard :

"Comme la plupart des Américains, j’aimais « l’idée » de la campagne, le paysage, le décor, la population clairsemée, mais la réalité de la nature n’était rien d’autre qu’un formidable bazar, un amas de vie grouillante, chaque être vivant mangeant, piquant, déchiquetant et faisant chier tous les autres. Quelle que fût la période de l’année, il y avait toujours une espèce animale qui se faisait inévitablement remarquer au ranch : une invasion de sauterelles se jetant sur toutes les plantes et la moindre feuille d’herbe, dévorant tout ; en octobre, une épidémie de mouches qui se posaient sur les tas d’excréments canins puis venaient recouvrir ma tartine, ma tasse de café, emplissaient ma bouteille de bière ouverte ; les grillons comme des lemmings qui se précipitaient en masse dans la grange pour y mourir avant l’arrivée du grand vent glacial du nord ; les fourmis rouges, partout, qui tapissaient les collines rouges ferrugineuses sur lesquelles nous étions installés, s’infiltrant dans chaque centimètre carré de sol[…]. La nature était un animal importun avec qui je ne voulais plus avoir affaire. Je rêvais d’une petite chambre climatisée avec une télé, un magnétoscope, Internet, mon fax et un ordinateur, complètement isolé des chiens et du monde, où personne ne viendrait m’embêter et où j’aurais juste le loisir d’ouvrir la porte de temps en temps pour apprécier le décor à bonne distance."


jeudi 7 mars 2024

Maynard (transparence)

Maynard, Joyce, Prête à tout [To die for], 1992 :

"Selon moi, tout ce que font les gens à travers le monde, c’est pour avoir un public, pour que quelqu’un les voie. Prenez les artistes, ils aiment exposer leurs œuvres dans les musées, non ? Et généralement, les musiciens aiment que les gens écoutent leur musique. S’il n’y a personne, c’est un peu comme l’arbre qui tombe dans la forêt. Vous me suivez ?

C’est ça, la magie de la télévision. C’est comme un œil posé sur vous en permanence. Qui vous regarde même quand il n’y a personne autour de vous et qui enregistre ce que vous faites. Et sachant qu’il est là, vous vous comportez mieux, sur tous les plans. Un peu comme avec Dieu, en exagérant.

Supposons que vous soyez dans une cabane au milieu des bois où personne ne vous verra pendant tout le week-end. Avez-vous une raison de prendre une douche et de vous maquiller ? Maintenant, supposons que vous passiez à l’émission « Today ». Vous faites un peu plus attention à votre apparence.

S’il y avait des caméras de télévision dans toutes les maisons, tout le temps, comme celles qu’ils ont dans les banques et dans les boutiques pour surveiller les voleurs, croyez-vous que les mères continueraient à crier après leurs enfants et à les frapper ? Vous croyez que Deborah Norville était toujours aussi gentille avec son mari qu’elle l’était avec ses invités ? Et pour quelle raison ? Parce qu’il n’y avait pas de caméra de télévision dans son salon."


L'auteur, dans sa postface de 2015, écrit : 

"En 1990, il y a un quart de siècle maintenant, j’ai écrit une réplique [traduction ?] qui n’a plus le parfum de la comédie ou de la satire − comme je l’avais projeté initialement −, mais qui semble, au contraire, trop familière en tant que fidèle représentation d’une opinion, bien vivace en 2015."


mercredi 6 mars 2024

Conrad (fleuve)

Conrad, Cœur des Ténèbres, trad. Aubry : 

"Remonter le fleuve, c’était se reporter, pour ainsi dire, aux premiers âges du monde, alors que la végétation débordait sur la terre et que les grands arbres étaient rois. Un fleuve désert, un grand silence, une forêt impénétrable. L’air était chaud, épais, lourd, indolent. Il n’y avait aucune joie dans l’éclat du soleil. Désertes, les longues étendues d’eau se perdant dans la brume des fonds trop ombragés. Sur des bancs de sable argentés des hippopotames et des crocodiles se chauffaient au soleil côte-à-côte. Le fleuve élargi coulait au travers d’une cohue d’îles boisées, on y perdait son chemin comme on eût fait dans un désert et tout le jour, en essayant de trouver le chenal, on se butait à des hauts fonds, si bien qu’on finissait par se croire ensorcelé, détaché désormais de tout ce qu’on avait connu autrefois, quelque part, bien loin, dans une autre existence peut-être. Il y avait des moments où le passé vous revenait, comme cela arrive parfois quand on n’a pas un moment de répit, mais il revenait sous la forme d’un rêve bruyant et agité, qu’on se rappelait avec étonnement parmi les accablantes réalités de cet étrange monde de plantes, d’eau et de silence. Et cette immobilité de toutes choses n’était rien moins que paisible. C’était l’immobilité d’une force implacable couvant on ne savait quel insondable dessein. Elle vous contemplait d’un air plein de ressentiment."


Going up that river was like traveling back to the earliest beginnings of the world, when vegetation rioted on the earth and the big trees were kings. An empty stream, a great silence, an impenetrable forest. The air was warm, thick, heavy, sluggish. There was no joy in the brilliance of sunshine. The long stretches of the waterway ran on, deserted, into the gloom of overshadowed distances. On silvery sandbanks hippos and alligators sunned themselves side by side.

The broadening waters flowed through a mob of wooded islands ; you lost your way on that river as you would in a desert, and butted all day long against shoals, trying to find the channel, till you thought yourself bewitched and cut off for ever from everything you had known once – somewhere – far away – in another existence perhaps. There were moments when one’s past came back to one, as it will sometimes when you have not a moment to spare for yourself ; but it came in the shape of an unrestful and noisy dream, remembered with wonder amongst the overwhelming realities of this strange world of plants, and water, and silence. And this stillness of life did not in the least resemble a peace. It was the stillness of an implacable force brooding over an inscrutable intention. It looked at you with a vengeful aspect.


mardi 5 mars 2024

Tesson (altitude)

Tesson (S.), Blanc, 18° jour :

"Vers l’est, sous nos pieds, la plaine de Turin, bouchée d’un nuage mauve. C’était la vallée avec ses miasmes. Soudain, l’envie de ne jamais redescendre dans les galeries de la termitière.

C’était un danger de l’alpinisme : croire que le surplomb physique autorisait à mépriser le monde d’en bas. L’analogie était facile entre l’air de cristal et l’esprit pur, la grande santé et la haute pensée. Cette symbolique de comptoir avait inspiré une littérature d’acier sur les vertus purificatrices de la montagne où se confondaient conquête du sommet et domination morale. En réalité le sommet ne rehausse jamais la valeur de l’être. L’homme ne se refait pas. Quand il atteint les altitudes splendides, il y transporte sa misère. L’histoire de l’exploration fourmille d’épisodes sordides vécus en des lieux enchanteurs : des alpinistes qui en viennent aux mains sous des sommets de cristal, des naufragés qui se persécutent sous les cocotiers. L’homme a beau se propulser dans la beauté, il retombe toujours dans ses penchants. Le décor n’y fait rien !"



lundi 4 mars 2024

Smith (Zadie) (séduction)

Smith (Zadie) La Fille à la frange, in McSweeney's Nouvelles américaines vol. 1 éd. D. Egger [traduction ?] : 

"Après tout, les garçons, c'est rien que des garçons, mais il arrive aux filles de se résumer à un mouvement du poignet, ou un déhanchement, ou une mèche de cheveux très bruns tombant sur un front semé de taches de rousseur. Je ne dis pas qu'elles ne sont que ça, je dis seulement qu'elles en ont parfois l'air, et que ces petits détails (un grain de beauté sur une cuisse, un brusque rougissement des joues, une cicatrice évoquant à la perfection une noix de cajou) sont autant d'hameçons qui vous guettent. Dans ce cas précis, c'était cette frange, somptueuse et théâtrale ; et on aurait fait la queue pour regarder le visage sur lequel s'ouvrait ce rideau."


Boys are just boys after all, but sometimes girls really seem to fee the turn of a pale wrist, or the sudden jut of a hip, or a clutch of very dark hair failing across a freckled forehead I’m not saying that's what they really are. I'm just saying sometimes it seems that way, and that those details (a thigh mole, a full face flush, a scar the precise shape and size of a cashew nut) are so many hooks waiting to land you. In this case, it was those bangs, plush and dramatic; curtains opening on to a face one would queue up to see.


dimanche 3 mars 2024

Viollet-Le-Duc (style)

Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle [sic], 1854-1868, t. 8 : 

"[Le style] résiderait-il, par hasard, dans une certaine forme admise, quel que fût l’objet, ou les moyens, ou le but ? Serait-il l’âme de cette forme, ne la quittant plus ? Comment ! un être organisé, un animal vivant dont vous changez les habitudes, le milieu, perd cette qualité harmonique du style ! L’oiseau de proie que vous enfermez dans une cage n’est plus qu’un être gauche, triste et difforme, bien qu’il porte avec lui son instinct, ses appétits et ses qualités ; et la colonne d’un monument, qui n’est par elle-même qu’une forme brute, vous penseriez qu’en la déplaçant, qu’en la posant n’importe où, en dehors des causes qui ont motivé ses proportions, sa raison d’être, elle conservera son style et le charme qui la faisait admirer là où elle était érigée ? Mais ce charme, ce style, tenaient précisément à la place qu’elle occupait, à ce qui l’entourait, à l’ensemble dont elle était une partie harmonique !"


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/09/viollet-leduc-insertion.html