samedi 5 décembre 2020

Hrabal (manège)

 Hrabal, Bambini di Praga § 3,  in Les Palabreurs traduction M. Canavaggio : 

"Le propriétaire du manège sonne, met la manette sur la vitesse maximale, les sièges et les chaînes s’envolent encore plus loin du pré piétiné et les visages des passagers défilent en cercle à la frontière des lumières des ampoules et de l’ombre bleue de la nuit, comme un grand roulement à billes. 

La jeune fille aux nénuphars frémit : que se passerait-il si son siège se détachait, où finirait son vol plané ? Peut-être au milieu de la rivière, dans laquelle elle briserait en mille morceaux le reflet de la lune, mais peut-être aussi au milieu de la prame qui vogue silencieusement, ornée de lampions multicolores, et qui abrite la musique de l’amicale des tambourineurs, certainement qu’elle traverserait la prame et que les lampions s’éteindraient en silence…, et que se passerait-il si le siège se décrochait avec elle au-dessus de la rivière et que la puissance accumulée la projetait sur la rive, dans la bâche du kiosque à confiserie ? Ou alors si elle atterrissait dans le stand de tir, en plein dans les cibles de fer et qu’elle déclenchait tous les ressorts cachés, comme quand on a visé dans le mille ? Ou encore que se passerait-il si elle atterrissait, avec les chaînes du manège, et qu’elle défonçait le kiosque où un homme en blouse blanche enroule de la barbe à papa rose autour d’un bâton ? Ou alors si elle atterrissait encore plus loin, tout droit dans les baquets où l’on met au frais les bouteilles de bière et de soda ?

Mais le propriétaire du manège sonne le glas de toutes ces possibilités, il réduit la vitesse et les chaînes se rabattent doucement, comme quand on referme doucement un parapluie… Puis quelques semelles heurtent le plancher et le manège s’arrête."


vendredi 4 décembre 2020

Céline (Afrique)

Céline, à Simone Saintu, 14 juillet 1916, Cahiers Céline 4 :

[les petits défauts de graphie sont maintenus] 

« Le soir, surtout, lorsque sous la grande voute des branches, j'ai fait mon campement que tous mes porteurs dorment, que je fais cuire mon morceau de singe* journalier, sur un petit feu récalcitrant de bois humide, que pour une raison ou une autre, je suis morose une sorte de pudeur craintive m'envahit, j'ai peur dans la grande caverne que forment les arbres, je cherche en vain les étoiles, les mille cris d'animaux que l'écho grossit encore me semblent protester contre ma présence.

Et je vous confesse que dans ces moments là j'évite de heurter avec mon unique cuiller les parois de mon unique casserole, de peur de faire du bruit.

Alors je me laisse aller tout doucement à des réflexions mélancoliques sur mon état vagabond... mais j'évoque aussitôt le plat tableau du confort européen, de la vie mièvre, ordonnée, mesurée, pesée, compassée, commentée des gens de là bas, étroits, tracassiers, prétentieux mesquins, et mon ennui disparaît, je me sens libéré de l'angoisse, protégé de tout cela par ma grande solitude –

Et si quelqu'un pouvait m'observer il me verrait redoubler d'attention envers mon petit feu, humide et récalcitrant, qui cuit péniblement, un morceau de singe coriace, dans mon unique casserole »


* l'éditeur précise qu'il s'agit de corned-beef, ce qui est probable ; mais la situation prête vraiment à équivoque, ainsi que la précision 'coriace'... 



une carte à la même correspondante :

"Chèr[e] Simone –  Rien d'aussi peu attrayant qu'une ville africaine – nauséabond malsain, chaud noir, humide – / antichambre de l'Enfer / Sinc. Amitié / Louis –"







jeudi 3 décembre 2020

Giono (cavernes)

 Giono, Un Roi sans divertissement, Folio p. 28 :

« ... le bon sens que donne aux choses humaines l’englobement des voûtes de cavernes. Ces cavernes qui ont été la première armure et dont on retrouve ce soir la magnifique protection. Oui, il faudrait beaucoup d’enfants, et des mâles, et de grands mâles, et il faudrait habiter ces étables voûtées, ces cavernes où l’on se sent parfaitement à l’abri ; non pas ces murs droits, ces angles comme là-haut qui font carton, qui font pas solide, qui font pas sérieux, qui font 1843, moderne ; pendant que, dehors, dans des temps qui ne sont pas modernes, mais éternels, rôdent les menaces éternelles. Ce qui est bon, c’est la voûte, c’est la chaleur des bêtes, c’est l’odeur des bêtes, c’est le bruit de la mâchoire qui mâche le foin ; c’est voir ces grands beaux ventres de bêtes paisibles. C’est ici, vraiment, que ça fait famille et humanité »



mercredi 2 décembre 2020

Giono (labyrinthe généalogique)


Giono, Un Roi sans divertissement (Folio pp. 17 et 46) : 

« La belle-mère de Raoul, tenez, c’est une Chazottes. C’est même la fille de la tante de cette Marie de 43 ; une tante qui était plus jeune que sa nièce ; ce qui arrive très souvent par ici. Eh bien, voilà, celle-là, et par conséquent la femme de Raoul, est une Chazottes. Le petit Marcel Pugnet, il en vient par sa mère qui était la sœur de la belle-mère de Raoul. Et les Dumont, ils en viennent aussi, par la fille du cousin germain de la belle-mère de Raoul. » [...] « Les Honorius sont de Corps, mais, la belle-sœur d’Honorius, enfin, je ne sais pas, des trucs de cousins germains, de, j’avoue que je ne sais pas très bien. D’habitude, ces choses-là, on doit les savoir ; là, c’est vague, je ne sais pas très bien. Ce qu’il y a de certain, c’est que la belle-sœur, la cousine, a hérité d’un Callas d’ici. Non. Je sais, attendez, voilà, ça m’a mis sur la voie. Ce n’est pas la belle-sœur ni la cousine, c’est la tante d’Honorius, la sœur de sa mère qui a hérité d’un Callas, qui était son beau-frère, le frère de son mari et le petit-fils du frère de Callas Delphin-Jules. Là, on y est. Je savais que je me souviendrais. »


 

mardi 1 décembre 2020

McCullers (sensible)


McCullersFrankie Addams, traduction Fayet :

« …le son se fit entendre. Il s’ouvrit tranquillement un chemin à travers le silence de la cuisine, et de nouveau se répéta. C’était une gamme au piano, qui traversait cet après-midi du mois d’août. Une note frappée, puis une autre et, comme dans un rêve, une suite de notes qui prenaient lentement leur envol, comme s’envole l’escalier d’un château ; mais tout à fait à la fin, au moment où la huitième note aurait dû résonner à son tour pour que la gamme s’achève, tout s’arrêta. Le son de l’avant-dernière note se répéta plusieurs fois, et toute la gamme inachevée semblait se répéter en elle, et elle fut frappée encore et encore, jusqu’à un brusque silence. »


Quelques remarques à cette adresse :

http://lecalmeblog.blogspot.com/2020/12/carson-mccullers-vie-inaboutie.html



McCullers, The Member of the Wedding :

« In the silence of the kitchen they heard the tone shaft quietly across the room, then again the same note was repeated. A piano scale slanted across the August afternoon. A chord was struck. Then in a dreaming way a chain of chords climbed slowly upward like a flight of castle stairs : but just at the end, when the eighth chord should have sounded and the scale made complete, there was a stop. This next to the last chord was repeated. The seventh chord, which seems to echo all of the unfinished scale, struck and insisted again and again. And finally there was a silence. »



lundi 30 novembre 2020

Proust (café et lait)

 Albaret (Céleste), Monsieur Proust, chap. 3 : 

"C'était tout un rite. D’abord, il n’était pas question de se servir d’une autre espèce de café que du Corcellet. Et il fallait en plus aller le chercher là où on le torréfiait, dans une boutique du XVIIe arrondissement, rue de Lévis, pour être bien sûr qu’il soit frais et bon, avec tout son arôme. Ensuite, il y avait le filtre, qui était aussi un filtre Corcellet, et il n’était pas non plus question d’en changer – même le petit plateau était Corcellet. On bourrait le filtre de café moulu très fin, très serré, et pour obtenir l’essence que voulait M. Proust, l’eau devait passer lentement, longtemps, goutte à goutte, pendant qu’on maintenait le tout au bain-marie, naturellement. Et il fallait la mesurer pour que cela donne deux tasses, juste le contenu de la petite cafetière en argent – de façon qu’il y en ait un peu en réserve, comme je l’ai déjà dit, si M. Proust désirait en reprendre, après son premier café, qui représentait la valeur d’une forte tasse.

[....] Si l’heure dite était passée et que le coup de sonnette se fît attendre, il fallait recommencer l’opération du filtre, en calculant son temps pour s’y prendre assez tôt, car, soit que l’essence eût passé trop vite ou qu’elle fût restée trop longtemps tenue au bain-marie, de toute façon, me racontait Nicolas, M. Proust ne manquerait pas de faire remarquer : « Ce café est infect ; tout le parfum est parti. »

Enfin, il y avait le lait. On le livrait tous les matins, d’une crémerie du quartier. Comme le café, il fallait qu’il soit frais. On le trouvait déposé devant la porte de la cuisine, sur le palier du petit escalier de service pour être sûr qu’il n’y ait pas de bruit de sonnette ou autre qui vînt déranger le sommeil ou le repos de M. Proust. Sur le coup de midi, la crémière revenait voir si l’on avait retiré les bouteilles. Sinon, elles les remportait et les renouvelait."


dimanche 29 novembre 2020

Ortega y Gasset (dissemblance)

Ortega y Gasset, La Déshumanisation de l'artchap. 'La déshumanisation commence' (trad Allia) :

"Notre bon vieil Aristote enseignait déjà que les choses différentes se distinguent par leurs ressemblances, c'est-à-dire par quelque caractère commun. C'est parce que les corps ont tous une couleur que nous remarquons que certains ont une couleur différente. Les espèces sont justement des spécifications d'un genre et nous ne les comprenons que lorsque nous les voyons moduler sous des formes diverses leur patrimoine commun. » 

  

Ya enseñaba nuestro buen viejo Aristóteles que las cosas diferentes se diferencian en lo que se asemejan, es decir, en cierto carácter común. Porque los cuerpos tienen todos color, advertimos que los unos tienen color diferente de los otros. Las especies son precisamente especificaciones de un género, y sólo las entendemos cuando las vemos modular en formas diversas su común patrimonio.