samedi 10 septembre 2022

Goncourt (État)

Goncourt, Journal 27 décembre 1860 (Bouquins t.1 p. 653) : 

"À mesure que de l'isolement [sic], la civilisation marche à la centralisation – marche fatale et croissante de l'humanité –, l'individualité est plus absorbée. L'État, surtout depuis 89, est d'un absorbant prodigieux ! L'avenir, ne sera-ce pas l'État absorbant tout, assurant tout, tenant à ferme la propriété de chacun ? On n'aura plus le despotisme dans un homme, dans une volonté, mais il y aura, étendu sur tout, le réseau d'une règlementation omnipotente, la tyrannie de la bureaucratie, en un mot le gouvernement absolu de l'État, administrant tout au nom de tous."


vendredi 9 septembre 2022

Balzac (décor)

Balzac, Les Illusions perdues, éd. Bouquins p. 343 :  

"Lucien ne reconnut pas sa Louise dans cette chambre froide, sans soleil, à rideaux passés, dont le carreau frotté semblait misérable, où le meuble était usé, de mauvais goût, vieux ou d'occasion. Il est en effet certaines personnes qui n'ont plus ni le même aspect ni la même valeur, une fois séparées des figures, des choses, des lieux qui leur servent de cadre. Les physionomies vivantes ont une sorte d'atmosphère qui leur est propre, comme le clair-obscur des tableaux flamands est nécessaire à la vie des figures qu'y a placées le génie des peintres."


jeudi 8 septembre 2022

Charyn (voisin)

Charyn (Jerome), Marilyn la dingue, trad. R. Fitzgerald, chap X : 

"En sa qualité de fille célibataire d’Isaac, elle partageait les waters avec le vieil homme qui habitait de l’autre côté du palier. Ce vieil homme usait et abusait des lieux. Célibataire, lui aussi, il méprisait les femmes qui s’asseyaient pour faire pipi. Marilyn était obligée de tirer la chasse après lui car il répugnait au vieil homme de toucher le piston fixé au réservoir. Elle aurait pu éviter ce célibataire s’il avait pris la peine de fermer la porte des W.-C. Il avait coutume de s’asseoir, son pantalon entortillé autour d’un clou, au-dessus de sa tête, et de frapper du poing ses genoux cagneux en chantant des chansons démentes qui, à en juger par ses accents fiévreux, devaient être des chansons d’amour. Marilyn n’avait pas d’autre indice. Les paroles ne s’assemblaient pas en un langage que Marilyn pût identifier ; on aurait dit qu’il gazouillait des bribes d’anglais, de yiddish et de hongrois. Marilyn n’avait aucune envie d’en démêler le but et la signification."


As Isaac’s bachelor daughter, she shared the toilet with an old man across the hall. This old man hogged the facilities. A bachelor himself, he despised any woman who peed sitting down. Marilyn had to flush the toilet after him ; he was much too squeamish to touch the plunger attached to the water box. She might have avoided the bachelor altogether if he had bothered to close the toilet door. He would sit with his pants bunched around a nail over his head, bang his raw knees with a fist, and sing outrageous songs through the door, courtship songs, Marilyn imagined, because of the bachelor’s feverish intonation. She had no other clue. The songs wouldn’t cohere into a language Marilyn understood ; he seemed to chirp scraps of English, Yiddish, and Hungarian. Marilyn had little desire to tease out their intent.



mardi 6 septembre 2022

Charyn (père et fils)

Charyn (Jerome), Marilyn la dingue, trad. R. Fitzgerald, chap  VIII : 

"Si Rupert avait en lui un dybbuk, un démon qui lui rongeait les tripes, qui l’y avait mis ? Un tel dybbuk ne pouvait être transmis que de père en fils. La violence que Philip avait infligée à son corps, le rongement de ses propres membres, les lacérations qui le grignotaient peu à peu, le pourrissement de la réclusion, le poison des formules d’échecs, les carnages relatifs perpétrés sur un échiquier, les caresses démentes à des hommes de bois, pions, fous et rois, avaient dû engendrer une horrible belette qui s’était glissée sous la peau de Rupert, lui avait empoigné les testicules, noué les tripes et enragé l’esprit. Le dybbuk n’était autre que Philip."


If Rupert had a dybbuk in him, a demon sucking at his intestines, who put it there ? Such a dybbuk could only be passed from father to son. The violence Philip had done to his body, the gnawing of his own limbs, the self lacerations that came a nibble at a time, the rot of living indoors, the poison of chess formulas, degrees of slaughter acted out on a board, the insane fondling of wooden men pawns, bishops, and kings, must have created a horrible scratchy weasel that crept under Rupert’s skin, grabbed hi testicles, tightened his guts, and caused conniptions in his brain. The dybbuk was Philip. No one else.


Nora (histoire)

Nora (Pierre), Liberté pour l'Histoire [2008] : 

"Deux mille ans de culpabilité chrétienne relayée par les droits de l'homme se sont réinvestis, au nom de la défense des individus, dans la mise en accusation et la disqualification radicale de la France. Et l'école publique s'est engouffrée dans la brèche avec d'autant plus d'ardeur qu'à la faveur du multiculturalisme elle a trouvé dans cette repentance et ce masochisme national une nouvelle mission. Après avoir été le vaisseau pilote de l'humanité, la France est devenue ainsi l'avant-garde de la mauvaise conscience universelle. Lourde rançon. Singulier privilège."


lundi 5 septembre 2022

Nabokov (habitude)

Nabokov, Roi, dame, valet Pléiade t. 1 p. 197 : 

"L’intérêt [qu’il] portait à tout objet, animé ou non, dont il avait immédiatement saisi, ou cru saisir, les traits particuliers, dont il s'était régalé et qu'il avait classé, déclinait à chaque nouvelle rencontre. La perception brillante sombrait dans l'abstraction routinière. Les natures comme la sienne dépensent assez d'énergie à maîtriser, en mettant en œuvre toutes les armes et toutes les ressources de leur esprit, les impressions que leur impose l'existence, pour apprécier avec gratitude la pellicule de neutralité familière qui bientôt recouvre toute nouveauté. Il était trop assommant de penser que l'objet pouvait changer de sa propre initiative et de lui supposer des caractéristiques imprévues. Cela aurait signifié qu'il était obligé de le goûter à nouveau ; or, il n'était plus jeune."


[His] interest in any object, animated or not, whose distinctive features he had immediately grasped, or thought he had grasped, gloated over and filed away, would wane with its every subsequent reappearance. The bright perception became the habitual abstraction. Natures like his spend enough energy in tackling with all the weapons and vessels of the mind the enforced impressions of existence to be grateful for the neutral film of familiarity that soon forms between the newness and its consumer. It was too boring to think that the object might change of its own accord and assume unforeseen characteristics. That would mean having to enjoy it again, and he was no longer young.



dimanche 4 septembre 2022

Chalamov (survie)

Chalamov, Récits de la Kolyma, p.53, éd. Verdier :

"[…] Affamé et hargneux, je savais que rien au monde ne pourrait me contraindre au suicide. C’est précisément à cette époque que j’avais commencé à comprendre l’essence du grand instinct vital dont l’homme est doté au plus haut point. Je voyais les chevaux s’épuiser peu à peu et mourir : je ne pourrais m’exprimer autrement ni employer d’autres verbes. Les chevaux ne se distinguaient en rien des hommes. Ils mouraient à cause du Nord, d’un travail au-dessus de leurs forces, de la mauvaise nourriture et des coups. Et bien que leur situation fût cent fois meilleure que celle des hommes, ils mouraient plus vite qu’eux. Alors je compris l’essentiel : l’homme n’était pas devenu l’homme parce qu’il était la créature de Dieu, ni parce qu’il avait aux mains ce doigt étonnant qu’est le pouce. Il l’était devenu parce qu’il était physiquement le plus robuste, le plus résistant de tous les animaux et, en second lieu, parce qu’il avait forcé son esprit à servir son corps avec profit."