Dutourd, Le Demi-solde, Folio p. 174-175 :
« La seule chose à quoi je n'avais pas songé, c'est que je n'étais pas un fabricant de littérature et que ce vain travail commencé raisonnablement — c'est-à-dire en dépit du bon sens artistique — me causerait un insurmontable ennui. Je voulais honorer mon contrat ; je l'honorais en suant sang et eau. Je façonnais mes cinq ou six pages quotidiennes en m'arrêtant à toutes les lignes pour vérifier si je ne m'éloignais point de mon absurde canevas. Cela m'assommait à peu près autant que si j'avais employé mon temps à résoudre des problèmes d'arithmétique. Je n'avais rien à mettre dans ces malheureuses pages. Mon esprit, qui avait été si vif et si jaillissant lorsque j'écrivais Le Complexe de César, était d'une aridité complète. Je me rendais compte que ce que j'extirpais de moi ne valait pas grand-chose, mais je ne l'admettais pas. Ma raison, ma volonté, mon honneur, mon serment me ligotaient. Je devais aller au bout de mon entreprise. Et qui sait ? Quand j'aurais écrit une cinquantaine de pages, peut-être un miracle se produirait-il ? Tout s'illuminerait d'un coup, ma plume libérée courrait la poste, je ressentirais de nouveau l'allégresse, la puissance, la lucidité de l'artiste heureux, qui ne perd jamais un instant de vue, dans quelque détail qu'il s'amuse à descendre, la figure générale de son œuvre. Chaque soir, quand Camille, fatiguée, rentrait de Reuter, j'estimais de mon devoir de lui montrer mon pensum du jour. Elle voyait comme moi que c'était mauvais, mais elle m'encourageait. Nous nous enfoncions ainsi tous les deux dans le malentendu, chacun se sacrifiant à l'autre pour rien.
J'ai bien dû pousser « Classe 40 » jusqu'à !a page 60 ou 70. Certains jours, avec l'approbation de mon mécène, je m'interrompais pour « réfléchir », c'est-à- dire pour tâcher d'embrasser dans sa totalité une œuvre qui m'échappait par tous les bouts et dans laquelle, en dépit de mes plans (ou plutôt à cause d'eux), j'avançais à tâtons. Je ne parvenais pas à comprendre comment, ayant tout éclairé et tout balisé à l'avance, je me mouvais dans les ténèbres. Rien de ce livre ne vivait en moi. Les personnages étaient plats comme des feuilles de papier ; les événements n'avaient pas de couleur ; les idées elles-mêmes, qui me paraissaient si originales du temps que je les notais en style télégraphique sur des cartes de visite, développées, devenaient des lieux communs. Je considérais le travail immense que j'avais accompli et j'en tirais un motif supplémentaire de m'acharner. Il n'était pas possible que tant d'efforts et tant d'heures fussent à jamais perdus. J'aurais sombré tout à fait dans le désespoir si je n'avais été obligé chaque matin d'aller faire les courses. C'était mon plaisir de la journée. Je restais aussi longtemps que je pouvais chez le fruitier, le boulanger, le charcutier, le boucher, blaguant avec eux et avec les bonniches du quartier qui admiraient qu'un beau monsieur comme moi fût si peu fier. Je m'ingéniais à trouver d'autres menues tâches domestiques, vers lesquelles je volais avec ivresse.
En fait, avec ces plans que je fignolais, ces esquisses, ces brouillons, ces barbouillages, au profit desquels j'interrompais ma rédaction, je tâchais de m'étourdir. C'était des prétextes pour retarder le moment de me remettre à l'œuvre. Autrement dit, je me réfugiais dans la rêverie, ce qui est la marque de la stérilité. Il n'y a qu'une manière de créer, c'est de se jeter avec impétuosité dans sa création, non pas tout à fait les yeux fermés, mais à peine ouverts. »