samedi 1 février 2020

Dutourd (écriture)


DutourdLe Demi-solde, Folio p. 174-175 : 
« La seule chose à quoi je n'avais pas songé, c'est que je n'étais pas un fabricant de littérature et que ce vain travail commencé raisonnablement — c'est-à-dire en dépit du bon sens artistique — me causerait un insurmontable ennui. Je voulais honorer mon contrat ; je l'honorais en suant sang et eau. Je façonnais mes cinq ou six pages quotidiennes en m'arrêtant à toutes les lignes pour vérifier si je ne m'éloignais point de mon absurde canevas. Cela m'assommait à peu près autant que si j'avais employé mon temps à résoudre des problèmes d'arithmétique. Je n'avais rien à mettre dans ces malheureuses pages. Mon esprit, qui avait été si vif et si jaillissant lorsque j'écrivais Le Complexe de César, était d'une aridité complète. Je me rendais compte que ce que j'extirpais de moi ne valait pas grand-chose, mais je ne l'admettais pas. Ma raison, ma volonté, mon honneur, mon serment me ligotaient. Je devais aller au bout de mon entreprise. Et qui sait ? Quand j'aurais écrit une cinquantaine de pages, peut-être un miracle se produirait-il ? Tout s'illuminerait d'un coup, ma plume libérée courrait la poste, je ressentirais de nouveau l'allégresse, la puissance, la lucidité de l'artiste heureux, qui ne perd jamais un instant de vue, dans quelque détail qu'il s'amuse à descendre, la figure générale de son œuvre. Chaque soir, quand Camille, fatiguée, rentrait de Reuter, j'estimais de mon devoir de lui montrer mon pensum du jour. Elle voyait comme moi que c'était mauvais, mais elle m'encourageait. Nous nous enfoncions ainsi tous les deux dans le malentendu, chacun se sacrifiant à l'autre pour rien.
J'ai bien dû pousser « Classe 40 » jusqu'à !a page 60 ou 70. Certains jours, avec l'approbation de mon mécène, je m'interrompais pour « réfléchir », c'est-à- dire pour tâcher d'embrasser dans sa totalité une œuvre qui m'échappait par tous les bouts et dans laquelle, en dépit de mes plans (ou plutôt à cause d'eux), j'avançais à tâtons. Je ne parvenais pas à comprendre comment, ayant tout éclairé et tout balisé à l'avance, je me mouvais dans les ténèbres. Rien de ce livre ne vivait en moi. Les personnages étaient plats comme des feuilles de papier ; les événements n'avaient pas de couleur ; les idées elles-mêmes, qui me paraissaient si originales du temps que je les notais en style télégraphique sur des cartes de visite, développées, devenaient des lieux communs. Je considérais le travail immense que j'avais accompli et j'en tirais un motif supplémentaire de m'acharner. Il n'était pas possible que tant d'efforts et tant d'heures fussent à jamais perdus. J'aurais sombré tout à fait dans le désespoir si je n'avais été obligé chaque matin d'aller faire les courses. C'était mon plaisir de la journée. Je restais aussi longtemps que je pouvais chez le fruitier, le boulanger, le charcutier, le boucher, blaguant avec eux et avec les bonniches du quartier qui admiraient qu'un beau monsieur comme moi fût si peu fier. Je m'ingéniais à trouver d'autres menues tâches domestiques, vers lesquelles je volais avec ivresse.
En fait, avec ces plans que je fignolais, ces esquisses, ces brouillons, ces barbouillages, au profit desquels j'interrompais ma rédaction, je tâchais de m'étourdir. C'était des prétextes pour retarder le moment de me remettre à l'œuvre. Autrement dit, je me réfugiais dans la rêverie, ce qui est la marque de la stérilité. Il n'y a qu'une manière de créer, c'est de se jeter avec impétuosité dans sa création, non pas tout à fait les yeux fermés, mais à peine ouverts. »

vendredi 31 janvier 2020

Anouilh (théâtre)


Anouilh, La Répétition coll. ‘Petite Vermillon’ p. 32-36 : 
« Le naturel, le vrai, celui du théâtre, est la chose la moins naturelle du monde [...]. N'allez pas croire qu'il suffit de retrouver le ton de la vie. D'abord dans la vie le texte est toujours si mauvais ! Nous vivons dans un monde qui a complètement perdu l'usage du point-virgule, nous parlons tous par phrases inachevées, avec trois petits points sous-entendus, parce que nous ne trouvons jamais le mot juste. Et puis le naturel de la conversation, que les comédiens prétendent retrouver : ces balbutiements, ces hoquets, ces hésitations, ces bavures, ce n'est vraiment pas la peine de réunir cinq ou six cents personnes dans une salle et de leur demander de l'argent pour leur en donner le spectacle. Ils adorent cela, je le sais, ils s'y reconnaissent. Il n'empêche qu'il faut écrire et jouer la comédie mieux qu'eux. C'est joli la vie, mais cela n'a pas de forme. L'art a pour objet de lui en donner une précisément et de faire, par tous les artifices possibles - plus vrai que le vrai. »
« Une pièce se joue avec des acteurs et l'un de ces acteurs, qu'on le veuille ou non, c'est le public. [...] Le public est si rare au théâtre qu'on ne songe, hélas ! qu'à lui demander d'avoir le talent de prendre le métro et de venir. 
Nous sommes impitoyables pour la pièce, pour les comédiens, pour les décors, les éclairages, mais nous acceptons que le premier imbécile venu s'impose à nous pour quarante francs et compromette toute la partie. »
« La vraie vie c'est de la bouillie de chat, c'est pour ça que le réalisme n'a jamais rien produit d' essentiel. »

jeudi 30 janvier 2020

Miller (isolement)


Miller (H.), Le Colosse de Maroussi (1945 - écrit en 1938) trad. Belmont, LP Classique p. 54-55 :
"Il n'y a pas plus grande, plus extraordinaire bénédiction que l'absence de journaux, l'absence de nouvelles sur ce que peuvent inventer les humains aux quatre coins du monde pour rendre la vie vivable ou invivable. Si seulement on pouvait éliminer la presse - quel grand pas en avant nous ferions, j'en suis sûr ! La presse engendre le mensonge, la haine, la cupidité, l'envie, la suspicion, la peur, la malice. Qu'avons-nous à faire de la vérité, telle que nous la servent les quotidiens ? Ce qu'il nous faut, c'est la paix, la solitude, le loisir. Si nous pouvions tous nous mettre en grève et renier sincèrement tout intérêt pour ce que fait le voisin, peut-être arriverions-nous à signer un nouveau bail de vie, à apprendre à nous passer de téléphone, de radio et de journaux, de machines de toutes sortes, d'usines, de fabriques, de mines, d'explosifs, de cuirassés, de politiciens, d'hommes de loi, de conserves, de trucs et de machins, même de lames de rasoir, ou de cellophane, ou de cigarettes, ou d'argent. Rêve, fumée, bien sûr. Quand les gens se mettent en grève, ce n'est que pour réclamer de meilleures conditions de travail, de meilleurs salaires, de meilleures chances de devenir autre chose que ce qu'ils sont."

Miller (H.) The Colossus of Maroussi (1945) p. 40-41 : 
« The absence of newspapers, the absence of news about what men are doing in different parts of the world to make life more livable or unlivable is the greatest single boon. If we could just eliminate newspapers a great advance would be made, I am sure of it Newspapers engender lies, hatred, greed, envy, suspicion, fear, malice. We don't need the truth as it is dished up to us in the daily papers. We need peace and solitude and idleness. If we could all go on strike and honestly disavow all interest in what our neighbor is doing we might get a new lease of life. We might learn to do without telephones and radios and newspapers, without machines of any kind, without factories, without mills, without mines, without explosives, without battleships, without politicians, without lawyers, without canned goods, without gadgets, without razor blades even or cellophane or cigarettes or money. This is a pipe dream, I know. People only go on strike for better working conditions, better wages, better opportunities to become something other than they are. »

mercredi 29 janvier 2020

Kundera (inspiration - élection)


Kundera, La vie est ailleurs, traduction Kérel revue par l’auteur, Folio p. 151 : 
« Bien sûr, lui dit le peintre, un jour qu'ils avaient abordé ce thème. Tu crois peut-être qu'une image fantastique que tu as mise dans ton poème est le résultat d'un raisonnement ? Pas du tout : elle t'est tombée dessus ; d'un seul coup ; sans que tu t'y attendes ; l'auteur de cette image, ce n'est pas toi, mais plutôt quelqu'un en toi, quelqu'un qui écrit ton poème en toi. Et ce quelqu'un qui écrit ton poème, c'est le flux tout-puissant de l'inconscient qui passe par chacun de nous ; ce n'est pas ton mérite si ce courant dans lequel nous sommes tous égaux a choisi de faire de toi son violon. »
Dans l'esprit du peintre, ces paroles étaient une leçon de modestie, mais Jaromil y trouva aussitôt une étincelle pour son orgueil ; soit, ce n'était pas lui qui avait créé les images de son poème ; mais c'était quelque chose de mystérieux qui avait justement choisi sa main de scripteur ; il pouvait donc s'enorgueillir de quelque chose de plus grand que le mérite ; il pouvait s'enorgueillir de sa qualité d'élu. »

mardi 28 janvier 2020

Pirandello (sujet-objet)


Pirandello, Quand j'étais fou (Nouvelles, Quarto, 196-197) : 
« Revenons au temps où j'étais fou. [...] il me semblait que l'air entre moi et les choses d'alentour devenait peu à peu plus intime et que mon regard allait au-delà de la perception naturelle. Attentive et fascinée par cette intimité sacrée avec les choses, mon âme descendait à la limite des sens et percevait le plus léger mouvement, la plus légère rumeur. Un grand silence stupéfait régnait en moi au point que, tout proche, un battement d'ailes me faisait sursauter et qu'un trille lointain me donnait presque un sanglot de joie : je me sentais heureux pour les petits oiseaux qui à cette saison ne souffrent pas du froid et trouvent de quoi manger en abondance dans la campagne ; heureux comme si je les avais réchauffés de mon haleine et nourris de ma propre main. 
Je pénétrais aussi dans la vie des plantes et du caillou, du brin d'herbe, je m'élevais petit à petit, accueillant et sentant en moi la vie de toute chose, au point que j'avais l'impression de devenir presque le monde entier : les arbres auraient été mes membres, les fleuves mes veines, la mer aurait été mon corps et l'air mon âme. Et pendant un moment, j'allais ainsi extatique et tout pénétré de cette divine vision. 
Celle-ci s'étant dissipée, je restais haletant comme si, dans ma maigre poitrine, j'avais vraiment recueilli toute la vie de l'univers. »

lundi 27 janvier 2020

Pessoa (art)


PessoaLe Livre de l'intranquillité trad. Laye § 155 :
« L’art nous délivre, de façon illusoire, de cette chose sordide qu'est le fait d'exister. Aussi longtemps que nous éprouvons les maux et les affronts subis par Hamlet, prince de Danemark, nous n'éprouvons pas les nôtres - vils parce que ce sont les nôtres, et vils tout simplement parce qu'ils sont vils.
L'amour, le sommeil, la drogue et les stupéfiants sont des formes d'art élémentaires, ou plutôt, des façons élémentaires de produire le même effet que les siens. Mais amour, sommeil ou drogues apportent tous une désillusion particulière. L'amour lasse ou déçoit. Après le sommeil, on s'éveille, et tant qu'on a dormi, on n'a pas vécu. Les drogues ont pour prix la ruine de l'organisme même qu'elles ont servi à stimuler. Mais, en art, il n'y a pas de désillusion, car l'illusion a été admise dès le début. En art il n'est pas de réveil, car avec lui on ne dort pas - même si l'on rêve. En art, nul prix ou tribut à payer pour en avoir joui. Le plaisir que l'art nous offre ne nous appartient pas, à proprement parler : nous n'avons donc à le payer ni par des souffrances, ni par des remords.
Par le mot art, il faut entendre tout ce qui est cause de plaisir sans pour autant nous appartenir : la trace d'un passage, le sourire offert à quelqu'un d'autre, le soleil couchant, le poème, l'univers objectif.
Posséder, c'est perdre. Sentir sans posséder, c'est conserver, parce que c'est extraire de chaque chose son essence. »

dimanche 26 janvier 2020

Flaubert + Zola (voitures)


FlaubertL’Éducation sentimentale chap. 3 : 
« Les voitures devenaient plus nombreuses, et, se ralentissant à partir du Rond-Point, elles occupaient toute la voie. Les crinières étaient près des crinières, les lanternes près des lanternes ; les étriers d’acier, les gourmettes d’argent, les boucles de cuivre, jetaient çà et là des points lumineux entre les culottes courtes, les gants blancs, et les fourrures qui retombaient sur le blason des portières. »

Zola, La Curée :
« Les voitures n’avançaient toujours pas. Au milieu des taches unies, de teinte sombre, que faisait la longue file des coupés, fort nombreux au Bois par cet après-midi d’automne, brillaient le coin d’une glace, le mors d’un cheval, la poignée argentée d’une lanterne, les galons d’un laquais haut placé sur son siège. Çà et là, dans un landau découvert, éclatait un bout d’étoffe, un bout de toilette de femme, soie ou velours. Il était peu à peu tombé un grand silence sur tout ce tapage éteint, devenu immobile. On entendait, du fond des voitures, les conversations des piétons. Il y avait des échanges de regards muets, de portières à portières ; et personne ne causait plus, dans cette attente que coupaient seuls les craquements des harnais et le coup de sabot impatient d’un cheval. Au loin, les voix confuses du Bois se mouraient.
Les premières voitures se dégagèrent et, de proche en proche, toute la file se mit bientôt à rouler doucement. Ce fut comme un réveil. Mille clartés dansantes s’allumèrent, des éclairs rapides se croisèrent dans les roues, des étincelles jaillirent des harnais secoués par les chevaux. Il y eut sur le sol, sur les arbres, de larges reflets de glace qui couraient. Ce pétillement des harnais et des roues, ce flamboiement des panneaux vernis dans lesquels brûlait la braise rouge du soleil couchant, ces notes vives que jetaient les livrées éclatantes perchées en plein ciel et les toilettes riches débordant des portières, se trouvèrent ainsi emportés dans un grondement sourd, continu, rythmé par le trot des attelages. Et le défilé alla, dans les mêmes bruits, dans les mêmes lueurs, sans cesse et d’un seul jet, comme si les premières voitures eussent tiré toutes les autres après elles. »