samedi 21 décembre 2019

Louÿs (littérature)


Louÿs (Pierre), lettre à P. Valéry, 9 septembre 1891, Correspondance à trois, Gallimard p. 818 :
« Ce qu'il y a d’admirable en littérature, c'est que jamais rien ne s'y réalise ; c'est que quand je dis : "Le ciel était bleu", vingt mille personnes voient ce bleu de vingt mille bleus différents. Un livre est d'autant plus beau qu'il est lu par un lecteur plus intelligent, et le lecteur collabore. On lui laisse une part d'imagination spontanée qui est énorme et qui constitue la valeur principale de son émotion à lire. Le peintre, lui, interdit l'imagination du public ; et même il la contredit par des affirmations qui me révoltent, inférieures qu'elles sont à tout ce que nous savons voir, à côté de nous, de vivant. Ensuite, débusquons la sculpture et le dessin. Ce sont des arts insultants. Leur seul intérêt est de faire abstraction de la couleur pour ne s'occuper que de la ligne, et la fixer. Or, il est grossier de supposer que nous ne sommes pas capables de faire cette abstraction-là nous-mêmes, instantanément […]. »

vendredi 20 décembre 2019

Conrad (art)


Conrad, Le Nègre du Narcisse, préface : 
« Arrêter pour un temps les mains occupées aux œuvres pratiques de la terre, obliger des hommes absorbés par la vue lointaine de succès matériels à contempler un moment autour d'eux une vision de forme, de couleurs, de lumière et d'ombre ; les faire s'arrêter, l'espace d'un regard, d'un soupir, d'un sourire, tel est le but, difficile et fuyant, et qui n'est donné qu'à bien peu d'entre nous d'atteindre. Mais quelquefois, par l'effet de la grâce et du mérite, même cette tâche-là peut être accomplie. Et lorsqu'elle est accomplie, - ô merveille ! - toute la vérité de la vie s'y trouve : un moment de vision, un soupir, un sourire et le retour à un éternel repos. »

 « To arrest, for the space of a breath, the hands busy about the work of the earth, and compel men entranced by the sight of distant goals to glance for a moment at the surrounding vision of form and colour, of sunshine and shadows ; to make them pause for a look, for a sigh, for a smile -- such is the aim, difficult and evanescent, and reserved only for a very few to achieve. But sometimes, by the deserving and the fortunate, even that task is accomplished. And when it is accomplished - behold ! - all the truth of life is there : a moment of vision, a sigh, a smile - and the return to an eternal rest. »

jeudi 19 décembre 2019

Simmel (ruines)

SimmelLa Parure et autres essais § Les ruines : un essai esthétique (éd. probable : Collomb, Marty, Vinas, 1998) : 
« Le charme de la ruine consiste dans le fait qu’elle présente une œuvre humaine tout en produisant l’impression d’être une œuvre de nature. Ce qui a dressé l’édifice vers le haut, c’est la volonté humaine, ce qui lui a donné son aspect actuel, c’est la force mécanique de la nature. Tant que l‘on peut parler de ruines et non de monceaux de pierres, la nature ne permet pas que l’œuvre tombe à l‘état amorphe de matière brute. Une forme nouvelle est née qui, du point de vue de la nature, est absolument significative, compréhensible, différenciée. La nature a fait de l’œuvre d’art la matière de sa création, de même qu’auparavant l’art s’était servi de la nature comme de son matériau. C’est ce qui explique aussi que la ruine s’assimile au paysage environnant, s’y implante comme l’arbre ou la pierre, tandis que le palais, la villa, la demeure paysanne émanent toujours d’un autre ordre de choses et ne paraissent s’accorder qu’après coup à l’ordre de la nature. Un équilibre s’établit, où les puissances antagonistes de la nature et de la culture se réconcilient derrière notre passage, au moment où se défont les traces de l‘effort humain et où la sauvagerie regagne le terrain perdu. Pour qu’une ruine paraisse belle, il faut que sa destruction soit assez éloignée et qu’on en ait oublié les circonstances. On peut désormais l’imputer à une puissance anonyme, à une transcendance sans visage : l’Histoire, le Destin. Nul ne rêve calmement devant des ruines fraîches qui sentent le massacre. Et la colère déborde contre un destructeur qui porte un nom. Il faut que personne n’ait gardé l’image du bâtiment intact. Le sacrilège serait de vouloir dater ce qui doit être ressenti comme immémorial. »

mercredi 18 décembre 2019

Diderot (palimpseste)


Diderot, Eléments de Physiologie § 3 (vers 1778-1784) :
« Je suis porté à croire que tout ce que nous avons vu, connu,  aperçu, entendu ; jusqu'aux arbres d'une longue forêt, que dis-je ? jusqu'à la disposition des branches, à la forme des feuilles et à la variété des couleurs, des verts et des lumières ; jusqu'à l'aspect des grains de sable du rivage de la mer, aux inégalités de la surface des flots soit agités par un souffle léger, soit écumeux et soulevés par les vents de la tempête ; jusqu'à la multitude des voix humaines, des cris animaux et des bruits physiques, à la mélodie et à l'harmonie de tous les airs, de toutes les pièces de musique, de tous les concerts que  nous avons entendus, tout cela existe en nous à notre insu. »

mardi 17 décembre 2019

Cendrars + Rilke (poésie)


Le jeune René Fallet s'essaye à la poésie. Il demande conseil à Cendrars (poète confirmé depuis 1913) qui lui répond, en deux lettres du 28 nov. et du 5 déc 1945.
(source : Lécureur, René Fallet le Braconnier des lettres, pp. 44-45) :

Cendrars : « Mon cher, un poète vole de ses propres ailes, on ne lui donne pas de conseils ! C'est des bobards. Jamais on n'a découvert un poète ; c'est le poète qui se découvre [...].
Cher ami, vous n'avez pas compris parce que vous ne pouvez pas encore savoir, vous, quel miracle est la poésie. Souvenez-vous des petits oiseaux et des lys des champs, ils ne se soucient pas de leur gloire. Ils paraissent, meurent et renaissent. Ça se fait tout seul. Personne n'y peut rien, et celui qui pense intervenir n'est pas un poète. Et cela est et ne trompe personne, malgré les critiques, les éditeurs et le tam-tam. Cela se fait miraculeusement. Croyez-moi, jamais je ne me permettrai d'intervenir en poésie. Il faut se laisser porter. Tout est là. Tout le restant est littérature. Et le succès ça n'existe pas. Ne soyez pas dupe. »

pour mémoire : 
Rilke : Lettres à un jeune Poète p. 33 :
"Ici, je vous adresse une prière. Lisez le moins possible d'ouvrages critiques ou esthétiques. Ce sont, ou bien des produits de l'esprit de chapelle, pétrifiés, privés de sens dans leur durcissement sans vie, ou bien d'habiles jeux verbaux ; un jour une opinion y fait loi, un autre jour c'est l'opinion contraire. Les œuvres d'art sont d'une infinie solitude ; rien n'est pire que la critique pour les aborder. Seul l'amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles. Donnez toujours raison à votre sentiment à vous contre ces analyses, ces comptes rendus, ces introductions. Eussiez-vous même tort, le développement naturel de votre vie intérieure vous conduira lentement, avec le temps, à un autre état de connaissance. Laissez à vos jugements leur développement propre, silencieux. Ne le contrariez pas, car, comme tout progrès, il doit venir du profond de votre être et ne peut souffrir ni pression ni hâte. Porter jusqu'au terme, puis enfanter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment mûrir en vous, dans l'obscur, dans l'inexprimable, dans l'inconscient, ces régions fermées à l'entendement. Attendez avec humilité et patience l'heure de la naissance d'une nouvelle clarté. L'art exige de ses simples fidèles autant que des créateurs. Le temps, ici, n'est pas une mesure. Un an ne compte pas, dix ans ne sont rien. Etre artiste, c'est ne pas compter, c'est croître comme l'arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l'été puisse ne pas venir. L'été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent attendre, aussi tranquilles et ouverts que s'ils avaient l'éternité devant eux. Je l'apprends tous les jours au prix de souffrances que je bénis : patience est tout."

Und es sei hier gleich die Bitte gesagt : Lesen Sie möglichst wenig ästhetisch-kritische Dinge, - es sind entweder Parteiansichten, versteinert und sinnlos geworden in ihrem leblosen Verhärtetsein, oder es sind geschickte Wortspiele, bei denen heute diese Ansicht gewinnt und morgen die entgegengesetzte.
Geben Sie jedesmal sich und Ihrem Gefühl recht, jeder solche Auseinandersetzung, Besprechung oder Einführung gegenüber; sollten Sie doch unrecht haben, so wird das natürliche Wachstum Ihres innern Lebens Sie langsam und mit der Zeit zu anderen Erkenntnissen führen. Lassen Sie Ihren Urteilen die eigene stille, ungestörte Entwicklung, die, wie jeder Fortschritt, tief aus innen kommen muß und durch nichts gedrängt oder beschleunigt werden kann. Alles ist austragen und dann gebären. Jeden Eindruck und jeden Keim eines Gefühls ganz in sich, im Dunkel, im Unsagbaren, Unbewußten, dem eigenen Verstande Unerreichbaren sich vollenden lassen und mit tiefer Demut und Geduld die Stunde der Niederkunft einer neuen Klarheit abwarten: das allein heißt künstlerisch leben: im Verstehen wie im Schaffen.
Da gibt es kein Messen mit der Zeit, da gilt kein Jahr, und zehn Jahre sind nichts, Künstler sein heißt: nicht rechnen und zählen; reifen wie der Baum, der seine Säfte nicht drängt und getrost in den Stürmen des Frühlings steht ohne die Angst, daß dahinter kein Sommer kommen könnte. Er kommt doch. Aber er kommt nur zu den Geduldigen, die da sind, als ob die Ewigkeit vor ihnen läge, so sorglos still und weit. Ich lerne es täglich, lerne es unter Schmerzen, denen ich dankbar bin : Geduld ist alles!

lundi 16 décembre 2019

Valéry (architecture - sculpture)


Valéry, L’Esthète (Mélange, Pléiade t. 1 p. 336) :
« Parfois je ressens comme barbare et bizarre le fait d’orner de statues et de représentations d’êtres vivants, une construction.
Je comprends les Arabes qui n’en veulent pas. Je perçois presque douloureusement le contraste entre la forme et la matière qui s’accuse dans ce monde ornemental, où la pierre passe de son rôle mécanique à son déguisement théâtral.
Je sens que ce ne sont pas des actes de même attention qui ont fait le mur ou la voûte, et le saint perché dans la niche.
Un Parthénon est fait de relations qui n’empruntent rien à l’observation des objets. On le peuple ensuite de personnages, on le souligne de feuillages.
J’aimerais mieux que l’œil ne reconnaisse rien sur ce tas ; mais n’y trouve qu’un nouvel objet, sans référence de similitudes extérieures, qui se fasse percevoir comme créé par lui, ŒIL, pour une contemplation infinie de ses propres lois.
L'ornement, acte de distraction pour les yeux distraits. »

dimanche 15 décembre 2019

Zola (paysagistes)


Zola, Les paysagistes 1° juin 1868
« Au temps de Poussin, sous le grand roi, on trouvait la campagne sale et de mauvais goût ; on avait inventé, dans les jardins royaux, une campagne officielle dont la belle ordonnance et la correction magistrale répondait à l'idéal du temps. À peine La Fontaine osait-il s'égarer dans les champs humides de rosée. Les paysagistes composaient un paysage comme on bâtit un édifice. Les arbres représentaient les colonnes, le ciel était le dôme du temple. Pas la moindre sympathie pour les aurores nacrées, pour les couchers sanglants du soleil, pas le moindre souci de la vérité et de la vie. Un simple besoin de grandeur, un idéal d'architecture majestueuse.
Aujourd'hui, les temps sont bien changés. Nous souhaiterions d'avoir des forêts vierges pour pouvoir nous y égarer. Nous promenons dans les champs notre système nerveux détraqué, impressionnés par le moindre souffle d'air, nous intéressant aux petits flots bleuâtres d'un lac, aux teintes roses d'un coin de ciel. Nous sommes les fils de Rousseau et de Chateaubriand, de Lamartine et de Musset. La campagne vit pour nous, d'une vie poignante et fraternelle, et c'est pour cela que la vue d'un grand chêne, d'une haie d'aubépine, d'une tache de mousse nous émeut souvent jusqu'aux larmes. »