samedi 12 décembre 2020

Morrieson (incipit)


Morrieson, L'Épouvantail, traduction J.-P. Gratias, incipit : 

« C'est au cours de la même semaine que nos poules furent volées et que Daphné Moran eut la gorge tranchée.

À l'école, tout cancre que j'étais, j'avais de bonnes notes en rédaction, sinon en orthographe, et j'étais friand de lectures. Et c'est pourquoi, sans doute, je me permets aujourd'hui de m'ériger en chroniqueur pour retracer les moments où la ville de Klynham fit parler d'elle. Ce fut certainement le chapitre le plus sombre et le plus mouvementé de ses annales, et comme le dicton prétend que « La vérité finit toujours par se savoir », il me semble que la véritable histoire ne demande qu'à être racontée tôt ou tard. En m'attelant à cette tâche, j'ai peut-être les yeux plus grands que le ventre. Mais qui - je me pose la question - endossera ce rôle si je ne relève pas le défi ? Qui a été plus constamment que votre humble serviteur impliqué dans chaque péripétie ? "Personne !" Et quelle famille pourrait donc, mieux que la mienne, connaître les rares tenants et aboutissants qui auraient pu m'échapper ? Que l'écho me réponde s'il le peut !

Donc, il me semble que c'est à moi de tenter l'aventure et de rassembler, après coup, tous les épisodes de cette histoire aussi macabre que dramatique. La totalité, ou presque, de ce récit devrait prendre la forme d'un compte rendu véritablement exhaustif. Certains détails, bien sûr, m'auront été rapportés, et quelques fragments particulièrement insaisissables m'obligeront peut-être à me servir de mon imagination ; mais j'ai sûrement droit à quelque latitude si je dois enfin faire éclater la vérité concernant cette étrange affaire. Alors, accordez-moi un peu de liberté, c'est tout ce que je demande.

En lisant L'Île au trésor, je fus séduit par le style de cette phrase : 'C'est au cours du même abordage que j'ai perdu  ma jambe et le vieux Pew ses yeux'. Le jour où je me mettrai à écrire à mon tour, décidai-je, voilà à quoi j'aimerais que mon propre style ressemble. C'est plus difficile qu'il n'y paraît. Dans la première phrase de mon récit, je m ' en rapproche autant que faire se peut.

Les deux crimes, le premier si banal et l'autre... »


« The same week our fowls were stolen, Daphne Moran had her throat cut.

Big dunce that I was at school, my essays, if not my spelling, used to be thought quite good, and I was a keen reader, which is probably why I now presume to set myself up as the chronicler of Klynham’s hour in the limelight. This was certainly the most hectic and the darkest chapter in the whole history of the town and, just like I have heard said ‘Murder will out’, it seems to me that the true story is bursting to be told sooner or later. It may be that I am biting off more than I can chew in tackling the job, but who, I ask myself, is going to come to light if I do not accept the challenge? Who was more constantly mixed up in every scene than little me? But nobody ! And whose family knew more of any ins and outs that I may have missed myself than my own family ? Echo answers whose!

So it looks like it is over to me to go ahead and, in retrospect, piece together the entire grisly and dramatic episode. Nearly all should turn out to be a genuine blow-by-blow account. Some of it will have been told to me, of course, and some extra elusive bits and pieces may force me to use my imagination; but surely I get some licence if I am really going to blow the top off that strange affair at last. Grant me a little licence, then, is my plea.

In Treasure Island I liked the sound of ‘The same broadside I lost my leg, Old Pew lost his deadlights.’ When I get around to writing myself, I decided, that is how I am going to sound. It is harder than it looks. The opening sentence of my story is as near as I can get.

The two crimes, the one so trivial... »


 

vendredi 11 décembre 2020

Twain (incipit)

 

Twain, Huckleberry Finn, trad. William-L. Hughes*, incipit :

 "Si vous n’avez pas lu Les Aventures de Tom Sawyer, vous ne me connaissez pas. Cela ne fait rien : nous aurons vite lié connaissance. M. Mark Twain vous a raconté l’histoire de Tom, et il y a mis un peu du sien, même en parlant de moi. Cela ne fait rien non plus, puisqu’on m’assure qu’il n’a ennuyé personne. La tante Polly, Mary Sawyer et la veuve Douglas ne disaient jamais que la vérité, et elles n’étaient pas toujours amusantes. Je parle de la tante de Tom, de sa cousine, et de la veuve qui m’avait adopté.

Au fond, sauf quelques enjolivements, M. Mark Twain a rapporté les faits tels qu’ils se sont passés. Pour ma part, je n’ai pas assez d’esprit pour inventer, je raconterai donc simplement la suite de mes aventures.

Or voici comment finit le livre de M. Mark Twain :

Tom et moi, nous avions découvert un trésor..."


* la traduction ne rend pas le caractère non-conventionnel du langage du narrateur


You don't know about me without you have read a book by the name of The Adventures of Tom Sawyer ; but that ain't no matter. That book was made by Mr. Mark Twain, and he told the truth, mainly. There was things which he stretched, but mainly he told the truth. That is nothing. I never seen anybody but lied one time or another, without it was Aunt Polly, or the widow, or maybe Mary. Aunt Polly--Tom's Aunt Polly, she is--and Mary, and the Widow Douglas is all told about in that book, which is mostly a true book, with some stretchers, as I said before.

Now the way that the book winds up is this: Tom and me found the money that the robbers hid in the cave...



jeudi 10 décembre 2020

Lurie (lit)

Lurie (Alison), Liaisons étrangères, trad. S. Mayoux, chap. 10, Rivages p. 341-2 : 


[visite du Victoria and Albert Museum]  





« Fred se rapproche et pose la main sur le couvre-lit de brocart que ne marque aucun pli. À sa stupeur, le Grand Lit de Ware est dur comme de la pierre. 

Mais pourquoi serait-il surpris ? En termes fonctionnels, ceci n'est plus un lit. Plus personne n'y dormira jamais, plus personne n'y baisera jamais. Personne ne s'assiéra sur ces chaises de chêne au dossier haut ; leurs sièges fibreux de velours pourpre, devenu rose avec le temps, sont protégés des arrière-trains contemporains par des cordons dorés et ternis. Les gobelets ciselés dans leurs vitrines de verre ne contiendront plus jamais d'eau ni de vin ; les assiettes d'étain ne seront plus jamais remplies du rôti de bœuf de la Vieille Angleterre. 

Les musées d'art sont préférables. Les peintures et les sculptures continuent à servir à l'usage pour lequel elles ont été faites : être contemplées et admirées, interpréter le monde et lui conférer une forme. Elles restent vivantes, immortelles, alors que tout ce matériel, vu sous l'angle de sa fonction, est mort ; pis encore, figé dans une sorte de mort vivante [...]. Il trouve quelque chose de futile et de hideux à cette immense brocante victorienne pleine d'ustensiles ménagers de luxe : ces fauteuils, ces plats, ces nappes, ces couteaux, ces horloges en si grand nombre, en trop grand nombre, préservés pour toujours dans leur inutilité glacée [...]. 

Une répugnance à l'égard des milliers d'objets ni morts ni vivants qui l'entourent de tous côtés s'empare de Fred [...]. »  



Le lit : 

https://en.wikipedia.org/wiki/Great_Bed_of_Ware


Le rôti de bœuf anglais (mythique) : 

cf. The Roast Beef of Old England, also called The Gate of Calais, painted by Hogarth in 1748 : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:William_Hogarth_063.jpg



« Fred moves nearer and puts his hand on the unwrinkled brocade coverlet, receiving a shock: the Great Bed of Ware is as hard as stone.

But why should he be surprised? Functionally speaking this is no longer a bed. No one will ever sleep or fuck in it again. No one will sit in these high-backed oak chairs: their stringy crimson velvet seats, now faded to pink, are protected from contemporary rear ends by tarnished gilt cords. The engraved goblets in the glass cases will never again hold water or wine; the pewter plates will never be heaped with the roast beef of Old England.

Art museums are better. Paintings and sculptures continue to serve the purpose for which they were made: to be gazed at and admired, to interpret and shape the world. They live on, immortal, but all this sluff is functionally dead; no, worse, fixed in a kind of living death, like his passion for Rosemary Radley. There’s something futile, something hideous, about this immense Victorian junkshop full of expensive household things: all these chairs and dishes and cloths and knives and clocks, so many of them, too many of them, preserved forever in frozen uselessness [...]. A revulsion from the thousands of undead objects that surround him on all sides seizes Fred […] » 


mercredi 9 décembre 2020

Giono (appétit)

Giono, Silence, in Faust au village : 

"Il y a aussi les bonnes tables. J’y ai pensé. Je ne suis pas encore dégoûtée de faisans ; ni de sauces noires, ni de plats mijotés, ni de consommés, ni de daubes, ni de civets, ni de confits, ni de crèmes, ni de tartes, ni de brioches, ni de broches, ni de jus, ni de lards. Ni de ragoûts, ni de poulardes, ni de pâtés, ni de foies gras, ni de tendrons, ni de gigots, ni de farcis, ni de râbles, ni de cuissots, ni de croquettes, ni de gelées, ni d’ortolans, ni de terrines, ni de soufflés, ni de gras-doubles, ni de truffes, ni de coulis, ni de suprêmes, ni de salmis, ni de gratins, ni d’aspics, ni de compotes, ni de fricandeaux, ni de fricassées, ni de timbales, ni de coquilles, ni de veloutés, ni de gaufres, ni de crêpes, ni de galettes, ni de beignets, ni de chaussons, ni de meringues, ni de croustades, ni de gratinées, ni de merveilles, ni de hachis de cervelles. J’ai encore très soif de vieux vins, d’anisette, de curaçao, de kummel, de prunelle, d’angélique, de guignolet, de marasquin, de révérendine ! Et j’adore particulièrement la frangipane. Ah ! comme on sent alors la terre de Dieu plus solide sous ses pieds."



mardi 8 décembre 2020

Genevoix (harfang)

 Genevoix, Le Bestiaire enchanté (chapitre La coccinelle) :

"C’est à travers mon sommeil que je perçus d’abord la naissance, haut dans le ciel, d’une sorte de sifflement continu, d’une limpidité, d’une force, je dirais pour un peu d’une luminosité admirables.

Car cela éveillait aussitôt la sensation d’une trajectoire, droite, rapide, semblable à celle d’un aérolithe à travers un ciel d’été, mais longue et sans trêve étirée comme entre deux infinis. Tout à fait éveillé maintenant, j’écoutais de toutes mes oreilles, sans qu’il me fût possible, dans le temps même où j’en étais traversé, de situer la source, le passage, la direction du ciel où, par-dessus la forêt sans limites, s’enfonçait ce cri de la nuit. Je ne l’entendais plus et je continuais de l’entendre : ainsi l’œil continue de voir, longtemps après qu’il s’est éteint, aigu et bleu, le trait de feu qui a rayé la nue.

- Les loups ? dit l’un des compagnons allongés auprès de moi.

Et un autre, sans doute l’un des trappeurs qui nous guidaient :

- C’est un hibou. Peut-être le grand cornu, peut-être le grand harfang des neiges.

Ce harfang, je l’avais contemplé longtemps, captif à Charlesbourg, près de Québec. Il a des yeux inoubliables, démesurés, deux abîmes sombres d’un brun profond, ardent, où le noir des pupilles irradie un regard fixe, intense, pénétrant comme un regard humain. Aussi blanc et plus blanc que l’effraie, hiératique et debout, colossal, il attachait sur nous le poids de ce regard, et je ne sais quelle gêne m’oppressait, grandissait, me retenait comme malgré moi contre les barreaux de sa cage. Cette puissance, cette blancheur, ce regard et ce cri, quelle créature, née de quelle fantaisie, de quel délire sublime de l’inépuisable vie !"


image : 

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/5a/Bubo_scandiacus_Delta_3.jpg


cri :

https://www.youtube.com/watch?v=OaNVCsx6NT4


remarque : il semble étrange de confondre avec le cri du loup...


lundi 7 décembre 2020

Butler + Hrabal (martyre)

 Butler, Vie des Martyrs, traduction Godescard, 1836 : 

« [Ignace] arriva à Rome le 20 décembre, qui était le dernier jour des jeux publics, et fut conduit à l'amphithéâtre dès que le préfet eut lu la lettre que les soldats lui remirent de la part de l'Empereur. Il n'eut pas plus tôt entendu les rugissements des lions, qu'il s'écria : "Je suis le froment du Seigneur ; il faut que je sois moulu par les dents de ces animaux, pour que je devienne le pain pur de Jésus-Christ." A peine eut-il achevé ces paroles, que deux lions se jetèrent sur lui, et le dévorèrent en un moment, sans rien laisser de son corps que les plus gros et les plus durs de ses os. Ainsi fut exaucée la prière qu'il avait faite à Dieu. »


Hrabal, Bambini di Praga 2, in Les Palabreurs :

« Nous sommes comme des olives, dit tristement le commerçant, ce n’est que quand on nous presse que nous donnons le meilleur de nous-mêmes, mais qu’y faire ? »


dimanche 6 décembre 2020

Ortega y Gasset (foi)

 Ortega y Gasset, L'Histoire comme système, traduction A. Bardet, chapitre 2 : 

"Au XVIe siècle, les Européens avaient perdu la foi en Dieu, en la révélation, ou bien parce qu'ils l'avaient perdue dans l'absolu, ou bien parce qu'elle avait cessé d'être une foi vive en eux. Les théologiens font une distinction très perspicace, et qui ne manquerait pas de nous éclairer sur des choses du présent, entre la foi vive et la foi morte. Plus largement, je formulerais ainsi cette distinction : nous croyons en quelque chose avec foi vive quand cette croyance nous suffit pour vivre, et nous croyons en quelque chose avec foi morte, foi inerte, quand, sans l'avoir abandonnée, étant toujours en elle, elle n'agit pas efficacement sur notre vie. Nous la traînons, invalide, dans notre dos, elle fait encore partie de nous, mais gît déjà, inactive, dans le grenier de notre âme. Nous ne basons plus notre existence sur ce quelque chose que nous croyons, les incitations et les directions à suivre ne jaillissent plus spontanément de cette foi. La preuve en est que nous oublions à tout moment que nous croyons encore en elle, alors que la foi vive est une présence permanente et très active de l'entité en laquelle nous croyons – de là le phénomène parfaitement naturel que le mystique appelle 'la présence de Dieu'. De la même manière, l'amour vif se distingue de l'amour inerte et misérable dans la mesure où l'être aimé, sans syncope ni éclipse, nous y est rendu présent. Ce n'est pas que nous devions le rechercher avec attention, c'est au contraire une lourde tâche que de nous en détourner. Cela ne veut pas dire que nous soyons toujours, ni même fréquemment, occupés à penser à lui, mais que constamment, 'nous comptons sur lui'."


"En el siglo XVI, las gentes de Europa habían perdido la fe en Dios, en la revelación, bien porque la hubiesen en absoluto perdido, bien porque hubiese deiado en ellos de ser fe viva. Los teólogos hacen una distinción muy perspicaz y que pudiera aclararnos no pocas cosas del presente, una distinción entre Ia fe viva y la fe inerte. Generalizando el asunto, yo formularía así esta distinción : creemos en algo con fe viva cuando esa creencia nos basta para vivir, y creernos en algo con fe muerta, con fe inerte, cuando, sin haberla abandonado, estando en ella todavía, no actua eficazmente en nuestra vida. La arrastramos inválida a nuestra espalda, forma aún parte de nosotros, pero yaciendo inactiva en el desván de nuestra alma. No apoyamos nuestra existencia en aquel algo creído, no brotan ya espontáneamente de esta fe las incitaciones y orientaciones para vivir. La prueba de ello, que se nos olvida a toda hora que aún creemos en eso, mientras que Ia fe viva es presencia perrnanente y activísirna de la entidad en que creemos. (De aquí el fenórneno perfectamente natural que el rnístico llama 'la presencia de Dios'. También el amor vivo se distingue dei amor inerre y arrasrrado en que lo amado nos es, sin síncope ni eclipse, presente. No tenemos que ir a buscarlo, con la atención, sino, al revés, nos cuesta trabajo quitárnoslo de delante de los ojos íntimos. Lo cual no quiere decir que estemos siempre, ni siquíera con frecuencia, pensando en ello, sino que constantemente 'contamos con ello'."