Lurie (Alison), Liaisons étrangères, trad. S. Mayoux, chap. 10, Rivages p. 341-2 :
[visite du Victoria and Albert Museum]
« Fred se rapproche et pose la main sur le couvre-lit de brocart que ne marque aucun pli. À sa stupeur, le Grand Lit de Ware est dur comme de la pierre.
Mais pourquoi serait-il surpris ? En termes fonctionnels, ceci n'est plus un lit. Plus personne n'y dormira jamais, plus personne n'y baisera jamais. Personne ne s'assiéra sur ces chaises de chêne au dossier haut ; leurs sièges fibreux de velours pourpre, devenu rose avec le temps, sont protégés des arrière-trains contemporains par des cordons dorés et ternis. Les gobelets ciselés dans leurs vitrines de verre ne contiendront plus jamais d'eau ni de vin ; les assiettes d'étain ne seront plus jamais remplies du rôti de bœuf de la Vieille Angleterre.
Les musées d'art sont préférables. Les peintures et les sculptures continuent à servir à l'usage pour lequel elles ont été faites : être contemplées et admirées, interpréter le monde et lui conférer une forme. Elles restent vivantes, immortelles, alors que tout ce matériel, vu sous l'angle de sa fonction, est mort ; pis encore, figé dans une sorte de mort vivante [...]. Il trouve quelque chose de futile et de hideux à cette immense brocante victorienne pleine d'ustensiles ménagers de luxe : ces fauteuils, ces plats, ces nappes, ces couteaux, ces horloges en si grand nombre, en trop grand nombre, préservés pour toujours dans leur inutilité glacée [...].
Une répugnance à l'égard des milliers d'objets ni morts ni vivants qui l'entourent de tous côtés s'empare de Fred [...]. »
Le lit :
https://en.wikipedia.org/wiki/Great_Bed_of_Ware
Le rôti de bœuf anglais (mythique) :
cf. The Roast Beef of Old England, also called The Gate of Calais, painted by Hogarth in 1748 :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:William_Hogarth_063.jpg
« Fred moves nearer and puts his hand on the unwrinkled brocade coverlet, receiving a shock: the Great Bed of Ware is as hard as stone.
But why should he be surprised? Functionally speaking this is no longer a bed. No one will ever sleep or fuck in it again. No one will sit in these high-backed oak chairs: their stringy crimson velvet seats, now faded to pink, are protected from contemporary rear ends by tarnished gilt cords. The engraved goblets in the glass cases will never again hold water or wine; the pewter plates will never be heaped with the roast beef of Old England.
Art museums are better. Paintings and sculptures continue to serve the purpose for which they were made: to be gazed at and admired, to interpret and shape the world. They live on, immortal, but all this sluff is functionally dead; no, worse, fixed in a kind of living death, like his passion for Rosemary Radley. There’s something futile, something hideous, about this immense Victorian junkshop full of expensive household things: all these chairs and dishes and cloths and knives and clocks, so many of them, too many of them, preserved forever in frozen uselessness [...]. A revulsion from the thousands of undead objects that surround him on all sides seizes Fred […] »