samedi 24 février 2024

Tennyson (extase)

Tennyson, lettre à M. P. Blood, citée par W. James : 

"Je n'ai jamais eu de révélation par anesthésie ; mais une sorte d'extase à l'état de veille – je ne trouve pas d’autre expression – s’est souvent emparée de moi quand j'étais seul, et cela depuis mon enfance. Je me répétais mon nom intérieurement ; j'en arrivais à une conscience tellement intense de ma personnalité, que ma personnalité elle-même semblait s'évanouir dans l'infinité de l'être ; ce n’était pas un sentiment confus, mais clair, indubitable, et pourtant inexprimable ; la mort m'apparaissait comme une impossibilité presque risible, car la disparition de ma personnalité, si l'on peut ainsi l'appeler, ne semblait pas être l'anéantissement, mais la seule vie véritable. J'ai honte de ne pouvoir mieux décrire mon état d'âme : n’ai-je pas dit qu’il était inexprimable ?"


I have never had any revelations through anæsthetics, but a kind of waking trance – this for lack of a better word – I have frequently had, quite up from boyhood, when I have been all alone. This has come upon me through repeating my own name to myself silently, till all at once, as it were out of the intensity of the consciousness of individuality, individuality itself seemed to dissolve and fade away into boundless being, and this not a confused state but the clearest, the surest of the surest, utterly beyond words – where death was an almost laughable impossibility – the loss of personality (if so it were) seeming no extinction, but the only true life. I am ashamed of my feeble description. Have I not said the state is utterly beyond words ?”


vendredi 23 février 2024

Benda (style d'idées)

Benda, Du Style d'idées – Réflexions sur la pensée, avant-propos : 

"Le style d'idées est au fond le même sujet que la pensée. Le style d'idées a en effet cela de particulier, par quoi il diffère du style littéraire, qu'il doit se mouler exactement sur la pensée, de même qu'en retour celle-ci lui demande de ne lui valoir qu'un vêtement transparent sans rechercher de beauté pour lui-même, sa beauté consistant dans le parfait de cette transparence. On pourrait observer à ce propos que les fameux vers de Boileau prêtent à l'esprit une action en deux temps, laquelle au vrai n'en présente qu'un. Il ne semble point que l'esprit commence par « concevoir bien », c'est-à-dire par former une idée claire et que ce soit ensuite que pour exprimer cette idée les mots « arrivent aisément ». La vérité est que ces deux opérations n'en font qu'une et que, lorsque l'esprit forme vraiment une idée claire, les mots voulus sont là dans le même moment, par la raison que notre esprit est ainsi fait que la formation d'un concept et l'évocation d'un mot sont un seul et même acte."


jeudi 22 février 2024

Steinbeck (individualisme)

Steinbeck, À l'est d'Eden VF Livre de poche p. 138 

"Notre espèce est la seule créatrice et elle ne dispose que d'une seule faculté créatrice : l'esprit individuel de l'homme. Deux hommes n'ont jamais rien créé. Il n'existe pas de collaboration efficace en musique, en poésie, en mathématiques, en philosophie. C'est seulement après qu'a eu lieu le miracle de la création que le groupe peut l'exploiter. Le groupe n'invente jamais rien. Le bien le plus précieux est le cerveau isolé de l'homme. 

Or, aujourd'hui, le concept du groupe entouré de ses gendarmes entame une guerre d'extermination contre ce bien précieux : le cerveau de l'homme. En le méprisant, en l'affamant, en le réprimant, en le canalisant, en l'écrasant sous les coups de marteau de la vie moderne, on traque, on condamne, on émousse, on drogue l'esprit libre et vagabond. Il semble que notre espèce ait choisi le triste chemin du suicide." 


Our species is the only creative species, and it has only one creative instrument, the individual mind and spirit of a man. Nothing was ever created by two men. There are no good collaborations, whether in music, in art, in poetry, in mathematics, in philosophy. Once the miracle of creation has taken place, the group can build and extend it, but the group never invents anything. The preciousness lies in the lonely mind of a man.

And now the forces marshaled around the concept of the group have declared a war of extermination on that preciousness, the mind of man. By disparagement, by starvation, by repressions, forced direction, and the stunning hammerblows of conditioning, the free, roving mind is being pursued, roped, blunted, drugged. It is a sad suicidal course our species seems to have taken.


mercredi 21 février 2024

Musil (ciel)

Musil, Les Désarrois de l’élève Törless, trad. Jaccottet :

"Tout à ses pensées, Törless était allé se promener dans le parc. C’était le milieu du jour, et le soleil d’arrière-automne déposait de pâles souvenirs sur les pelouses et les allées. Trop agité pour songer à une longue promenade, Törless se contenta de tourner à l’angle du bâtiment ; là, 

au pied du mur latéral, presque aveugle, bruissait une herbe couleur de cendre ; il s’y coucha. Au-dessus de lui le ciel se déployait tout entier de ce bleu passé, douloureux, qui est particulier à l’automne, et de petits nuages en forme de boules blanches couraient dessus.

Törless, étendu sur le dos, clignait des yeux, rêveur, le regard perdu entre les couronnes bientôt dépouillées de deux arbres qui s’élevaient devant lui. […]

Soudain, et il lui sembla que c’était la première fois de sa vie, il prit conscience de la hauteur du ciel.

Il en fut presque effrayé. Juste au-dessus de lui, entre les nuages, brillait un petit trou insondable.

Il lui sembla qu’on aurait dû pouvoir, avec une longue, longue échelle, monter jusqu’à ce trou. Mais plus il pénétrait loin dans la hauteur, plus il s’élevait sur les ailes de son regard, plus le fond bleu et brillant reculait. Il n’en semblait pas moins indispensable de l’atteindre une fois, de le saisir et de le fixer des yeux. Ce désir prenait une intensité torturante."


mardi 20 février 2024

Céline (animaux)

Céline, Féerie 1

"Vous me direz : Vous êtes si déchu, vous devriez bien vous finir !... Bon !... Quand je me finirai je vais vous dire : c'est en pensant aux animaux, pas aux hommes ! à « Tête de Chou », à « Nana », à « Sarah » ma chatte qu'est partie un soir, qu'on n'a jamais revue, aux chevaux de la ferme, aux animaux compagnons qu'ont souffert mille fois comme des hommes ! lapins, hiboux, merles ! passé tant d'hivers avec nous ! au bout du monde !... la mort me sera douce... j'aurai donné mon cœur à tous... je serai débarrassé de vos personnes, de vos affections, de vos mensonges !..."


lundi 19 février 2024

Mozart (lettre)

Mozart (d'après J. F. Rochlitz) [authenticité douteuse], cité par Massin p. 473-474 : 

"Quelle est au juste ma façon de composer, quand il s'agit d'un travail important et sérieux ? – J'ai beau chercher, je n'arrive pas à trouver mieux que ceci : quand je suis en forme, et en bon état physique, ainsi dans une voiture en voyage ou en me promenant après un bon repas, ou la nuit si je n'arrive pas à dormir, c'est alors que les idées me viennent à torrents, le plus volontiers. D'où ? comment ? je n'en sais rien ; je n'y peux rien. Je garde celles qui me plaisent dans ma tête et je me les fredonne – c'est ce que les autres m'affirment, en tout cas. Si je m'y attache, alors peu à peu il m'apparaît comment m'y prendre pour faire un ensemble cohérent [mot à mot : un bon pâté] avec ces fragments, suivant les exigences contrapuntiques ou les timbres des instruments, etc. Mon cerveau s'enflamme, surtout si on ne me dérange pas. Ça pousse, je le développe de plus en plus, toujours plus clairement. L'œuvre est alors achevée dans mon crâne, ou vraiment tout comme, même si c'est un long morceau, et je peux embrasser le tout d'un seul coup d'œil comme un tableau ou une statue. Dans mon imagination, je n'entends pas i'œuvre dans son écoulement, comme ça doit se succéder, mais je tiens le tout d'un bloc, pour ainsi dire. Ça, c'est un régal. L'invention, l'élaboration, tout cela ne se fait en moi que comme un rêve magnifique et grandiose, mais quand j'en arrive à super-entendre ainsi la totalité assemblée, c'est le meilleur moment. Comment se fait-il que je ne l'oublie pas comme un rêve ? c'est peut-être le plus grand bienfait dont je doive remercier le Créateur."


dimanche 18 février 2024

Saussure (différences)

Saussure, Cours de linguistique générale, II, ch. 4, p. 166-167 : 

"[…] Dans la langue il n’y a que des différences. Bien plus : une différence suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s’établit ; mais dans la langue il n’y a que des différences sans termes positifs. Qu’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système. Ce qu’il y a d’idée ou de matière phonique dans un signe importe moins que ce qu’il y a autour de lui dans les autres signes. La preuve en est que la valeur d’un terme peut être modifiée sans qu’on touche ni à sons sens ni à ses sons, mais seulement par le fait que tel autre terme voisin aura subi une modification."