vendredi 5 mai 2023

Alain (lignes)

Alain, Humanités § XIII : 

"Évidemment Ingres adorait le dessin. Évidemment il aimait la peinture. Cela lui faisait deux Dieux qui ne s'accordaient pas. Je veux rappeler ici quelques notions assez cachées. Il n'y a pas de lignes dans la nature ; le dessin est de l'homme. [...] Plus vous y penserez, et mieux vous comprendrez qu'une forme humaine n'est pas limitée par des lignes, mais bien par des surfaces tournantes, si je puis exprimer ainsi le relief qui s'enfuit derrière la toile, mais que la main pourrait suivre dans l'objet. Nous croyons contempler, mais nous ne cessons de prendre et nous ne cessons de faire."



Calvino (Steinberg)

Calvino, La plume à la première personne (Pour les dessins de Saul Steinberg), in Tourner la page (trad. Christophe Mileschi) :

"Le monde dessiné a une puissance bien à lui, il envahit la table, capture ce qui lui est étranger, unifie toutes les lignes dans sa ligne, déborde hors de la feuille… Non, c’est le monde extérieur qui se met à faire partie de la feuille : la plume, la main, l’artiste, la table, le chat, tout est aspiré par le dessin comme par un tourbillon, tous les papiers sur la table, lettres, enveloppes, cartes postales, timbres, dollars avec leur pyramide tronquée arborant un œil et une devise latine… Non, c’est la substance du signe graphique qui se révèle comme la substance véritable du monde, la fioriture, l’arabesque, l’écriture dense fébrile névrotique qui se substituent à tout autre monde possible…

Le monde est transformé en ligne, une ligne unique brisée, tortueuse, discontinue. L’homme également. Et cet homme transformé en ligne est enfin maître du monde, sans pour autant échapper à sa condition de prisonnier, car la ligne, après moult volutes et serpentins, tend à se refermer sur elle-même en le prenant au piège."


voir p. ex. : 

https://www.google.com/search?q=saul%20steinberg&tbm=isch&hl=fr&tbs=ic:gray%2Citp:lineart&rlz=1C5CHFA_enFR841FR843&sa=X&ved=0CAMQpwVqFwoTCLieq83R3f4CFQAAAAAdAAAAABAC&biw=1100&bih=605


Il mondo disegnato ha una sua prepotenza, invade il tavolo, cattura ciò che gli è estraneo, unifica tutte le linee alla sua linea, dilaga dal foglio… No, è il mondo esterno che entra a far parte del foglio: la penna la mano l’artista il tavolo il gatto, tutto è risucchiato dal disegno come da un vortice, tutte le carte sul tavolo, lettere buste cartoline francobolli timbri, dollari con la piramide tronca coll’occhio sopra e il motto latino… No, è la sostanza del segno grafico che si rivela come la vera sostanza del mondo, lo svolazzo o arabesco o filo di scrittura fitta fitta febbrile nevrotica che si sostituisce a ogni altro mondo possibile…

Il mondo è trasformato in linea, un’unica linea spezzata, contorta, discontinua. L’uomo anche. E quest’uomo trasformato in linea è finalmente il padrone del mondo, pur non sfuggendo alla sua condizione di prigioniero, perché la linea tende dopo molte volute e ghirigori a richiudersi su se stessa prendendolo in trappola.



mercredi 3 mai 2023

Clair (non-fini et fini)

Clair, Courte histoire de l'art moderne p. 13 : 

"La notion d'inachèvement donne ainsi à la modernité l'un de ses traits directeurs : bon nombre d'œuvres modernes se présentent comme inachevées, à l'instar du projet de la modernité. Comme si le projet lui-même était considéré comme interminable, de Mallarmé à Blanchot, du "Livre" introuvable au livre "à venir". Ce projet perpétuellement relancé et toujours déçu constitue vraiment l'essence de la modernité."


Clair, Lait noir de l'aube p. 124 : 

"Dessiner, c'est marquer la frontière, c'est insister sur notre essence, c'est délimiter cette petite portion d'espace et de temps par laquelle nous existons aux yeux des autres. C'est défendre son intégrité, son unité biologique et spirituelle. "Je" est ici, parmi ces lignes, et je m'y tiens."



Gautier + Balthus (adolescence)

Gautier, Mademoiselle de Maupin chap. 15

"Son corps était une petite merveille de délicatesse – Ses bras, un peu maigres comme ceux de toute jeune fille, étaient d’une suavité de linéaments inexprimable, et sa gorge naissante faisait de si charmantes promesses qu’aucune gorge plus formée n’eût pu soutenir la comparaison. – Elle avait encore toutes les grâces de l’enfant et déjà tout le charme de la femme ; elle était dans cette nuance adorable de transition de la petite fille à la jeune fille : nuance fugitive, insaisissable, époque délicieuse où la beauté est pleine d’espérance, et où chaque jour, au lieu d’enlever quelque chose à vos amours, y ajoute de nouvelles perfections."

Balthus :

"Je vois les adolescentes comme un symbole. Je ne pourrai jamais peindre une femme. La beauté de l’adolescente est plus intéressante. L’adolescente incarne l’avenir, l’être avant qu’il ne se transforme en beauté parfaite. Une femme a déjà trouvé sa place dans le monde, une adolescente, non. Le corps d’une femme est déjà complet. Le mystère a disparu."


mardi 2 mai 2023

Rivière (Ingres)

Rivière, Ingres in Etudes (1911) p. 31 : 

"C'est un auteur difficile" disait Maurice Denis. D'abord il semble froid. Tout dans ces toiles est si parfaitement défini. Ingres ne nous demande jamais de le deviner, de reprendre sa tâche, de la compléter avec notre regard ; il a tout achevé avant nous ; il ne confie rien à notre invention ; il nous laisse passifs. On dirait qu'il nous dédaigne un peu, que, parlant à des gens qui ne sont pas de son métier, il leur refuse le droit de collaborer, même pour une part infime, à son œuvre. Il y ajoute lui-même avec soin je ne sais quel vernis qui en interdit l'interprétation.

Aussi sommes-nous d'abord devant ses tableaux pleins d'un contentement glacé. Voici qui est juste et louable, mais à la façon d'une belle sentence rendue par un juge incorruptible. Cette couleur, jamais on ne la trouve défaillante. Elle est nette, elle est découpée avec exactitude par ses limites ; à chaque objet elle est départie avec propriété. Les reflets eux-mêmes et les transparences sont scrupuleusement établis. — Aucune vibration ; et non plus cette terne et dense profondeur qu'inventa plus tard Cézanne. La peinture du Bain Turc est admirable ; mais on ne la voit pas tant elle est terminée ; et la hardiesse de ces nus, l'un tout vert, l'autre tout orangé, se dissimule sous la perfection du détail. Même quand la couleur force l'attention, c'est par une sorte d'acidité immobile. Les tons tiennent la toile ; ils occupent, inflexibles, sa surface ; ils ne faiblissent nulle part, nulle part ne s'évanouissent ; ils restent." 



lundi 1 mai 2023

Valéry (mots)

Valéry, Histoires brisées (L'esclave) Pléiade t. 2 p. 423 : 

"La mémoire n'est que mensonges, et les récits ne conviennent qu'aux enfants. Ceux qui écoutent les histoires sont plus simples que ces reptiles que le charmeur induit à suivre la flûte qui les ensorcelle, ils obéissent à la parole, ils subissent tous les prestiges, ils ont froid, ils ont chaud, ils tremblent et ils s'exaltent, et ils ressentent sans défense les puissances du langage. Pour eux, les mots sont des êtres, et les phrases sont des événements !... Et quant à ceux qui se complaisent aux doctrines, et attendent des philosophes qu'ils illuminent l'antre de l'âme, et la caverne de ce monde, ce sont les plus crédules de tous."



dimanche 30 avril 2023

Gide (jardin)

Gide, Journal, 8 janvier 1922 : 

Travaillant ce matin devant la triple fenêtre du salon, j'observe la singulière opération jardinière que les oiseaux, tant fauvettes que moineaux, font subir au buisson d'argousiers de mon petit jardin. Ils picorent et aveuglent les bourgeons naissants de chaque branche ; mais chaque rameau, trop flexible n'offre perchoir qu'à sa base, de sorte que les oiseaux ne peuvent facilement atteindre que les premiers bourgeons, ceux du bas, les plus proches du tronc. Ceux de l'extrémité de chaque tigelle sont par là même préservés ; et c'est précisément vers ceux-ci que se précipite la sève ; de sorte que l'arbuste se détasse et s'étende et s'élargisse le plus possible. Les bourgeons terminaux se développent toujours au dépens des autres, jusqu'à les atrophier complètement. Ils sont pourtant, ces bourgeons sacrifiés, ils eussent été parfaitement capables de développement, eux aussi, mais leurs possibilités restent latentes sans la taille qui, protestant contre l'extension excessive de l'arbuste, rabat vers eux la vie ; mais c'est alors en sacrifiant les bourgeons terminaux."