Calvino, La plume à la première personne (Pour les dessins de Saul Steinberg), in Tourner la page (trad. Christophe Mileschi) :
"Le monde dessiné a une puissance bien à lui, il envahit la table, capture ce qui lui est étranger, unifie toutes les lignes dans sa ligne, déborde hors de la feuille… Non, c’est le monde extérieur qui se met à faire partie de la feuille : la plume, la main, l’artiste, la table, le chat, tout est aspiré par le dessin comme par un tourbillon, tous les papiers sur la table, lettres, enveloppes, cartes postales, timbres, dollars avec leur pyramide tronquée arborant un œil et une devise latine… Non, c’est la substance du signe graphique qui se révèle comme la substance véritable du monde, la fioriture, l’arabesque, l’écriture dense fébrile névrotique qui se substituent à tout autre monde possible…
Le monde est transformé en ligne, une ligne unique brisée, tortueuse, discontinue. L’homme également. Et cet homme transformé en ligne est enfin maître du monde, sans pour autant échapper à sa condition de prisonnier, car la ligne, après moult volutes et serpentins, tend à se refermer sur elle-même en le prenant au piège."
voir p. ex. :
https://www.google.com/search?q=saul%20steinberg&tbm=isch&hl=fr&tbs=ic:gray%2Citp:lineart&rlz=1C5CHFA_enFR841FR843&sa=X&ved=0CAMQpwVqFwoTCLieq83R3f4CFQAAAAAdAAAAABAC&biw=1100&bih=605
Il mondo disegnato ha una sua prepotenza, invade il tavolo, cattura ciò che gli è estraneo, unifica tutte le linee alla sua linea, dilaga dal foglio… No, è il mondo esterno che entra a far parte del foglio: la penna la mano l’artista il tavolo il gatto, tutto è risucchiato dal disegno come da un vortice, tutte le carte sul tavolo, lettere buste cartoline francobolli timbri, dollari con la piramide tronca coll’occhio sopra e il motto latino… No, è la sostanza del segno grafico che si rivela come la vera sostanza del mondo, lo svolazzo o arabesco o filo di scrittura fitta fitta febbrile nevrotica che si sostituisce a ogni altro mondo possibile…
Il mondo è trasformato in linea, un’unica linea spezzata, contorta, discontinua. L’uomo anche. E quest’uomo trasformato in linea è finalmente il padrone del mondo, pur non sfuggendo alla sua condizione di prigioniero, perché la linea tende dopo molte volute e ghirigori a richiudersi su se stessa prendendolo in trappola.