samedi 26 juin 2021

Duteurtre (étable)

 

Duteurtre, À propos des vaches, rééd. 2003 p. 13-14 : 

"Dans ces fermes de montagne aujourd'hui disparues, trois à quatre vaches passaient l'hiver silencieusement. Des brins d'herbe sèche pendaient au plafond, entre les planches du grenier à foin. La poussière s'accrochait aux toiles d'araignée sous les poutres. Le temps semblait plus lent dans ces antres obscurs où l'on entrait timidement pour entendre seulement des respirations. De temps à autre, l'une des trois ou quatre lourdes créatures se levait. Une autre se couchait. Lentement. Deux fois par jour, au rythme de la traite, elles reprenaient leur dialogue muet avec la fermière aux mains nues, assise contre leur ventre sur un tabouret, tirant sur les pis pour jeter des traits de lait vers le fond du seau. Une très faible ampoule éclairait les bêtes. Le fermier donnait quelques coups de fourche dans l'herbe, pour garnir la mangeoire. Bruit sec des sabots de bois. Gloussement de quelques poules agglutinées dans l'ombre, sur une barrique. Mêlé aux autres créatures, l'homme sortait de l'étable, poussant une brouette de fumier qu'on aurait dite « en fumier », tant la matière dégoulinante d'herbe et d'excréments avait fini par sculpter l'objet. La femme portait le seau de lait chaud dans la cuisine. La lumière s'éteignait. Les vaches replongeaient dans l'obscurité silencieuse et chaude, en attendant la saison des pâturages." 


vendredi 25 juin 2021

Bouveresse (analogie)

 

Bouveresse (J.), Prodiges et vertiges de l'analogie (1999), [exergues] : 


"II n'y a point de meilleur moyen pour mettre en vogue ou pour défendre des doctrines étranges et absurdes, que de les munir d'une légion de mots obscurs, douteux et indéterminés. Ce qui pourtant rend ces retraites bien plus semblables à des cavernes de brigands ou à des tanières de renards qu'à des forteresses de généreux guerriers. Que s'il est malaisé d'en chasser ceux qui s'y réfugient, ce n'est pas à cause de Ia force de ces lieux-là, mais à cause des ronces, des épines et de l'obscurité des buissons dont ils sont environnés. Car Ia fausseté étant par elle-même incompatible avec l'esprit de l'homme, il n'y a que l'obscurité qui puisse servir de défense à ce qui est absurde."

John Locke


"Un des traits les plus étonnants des penseurs de notre époque est qu'ils ne se sentent pas du tout liés par ou du moins ne satisfont que médiocrement aux règles jusque-là en vigueur de Ia logique, notamment au devoir de dire toujours précisément avec clarté de quoi I'on parle, en quel sens on prend tel ou tel mot, puis d'indiquer pour quelles raisons on affirme telle ou telle chose, etc."

Bernard Bolzano


"Le mal de prendre une hypallage pour une découverte, une métaphore pour une démonstration, un vomissement de mots pour un torrent de connaissances capitales, et soi-même pour un oracle, ce mal naît avec nous."

Paul Valéry


jeudi 24 juin 2021

Edwards (anaktisis)

 

Edwards (Michael), Le Génie de la poésie anglaise chap. 1 : 

"Un peuple modèle la langue qui lui convient ; il est modelé à son tour par la langue qu'il parle. De la même façon, la prosodie naît des caractéristiques sonores d'une langue et de l'oreille des poètes, et influe sur la sorte de poésie qui s'écrit. La prosodie anglaise, fondée à la fois sur les puissants accents d'intensité qui viennent des Anglo-Saxons et sur le décompte des syllabes français ou italien, semble résister à l'unité simple et servir, elle aussi, l'hétérogénéité, engageant le poète à développer l'énergie rythmique des accents ou la musique virtuelle d'une langue devenue nombreuse.

Toutes ces caractéristiques semblent se rejoindre, en se rapportant à l'ambition fondamentale de la poésie anglaise, qui serait de transformer le réel en respectant toutefois son autonomie. Car cette poésie baigne dans le réel au moment même où elle vise au-delà. Elle ne cherche ni le réalisme intégral, ni l'idéalisme absolu ; ni le simple factuel, ni le pur imaginaire. Elle cherche, de bien des manières différentes et en même temps que tout un éventail de choses diverses, le réel renouvelé, un monde à la fois même et autre. Elle procède moins selon la mimésis que selon l'anaktisis, la recréation ou nouvelle création."


mercredi 23 juin 2021

Cocteau (poésie)


Cocteau, Le Rappel à l’ordre [1926] :

"On a coutume de présenter la poésie comme une dame voilée, langoureuse, étendue sur un nuage. Cette dame a une voix musicale et ne dit que des mensonges.

Maintenant, connaissez-vous la surprise qui consiste à se trouver soudain en face de son propre nom comme s’il appartenait à un autre, à voir, pour ainsi dire, sa forme et à entendre le bruit de ses syllabes sans l’habitude aveugle et sourde que donne une longue intimité ? Le sentiment qu’un fournisseur, par exemple, ne connaît pas un mot qui nous paraît si connu, nous ouvre les yeux, nous débouche les oreilles. Un coup de baguette fait revivre le lieu commun. Il arrive que le même phénomène se produise pour un objet, un animal. L’espace d’un éclair, nous 'voyons' un chien, un fiacre, une maison, 'pour la première fois'. Tout ce qu’ils présentent de spécial, de fou, de ridicule, de beau nous accable. Immédiatement après, l’habitude frotte cette image puissante avec sa gomme. Nous caressons le chien, nous arrêtons le fiacre, nous habitons la maison. Nous ne les voyons plus. Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement.

Inutile de chercher au loin des objets et des sentiments bizarres pour surprendre le dormeur éveillé. C’est là le système du mauvais poète et ce qui nous vaut l’exotisme. Il s’agit de lui montrer ce sur quoi son cœur, son œil glissent chaque jour, sous un angle et avec une vitesse tels qu’il lui paraît le voir et s’en émouvoir pour la première fois. Voilà bien la seule création permise à la créature. Car s’il est vrai que la multitude des regards patine les statues, les lieux communs, chefs-d’œuvre éternels, sont recouverts d’une épaisse patine qui les rend invisibles et cache leur beauté. Mettez un lieu commun en place, nettoyez-le, frottez-le, éclairez-le de telle sorte qu’il frappe avec sa jeunesse et avec la même fraîcheur, le même jet qu’il avait à sa source, vous ferez œuvre de poète."


 

lundi 21 juin 2021

Céline (musique)

 

Céline, lettre à Milton Hindus, 4 juillet 1947, Lettres, Pléiade p. 922 : 

"La vérité ne me suffit plus — Il me faut une transposition de tout — Ce qui ne chante pas n'existe pas pour l'âme — Merde pour la réalité. Je veux mourir en musique pas en raison ni en prose. Les hommes ne méritent pas que l’on se restreigne de délirer pour eux — merde pour eux ! Ce sont des fumiers, injustes, sadiques méchants idiots la plupart — J'ai fait énormément pour me mettre à leur portée — J'en suis là — l'animal dans l'Homme (ou la femme) donne plus de jouissance que sa soi-disant raison, et plus de vérité et sans doute plus de progrès. Il y a beaucoup  énormément de rabâchage dans l’intellectualisme. Il n'y qu'à regarder une bibliothèque ! Quelle ordure ! quel épouvantable jabotage ! Mais un beau cul bien juteux c'est un beau cul — et plus il est jeune et sans raison, meilleur est au goût et aux Muses."


Proust + Céline (étiologie)

 

Proust, La Prisonnière (mort de Bergotte) : 

"Il consulta les médecins qui, flattés d'être appelés par lui, virent dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu'il n'avait rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises."


Céline, Voyage au bout de la nuit :

"Un vieux rétrécissement l’empoisonnait d’urine, lui barrait la vessie... Je n’en finissais pas de le sonder, de le débarrasser goutte à goutte... La famille insistait pour que ça lui vienne malgré tout de son génie... J’avais beau essayer de lui expliquer à la famille que c’était plutôt la vessie qu’il avait de malade leur écrivain, ils n’en démordaient pas... Pour eux, il avait succombé à un moment d’excès de son génie et voilà tout..."


dimanche 20 juin 2021

Cocteau (Proust)


Cocteau, Le Potomak p. 68-69 sur Proust, (cité par Michel Schneider, Maman p. 219) : 

"... cette voix profondément rieuse, chancelante, étalée, de Proust lorsqu'il racontait, organisait le long de son récit un système d'écluses, de vestibules, de fatigues, de haltes, de politesses, de fous rires, de gants blancs écrasant la moustache en éventail sur la figure, cette voix n'arrivait pas de la gorge mais des centres. Elle avait un lointain inouï ; comme la voix des ventriloques sort du torse, on la sentait venir de l'âme".