samedi 15 octobre 2022

Amiel (vaporisation)

Amiel, Journal intime, 3 juillet 1874 : 

"La fantasmagorie de l'âme me berce comme un yôghi de l'Inde, et tout devient pour moi fumée, illusion, vapeur, même ma propre vie. Je tiens si peu à tous les phénomènes, qu'ils finissent par passer sur moi comme des lueurs et s'en vont sans laisser d'empreinte. La pensée remplace l'opium. Elle peut enivrer tout éveillé et diaphanéiser les montagnes et tout ce qui existe... 

Je suis fluide comme un fantôme que l'on voit, mais qu'on ne peut saisir. Je ressemble à un homme, comme les mânes d'Achille, comme l'ombre de Créuse ressemblaient à des vivants ; sans avoir été mort, je suis un revenant. Les autres me paraissent des songes, et je suis un songe aux autres."


vendredi 14 octobre 2022

Cellini (grotesques)

Cellini, Mémoires, Livre 1° chap. VI : 

"En Italie nous imitons différentes sortes de feuillages. Les Lombards en font de très-beaux, en représentant des feuilles de lierre et de couleuvrée, avec leurs élégants enroulements, qui sont d’un effet si heureux. Les Toscans et les Romains ont été encore mieux inspirés dans leur choix, en reproduisant la feuille d’acanthe, ou branche-ursine, avec ses festons et ses fleurs contournés de mille façons et gracieusement entremêlés d’oiseaux et d’animaux. C’est là où l’on voit qui a bon goût. Ils ont aussi recours aux plantes sauvages, telles que celles que l’on appelle mufle-de-lion. Nos vaillants artistes accompagnent ces fleurs d’une foule de ces beaux et capricieux ornements que les ignorants appellent grotesques. Ils ont été ainsi nommés par les modernes, parce que des curieux découvrirent à Rome les premiers modèles de décorations de ce genre, dans des cavernes qui autrefois étaient des chambres, des étuves, des cabinets d’étude ou des salles de même nature, et qui alors se trouvaient enfouies, grâce à l’exhaussement du sol qui s’était opéré pendant des siècles. Comme ces constructions souterraines sont appelées à Rome grotte, les décorations qu’elles renferment prirent le nom de grotesques, qui n’est pas leur vrai nom. En effet, de même que les anciens se plaisaient à composer des animaux imaginaires, tenant à la fois de la chèvre, de la vache et de la cavale, auxquels ils donnaient le nom de monstres ; de même, ils formaient avec leurs feuillages des espèces de monstres : c’est donc le nom de monstres, et non celui de grotesques, qu’il faut appliquer à ces bizarres créations." 



 

jeudi 13 octobre 2022

Caillois (poésie)

Caillois, Approches de la poésie, 1944 § IV "Impostures de la poésie" :

 "Ce temps aura vu la poésie se vouloir tout ce qu'elle n'est pas : magie, mystique ou musique. A mesure qu'elle se détache du vers, elle s'attribue un destin à la fois grandiose et imprécis, comme de constituer un instrument privilégié de connaissance, une variété d'expérience mystique ou quelque autre source de révélations prodigieuses et irremplaçables. On l'oppose vite à la littérature et à la versification, dont les règles, les conventions, les artifices paraissent autant de gênes et de trahisons très capables d'altérer, si l'on n'y prend garde, l'intégrité du sublime message qu'elle a mission de transmettre. Aussi se débarrasse-t-elle de toute entrave et presque de toute matière. Voici bientôt la poésie moderne toute de sons ou toute d'images.

Le reste en est banni et surtout l'expression des sentiments et des idées. On pourchasse ces grossières impuretés dont la présence, dit-on, empêche la poésie d'atteindre sa parfaite et idéale transparence.

[...]

 La poésie est solitaire, affranchie de toute obligation extérieure, maîtresse de son destin, et ne devant de comptes ni à la cité, ni à la morale, ni aux croyances, ni au savoir. Érigée en discipline absolue et n’ayant plus à craindre que l’excès même de sa liberté, exposée peut-être à s’exténuer à force de dénuements volontaires, d’ostracismes répétés, la voici livrée à elle-même. [...] Pour elle, les premiers âges sont révolus, où elle pouvait imprégner tout, mais sans qu'elle fût appelée à exister à l'état pur."



mercredi 12 octobre 2022

Duhamel (cinéma)

Duhamel, Scènes de la vie future : 

"C'est une sorte de pâte musicale anonyme et insipide. Elle passe, elle coule. Elle est truffée de morceaux connus, choisis probablement pour leurs rapports momentanés au texte cinématographique... Devant tout cela, la foule somnole, mâche de la gomme, rote, soupire, lâche parfois un rire intestinal, digère dans l'ombre en contemplant les images hystériques. Et nul ne crie à l'assassin ! Car ici, on assassine les grands hommes**... [...] J'affirme, dit-il, qu'un peuple soumis pendant un demi-siècle au régime actuel des cinémas américains s'achemine vers la pire décadence... [je donnerais] toute la bibliothèque cinématographique du monde pour une pièce de Molière, pour un tableau de Rembrandt, pour une fugue de Bach."


** Ici, on assassine les grands hommes, titre d'un ouvrage de Bloy.



mardi 11 octobre 2022

Proust (chaussons)

Proust, Albertine disparue : 

" « Oh ! pas du tout », s'écria Mme de Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. « Non, pas du tout. Du Lau c'était le gentilhomme du Périgord, charmant, avec toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À Guermantes, quand il y avait le roi d'Angleterre avec qui du Lau était très ami, il y avait après la chasse un goûter ; c'était l'heure où du Lau avait l'habitude d'aller ôter ses bottines et mettre de gros chaussons de laine. Eh bien, la présence du roi Édouard et de tous les grands-ducs ne le gênait en rien, il redescendait dans le grand salon de Guermantes avec ses chaussons de laine. Il trouvait qu'il était le marquis du Lau d'Allemans qui n'avait en rien à se contraindre pour le roi d'Angleterre."



lundi 10 octobre 2022

Bernard de Clairvaux (cloîtres)

Bernard de Clairvaux (Œuvres complètes de saint Bernard. Traduction nouvelle par M. l’abbé Charpentier, Paris, librairie Louis de Vivès, 1866) : 

"Mais que signifient dans vos cloîtres, là où les religieux font leurs lectures, ces monstres ridicules, ces horribles beautés et ces belles horreurs ? A quoi bon, dans ces endroits, ces singes immondes, ces lions féroces, ces centaures chimériques, ces monstres demi-hommes, ces tigres bariolés, ces soldats qui combattent et ces chasseurs qui donnent du cor ? Ici on y voit une seule tête pour plusieurs corps ou un seul corps pour plusieurs têtes : là c'est un quadrupède ayant une queue de serpent et plus loin c'est un poisson avec une tête de quadrupède. Tantôt on voit un monstre qui est cheval par devant et chèvre par derrière, ou qui a la tête d'un animal à cornes et le derrière d'un cheval. Enfin le nombre de ces représentations est si grand et la diversité si charmante et si variée qu'on préfère regarder ces marbres que lire dans des manuscrits, et passer le jour à les admirer qu'à méditer la loi de Dieu. Grand Dieu ! Si on n'a pas de honte de pareilles frivolités, on devrait au moins regretter ce qu'elles coûtent." 


dimanche 9 octobre 2022

Eliade (Picasso)

Eliade, Lettre ouverte à Picasso (1956) :  


Cité par Elisabeth du Réau, L'Idée d'Europe au XXe siècle, des mythes aux réalités, Bruxelles, Complexe, rééd. 2008. p. 239-240.


"Dans les années où la peinture était systématiquement détruite en URSS et dans les démocraties populaires, vous prêtiez votre nom aux manifestes qui glorifiaient le régime de Staline [...]. Votre poids pesait dans la balance et ôtait l'espoir à ceux qui à l'Est ne voulaient pas se soumettre à l'absurde. Personne ne peut dire quelles conséquences aurait pu avoir votre protestation catégorique [...] contre le procès de Rajk par exemple. Si votre appui à la terreur comptait, votre indignation aurait compté aussi [...]."