Caillois, Approches de la poésie, 1944 § IV "Impostures de la poésie" :
"Ce temps aura vu la poésie se vouloir tout ce qu'elle n'est pas : magie, mystique ou musique. A mesure qu'elle se détache du vers, elle s'attribue un destin à la fois grandiose et imprécis, comme de constituer un instrument privilégié de connaissance, une variété d'expérience mystique ou quelque autre source de révélations prodigieuses et irremplaçables. On l'oppose vite à la littérature et à la versification, dont les règles, les conventions, les artifices paraissent autant de gênes et de trahisons très capables d'altérer, si l'on n'y prend garde, l'intégrité du sublime message qu'elle a mission de transmettre. Aussi se débarrasse-t-elle de toute entrave et presque de toute matière. Voici bientôt la poésie moderne toute de sons ou toute d'images.
Le reste en est banni et surtout l'expression des sentiments et des idées. On pourchasse ces grossières impuretés dont la présence, dit-on, empêche la poésie d'atteindre sa parfaite et idéale transparence.
[...]
La poésie est solitaire, affranchie de toute obligation extérieure, maîtresse de son destin, et ne devant de comptes ni à la cité, ni à la morale, ni aux croyances, ni au savoir. Érigée en discipline absolue et n’ayant plus à craindre que l’excès même de sa liberté, exposée peut-être à s’exténuer à force de dénuements volontaires, d’ostracismes répétés, la voici livrée à elle-même. [...] Pour elle, les premiers âges sont révolus, où elle pouvait imprégner tout, mais sans qu'elle fût appelée à exister à l'état pur."