samedi 4 janvier 2025

Goncourt (collectionneurs chinois)

Goncourt, Journal, 11 août 1874, éd. Bouquins t. 2 p. 586 : 

"Les collectionneurs chinois n’exposent jamais leurs objets d’art. Là, l’objet d’art est toujours enfermé dans une boîte, dans un étui, dans un fourreau d’étoffe, et presque caché dans quelque coin du logis. Le collectionneur chinois le possède, pour en jouir, et s’en délecter, lui tout seul, la porte fermée, dans une heure de repos, de tranquillité, de recueillement amoureux. S’il le fait voir, cela se passe à peu près ainsi : il invite un ami, un collectionneur comme lui, à prendre une tasse de thé. Et tout en humant l’eau odorante, il s’échappe à dire : « Au fait, je me suis procuré un beau morceau de jade ! » Et le voilà, tirant lentement de sa boîte, son bibelot, le faisant tourner et retourner sous les yeux de son ami, lui en détaillant les beautés. Et après que tous deux l’ont admiré longuement et secrètement, notre collectionneur fait rentrer le bibelot dans sa boîte, et la boîte dans sa cachette."


vendredi 3 janvier 2025

Atkinson (nourriture 3)

Atkinson, Les choses s'arrangent mais ça ne va pas mieux, ch. 26 :

"Gloria buvait du thé et mangeait un sandwich acheté en ville. Le sandwich contenait de la mozzarella, de l’avocat et de la roquette. Aucun de ces ingrédients n’existait dans le musée qu’était le passé de Gloria. Gloria se rappelait une époque où on ne trouvait que de la laitue. Des laitues molles, flasques sans aucun goût. Des laitues anglaises. Elle se rappelait une époque pré-mozzarella, préavocat, pré-aubergines et pré-courgettes. Elle se souvenait du jour où elle avait vu son premier yaourt dans la ville du nord qu’elle considérait comme sienne et qui l’était toujours, bien qu’elle n’y fut pas retournée depuis plus de vingt ans.

Elle se souvenait d’une époque où il n’y avait ni plats à emporter, ni restaurant thaïlandais et où les paquets Vesta étaient ce qu’on pouvait trouver de plus exotique. Une époque où on se nourrissait de harengs, de viande hachée et de porc en conserve. Elle avait dit une fois à Emily qu’elle se souvenait d’une époque où il n’y avait pas d’aubergines et sa fille lui avait répliqué d’un ton sec : « Tu veux rire. » Elle termina son déjeuner par une tranche de génoise (le secret consistait à ajouter une cuillerée de lait chaud)."


Gloria […] drank tea and ate a sandwich she had bought in town. The sandwich contained mozzarella, avocado, and rocket. None of the ingredients existed in the museum that was Gloria’s past. Gloria could remember a time when all you could buy was lettuce. Soft, limp lettuces that tasted of nothing. English lettuces. She could remember a time before mozzarella and avocado, before aubergines and courgettes. She could remember seeing her first yogurt in the corner shop in the northern town that had been her home and still was, even though she hadn’t been there for more than twenty years.

She could remember a time when there was no take-out food, no Thai restaurants, when Vesta packets were the nearest you came to anything exotic. A time when food was herrings and mince and luncheon meat. She had mentioned to Emily once that she could remember a time before aubergines, and her daughter had snapped, “Don’t be ridiculous,” at her. She finished her lunch with a slice of Genoese sponge (the secret was in the addition of a spoonful of hot milk).


en prime (chap. 26) :

"recette de gâteau au fromage turc [...]. C’était une excellente recette : du fromage frais Philadelphia, une boîte de crème stérilisée et une demi-douzaine d’œufs, le tout battu ensemble et versé dans un moule chemisé de caramel et cuit gentiment au bain-marie."


Recipe for Turkish cheesecake […] It was a very good recipe – a packet of Philadelphia, a tin of Fussell’s sterilized cream, and half a dozen eggs beaten together and poured into a caramel-coated mold and cooked gently in a bain-marie.


jeudi 2 janvier 2025

Atkinson (nourriture 2)

Atkinson, Les choses s'arrangent mais ça ne va pas mieux, ch. 26 :

"Gloria [était] dans la cuisine en train de faire la bûche de Noël. Ils avaient toujours une bûche au chocolat pour Noël en plus du pudding. Gloria préparait le biscuit roulé, pas de farine, rien que des œufs et du sucre mais beaucoup de chocolat extra-fin, et une fois le biscuit cuit, elle l’enrobait de crème fouettée et de purée de marron et le décorait d’une crème au beurre au chocolat, la façonnait pour qu’elle ressemble à de l’écorce de bois, puis la saupoudrait de sucre glace pour imiter la neige. Pour finir, elle coupait du lierre dans le jardin, le givrait avec du blanc d’œuf et du sucre et l’entortillait autour de la bûche avant de percher un rouge-gorge en plastique rouge dessus. Elle trouvait sa bûche merveilleuse, tout droit sortie d’un conte de fées, et si elle s’était encore préoccupée de son régime Weight Watchers, la bûche lui aurait bouffé tous ses points pour une année entière."


she had been in the kitchen making the chocolate log, they always had a chocolate log on Christmas Day along with the pudding. Gloria made a roulade mix, no flour, only eggs and sugar but heavy with expensive chocolate, and when it was cooked she rolled it up with whipped cream and chestnut puree and then dec-orated it with chocolate buttercream, scored and marked to look like wood, and then sprinkled it with icing-sugar snow. Finally, she cut ivy from the garden, frosted it with egg white and sugar, and then twined it round the log before perching a red plastic robin on top. She thought it looked lovely, like something from a fairy tale, and if she had been still bothering with Weight Watch-ers, it would have used up all her points for a whole year.



mercredi 1 janvier 2025

Atkinson (nourriture 1/3)

Atkinson, Les choses s'arrangent mais ça ne va pas mieux, ch. 24 : 

"Jackson avait l’estomac dans les talons, mais il eut beau fourrager dans les placards de la minuscule cuisine, il ne put trouver que des granules de sauce instantanée vieux comme Hérode et des sachets de thé perforés qui avaient une répugnante odeur de tisane. Pourquoi ne pas trouver un supermarché ou de préférence une bonne épicerie fine, acheter des bonnes choses et cuisiner un petit dîner pour eux deux ce soir, quelque chose de sain ? Le répertoire culinaire de Jackson comprenait cinq recettes qu’il réussissait bien, ce qui faisait cinq de plus que Julia.

Il songea à son marché en France, regorgeant de tomates, de basilic, de fromages, de figues et de grosses pêches rebondies et mûres à éclater. Pas étonnant que les gens du nord soient tristes à mourir : des milliers d’années d’évolution en n’ayant à se mettre sous la dent que du grain mouillé et des brouets."


Jackson was starving, but raking round the cupboards of the tiny kitchen, he could find only dried-up instant gravy granules and some perforated tea bags that smelled herbal and repellent. That was something useful he could do today, find a supermarket or, preferably, a good deli, stock up on decent stuff, and cook something for them to eat tonight, something wholesome. Jackson’s culinary repertoire consisted of five dishes that he could cook well, which were five more than Julia could cook.

He imagined how his local market in France would look this morning, overflowing with tomatoes, basil, cheeses, figs, and big, fat French peaches, ripe enough to burst. No wonder northerners were miserable buggers, evolving for thousands of years on har-vests of wet grains and thin gruels.


mardi 31 décembre 2024

Céline (adolescente)

Céline, Maudits Soupirs pour une autre fois (version B de Féerie) Pléiade p. 793 : 

"Elle est belle, c'est une déesse de blondeur, de poitrine, de croupe et tout ! et danseuse, plastique et classique ! et pas les quinze ans ! Et puis alors cette carnation de velours vivant [...]. Je ne vous parle pas des yeux, des bleuets doubles, des fleurs prises au ciel... enfin pas du ciel maintenant... du ciel des temps radieux, du ciel septième ciel... tout beau radieux et fleurs partout... Je vous ai dit pour la chevelure... aux genoux qu'elle lui cascade... et fine... Fine... une eau-de-vie qu'elle lui recouvre... l'ondoye... blonde, vous enlace l'âme... Ah ! c'est terrible à contempler... Je vous le dis tout cru."


lundi 30 décembre 2024

Bergson (douleur)

Bergson, Matière et mémoire :

"Quand un corps étranger touche un des prolongements de l'amibe, ce prolongement se rétracte ; chaque partie de la masse protoplasmique est donc également capable de recevoir l'excitation et de réagir contre elle ; perception et mouvement se confondent ici en une propriété unique qui est la contractilité. Mais à mesure que l'organisme se complique, le travail se divise, les fonctions se différencient, et les éléments anatomiques ainsi constitués aliènent leur indépendance. Dans un organisme tel que le nôtre, les fibres dites sensitives sont exclusivement chargées de transmettre des excitations à une région centrale d'où l'ébranlement se propagera à des éléments moteurs. Il semble donc qu'elles aient renoncé à l'action individuelle pour concourir, en qualité de sentinelles avancées, aux évolutions du corps tout entier. Mais elles n'en demeurent pas moins exposées, isolément, aux mêmes causes de destruction qui menacent l'organisme dans son ensemble : et tandis que cet organisme a la faculté de se mouvoir pour échapper au danger ou pour réparer ses pertes, l'élément sensitif conserve l'immobilité relative à laquelle la division du travail le condamne. Ainsi naît la douleur, laquelle n'est point autre chose, selon nous, qu'un effort de l'élément lésé pour remettre les choses en place, une espèce de tendance motrice sur un nerf sensible. Toute douleur doit donc consister dans un effort, et dans un effort impuissant. Toute douleur est un effort local, et c'est cet isolement même de l'effort qui est cause de son impuissance, parce que l'organisme, en raison de la solidarité de ses parties, n'est plus apte qu'aux effets d'ensemble. C'est aussi parce que l'effort est local que la douleur est absolument disproportionnée au danger couru par l'être vivant : le danger peut être mortel et la douleur légère ; la douleur peut être insupportable (comme celle d'un mal de dents) et le péril insignifiant."


dimanche 29 décembre 2024

Berl (souvenir 2)

Berl, Sylvia, chap. 1 :

"J'avais été à Gavarnie avec maman et très attentif à bien regarder, car je devais faire une description du cirque, par écrit, pour mon professeur qui me l'avait commandé. Je me rappelle bien que nous avons pris une voiture à Saint-Sauveur, et déjeuné à l'entrée du cirque, dans l'auberge d'où on partait, à dos d'âne, vers le glacier. Je me rappelle parfaitement la voiture avec des coussins d'une moleskine très usée d'où sortaient les crins. Je me rappelle un peu moins bien l'auberge, sauf les truites pochées qui avaient l'air de grandes fleurs mauves, épanouies parmi les pommes de terre. Je revois les iris que les âniers cueillaient sur le chemin pour maman qui les serrait dans sa pèlerine écossaise. Mais je ne revois pas le cirque. On dirait que les souvenirs qui devraient me le faire retrouver me le cachent. J'essaie de les refouler. Le cirque alors surgit tout blanc dans un ciel tout bleu. Au fond, à gauche, la cascade écume ; à droite, les champs d'iris présentent une masse violette.

Mais cette image, si claire, n'a rien à voir avec mon excursion. Je la reconnais. C'est une affiche du Paris-Orléans. Elle décorait les gares d'Orthez […]."


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/09/berl-souvenir.html