samedi 16 janvier 2021

Dujardin (incipit)

 Dujardin (Édouard), Les Lauriers sont coupés, incipit 

[version de La Revue indépendante, 1887 p. 289] :

"Un soir de soleil couchant, d'air lointain, de cieux profonds ; et des foules qui confuses vont ; des bruits, des ombres, des multitudes ; des espaces infiniment en l'oubli d'heures étendus ; un vague soir...

Car sous le chaos des apparences, parmi les durées et les sites, dans l'illusoire des choses qui s'engendrent et qui s'enfantent, et en la source éternelle des causes, un avec les autres, un comme avec les autres, distinct des autres, semblable aux autres, apparaissant un le même et un de plus, un de tous donc surgissant, et entrant à ce qui est, et de l'infini des possibles existences, je surgis ; et voici que pointe le temps et que pointe le lieu ; c'est l'aujourd'hui ; c'est l'ici ; l'heure qui sonne ; et au long de moi, la vie ; je me lève le triste amoureux du mystère génital ; en moi s'oppose à moi l'advenant de frêle corps et de fuyante pensée ; et me naît le toujours vécu rêve de l'épars en visions multiples et désespéré désir... Voici l'heure, le lieu, un soir d'avril, Paris, un soir clair de soleil couchant, les monotones bruits, les maisons blanches, les feuillages d'ombres ; le soir plus doux, et une joie d'être quelqu'un, d'aller ; les rues et les multitudes, et dans l'air très lointainement étendu, le ciel ; Paris à l'entour chante, et, dans la brume des formes aperçues, mollement il encadre l'idée ; soir d'aujourd'hui, oh soir d'ici ; là je suis."


vendredi 15 janvier 2021

Cerf (chat)

 Cerf (Muriel), La Femme au chat, Actes Sud, incipit : 

"La chatte dort. Le soleil se lève sur les anciens deltas de sa gloire. la chatte va vers le fleuve entre les pierres poudreuses. Un sursaut à son flanc, qui le moire et crispe, annonce la proximité d'une proie. Avare d'énergie, la chatte s'en détourne, scrute la palmeraie, soudain suspend son pas, hausse la croupe et creuse les reins jusqu'à l'impossible, étend et raidit ses pattes et dégaine ses couteaux, louche un peu, n'est plus qu'extension tétanisée, se rassemble, rajuste ses convenables et souples rondeurs avec l'air décent d'une femme qui se rhabille, bâille, ouvre le gouffre incroyablement sain, pour s'attaquer à des chairs parfois avancées, de sa gueule qui est un iris rose."



jeudi 14 janvier 2021

Mauriac (nuit de noces)

Mauriac, Le Baiser au lépreux Livre de Poche p. 63 : 

« La chambre de cette maison de famille d'Arcachon était meublée de faux bambou. Nulle étoffe ne dissimulait les ustensiles sous la toilette, et des moustiques écrasés souillaient le papier de la tenture. Par la fenêtre ouverte, l'haleine du bassin sentait le poisson, le varech et le sel. Le ronronnement d'un moteur s'éloignait vers les passes. Dans les rideaux de cretonne, deux anges gardiens voilaient leurs faces honteuses. Jean Péloueyre dut se battre longtemps, d'abord contre sa propre glace, puis contre une morte. A l'aube un gémissement faible marqua la fin d'une lutte qui avait duré six heures. Trempé de sueur, Jean Péloueyre n'osait bouger, - plus hideux qu'un ver auprès de ce cadavre enfin abandonné.

Elle était pareille à une martyre endormie. Les cheveux collés au front, comme dans l'agonie, rendaient plus mince son visage d'enfant battu. Les mains en croix contre sa gorge innocente serraient le scapulaire un peu déteint et les médailles bénites. Il aurait fallu baiser ses pieds, saisir ce tendre corps, sans l'éveiller, courir, le tenant ainsi, vers la haute mer, le livrer à la chaste écume. » 



mercredi 13 janvier 2021

Blum (prix de la vie)

 Blum, Souvenirs sur l'Affaire Folio p. 35 : 

"Quel est le signe le moins incertain de ces crises de passion collective ? C'est à mon sens ce que j'appellerai la dépréciation de la valeur vitale. Suivant les périodes, les états, les moments, les hommes attachent plus ou moins de prix à la vie, à la leur propre comme à celle des autres. Que ce soit un symptôme ou un effet, on reconnaît les grandes secousses de type révolutionnaire au fait que le cours de la vie humaine tombe au plus bas. On meurt encore plus facilement qu'on ne tue. Si l'époque de la Terreur n'a laissé à ses témoins ni même à ses victimes l'impression d'épouvante que l'on suppose, la raison profonde en est là : le prix de la vie était nul, et l'on ne comprend plus rien aux événements ou aux personnages si on se place pour les juger dans une période tranquille, normale, dans un temps où la vie humaine vaut très cher."


mardi 12 janvier 2021

Woolf (Londres)

 Woolf, La marée d'Oxford Street (in La Scène londonienne, traduction P. Alien) : 

« Le charme du Londres moderne est qu’il n’est pas bâti pour durer ; il est fait pour passer. Son vernis, sa transparence, l’élan de ses vagues de plâtre colorié, donnent un plaisir différent et tendent à d’autres fins que ce que voulaient et recherchaient les vieux bâtisseurs et leurs patrons, la noblesse d’Angleterre. Leur orgueil exigeait l’illusion de la permanence. Le nôtre, au contraire, semble se plaire à prouver que nous pouvons rendre la pierre et la brique aussi éphémères que le sont nos désirs. Nous ne construisons pas pour nos descendants, ils pourront bien aller vivre dans les nuages ou sous terre, mais pour nous et nos propres besoins. Nous démolissons et reconstruisons de même que nous nous attendons à être démolis et reconstruits. C’est une impulsion favorable à la création, à la fertilité. La découverte en est stimulée, l’invention tenue en alerte. »


The charm of modern London is that it is not built to last; it is built to pass. Its glassiness, its transparency, its surging waves of coloured plaster give a different pleasure and achieve a different end from that which was desired and attempted by the old builders and their patrons, the nobility of England. Their pride required the illusion of permanence. Ours, on the contrary, seems to delight in proving that we can make stone and brick as transitory as our own desires. We do not build for our descendants, who may live up in the clouds or down in the earth, but for ourselves and our own needs. We knock down and rebuild as we expect to be knockcd down and rebuilt. It is an impulse that makcs for creation and fertility. Discovery is stimulated and invention on the alert.


lundi 11 janvier 2021

Giono (cadre)

 Giono, Faust au village, 1 ('Monologue') :

« L’yeuse ne perd jamais ses feuilles qui sont noires et luisantes et, entre les feuillages, vous voyez tout d’un coup un coin de champ. Jamais vous ne verrez la couleur du champ comme quand vous le regarderez dans le cadre des yeuses. C’est un champ : on en voit mille. C’est, admettons parce que ça m’est arrivé, un endroit où on a ramassé des pommes de terre. Il y a quatre ou cinq sacs pleins et trois femmes penchées sur les sillons. Vous n’avez jamais vu un champ pareil. On dirait du velours. Cela vient de ce qu’on le voit à travers des feuillages noirs. Les cotillons des femmes, il y en a une qui les a d’un rouge vif et l’autre qui se tient droite est entièrement enveloppée dans un sarrau d’un bleu de charrette neuve. Puis, cette femme-là se baisse ; c’en est une autre qui se dresse et on n’a jamais vu de cheveux plus beaux que ces blonds-là mis en pleine lumière. Or, ce n’est jamais que la Catherine Picolet et, si on ne regardait pas ses cheveux d’entre le feuillage noir des yeuses, on n’y ferait même pas attention. Telles qu’elles sont là, dans ce champ de velours, ayant derrière elles un coin de verger, ce rouge, ce bleu, ce blond, c’est très agréable à regarder. »


dimanche 10 janvier 2021

Chardonne (discrétion)

 Chardonne, lettre à Matthieu Galey, 9 janvier 1962 :

"Un regard sur les pages de Jouhandeau N.R.F., ce matin (Journaliers). Ce qui saute aux yeux c'est qu'il manque de discrétion. 

'Discrétion', qualité essentielle. Une description n'est supportable que si elle est discrète. On peut parler de soi, mais discrètement. On peut soupirer, mais discrètement, etc.

Et pourquoi ?

Surtout, peut-être, parce qu'il y a une profondeur particulière dans la discrétion, une vraie profondeur, et qui échappe à l'auteur lui-même. Comme un homme qui est riche ; un vrai riche est discret dans l'exposition de sa fortune. La discrétion demande au lecteur un certain travail. [...] On peut manquer de discrétion et être un grand écrivain. Montherlant par exemple. Ou Morand."