samedi 24 avril 2021

Flaubert + Nabokov (papier de soie)

 Nabokov a repris un très beau motif visuel que Flaubert avait utilisé dans une phrase merveilleusement galbée :

Flaubert

Madame Bovary, I, VI : 

"Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page."


Nabokov

1.

Sounds : "Your eyes were limpid, as if a pellicle of silken paper had fluttered off them - the kind that sheathes illustrations in precious books."

Bruits (Quarto) : "Tes yeux étaient clairs, comme si une feuille de papier de soie, celles qui recouvrent les illustrations des livres précieux, en était partie."


2.

Glory chap. 9 : "All this was taking place at a garden table on the terrace before the hotel, early in the morning. The day promised to be lovely; the cloudless sky still had a hazy cast, as a sheet of gauze paper sometimes covers an exceptionally vivid frontispiece in an expensive edition of fairy tales. Martin carefully removed this translucent sheet, and there, down the white steps, swinging her low hips ever so slightly, wearing a bright-blue skirt across which an orderly ripple ran back and forth as, stepping down with calculated unhurriedness, first one foot and then the other extended the tip of its polished shoe, rhythmically balancing her brocaded handbag and already smiling, her hair parted on one side, came a limpid-eyed, slender-necked woman with large black earrings that also swung in rhythm with her descent."

L'Exploit chap. 9 (trad. Pléiade) : "La scène se passait autour d'une table de jardin sur la terrasse devant l'hôtel, un matin de bonne heure. La journée promettait d'être belle ; le ciel sans nuages gardait encore un voile de brume, telles ces feuilles de papier de soie qui recouvrent parfois les frontispices aux couleurs exceptionnellement vives dans des éditions de luxe de contes de fées. Martin enleva avec précaution cette feuille translucide et là-bas, sur les marches blanches, balançant imperceptiblement ses hanches basses drapées d'une jupe bleu vif qui ondoyait d'avant en arrière tandis qu'elle descendait avec une lenteur calculée, pointant à chaque marche le bout de sa chaussure vernie, balançant en rythme son sac à main de brocart, les lèvres esquissant déjà un sourire, les cheveux ramenés sur le côté, arrivait une femme aux yeux limpides, au cou de cygne, avec de grandes boucles d'oreilles noires qui se balançaient également au rythme de ses pas."


Glory ch. 10 : "Upon her, upon that frontispiece, which, after the removal of the gauze paper, had proved to be a little coarse, a little too gaudy, Martin replaced the haze and through it the colors reassumed their mysterious charm."

L'Exploit ch. 10 (Pléiade) : "Sur elle, sur ce frontispice qui, après le retrait du papier de soie, était apparu un peu grossier, un peu trop coloré, Martin remit le voile, et, à travers lui, les couleurs reprirent leur charme mystérieux." 


3.

Laughter in the dark ch. 28 : "A few days later he woke up earlier than usual, threw open the shutters, smiled at the tender blue sky and at the soft green slopes, luminous yet hazy, as if it were all a bright frontispiece under tissue paper, and he felt a strong longing to climb and wander, and to breathe the thyme-scented air."

Rire dans la nuit chap 28 (Pléiade) : "Quelques jours plus tard, il se réveilla plus tôt que d'habitude, ouvrit grands les volets, adressa un sourire au ciel bleu pâle et aux coteaux vert tendre, lumineux bien que noyés dans la brume, comme si tout cela était un éclatant frontispice derrière une feuille de papier de soie, et il eut très envie d'aller se promener sur les hauteurs pour respirer l'air embaumé de thym."


4.

Lolita, 1,5 : "The days of my youth, as I look back on them, seem to fly away from me in a flurry of pale repetitive scraps like those morning snow storms of used tissue paper that a train passenger sees whirling in the wake of the observation car."

Lolita, 1, 5 (Couturier) : "Quand je repense à ma jeunesse, j'ai l'impression que les jours s'enfuient loin de moi en un tourbillon sans fin de pâles lambeaux pareils à ces blizzards matinaux de papiers de soie chiffonnés que le voyageur voit voler en spirale dans le sillage du wagon panoramique."

Lolita, I, 5, (Kahane) : "« Quand je me retourne vers le passé, les mois et les années de ma jeunesse semblent filer au vent du souvenir errant en une nuée de lambeaux identiques et pâles, telles ces tempêtes matinales de papiers chiffonnés que le voyageur voit tourbillonner dans le sillage du train. »


5.

Pnin, III, VI : "whereupon it shed a pocket comb, a Christmas card, Pnin’s notes, and a gauzy wraith of tissue paper, which descended with infinite listlessness to Pnin’s feet and was replaced by Mr. Case on the Great Seals of the United States and Territories."

Pnine III, VI, Chrestien : "... il en tomba un peigne de poche, une carte de Noël, les notes de Pnine, et un fantôme de papier soie transparent, qui descendit avec une nonchalance infinie jusqu’aux pieds de Pnine pour être replacé par Mr. Case sur les Grands Sceaux des Etats-Unis et des territoires."

Pnine III, VI, Couturier : "... ce qui entraîna la chute d'un peigne de poche, d'une carte de Noël, de la fiche de Pnine et du spectre vaporeux d'un bout de papier de soie qui retomba avec une nonchalance infinie aux pieds de Pnine, Mr Case le replaçant aussitôt sur les Grands Sceaux des États-Unis et des Territoires." 


6.

Speak Memory 10 1 : "The edition I had (possibly a British one) remains in the stacks of my memory as a puffy book bound in red cloth, with a watery-gray frontispiece, the gloss of which had been gauzed over when the book was new by a leaf of tissue paper. I see this leaf as it disintegrated - at first folded improperly, then torn off - but the frontispiece itself, which no doubt depicted Louise Pointdexter’s unfortunate brother (and perhaps a coyote or two, unless I am thinking of The Death Shot, another Mayne Reid tale), has been so long exposed to the blaze of my imagination that it is now completely bleached (but miraculously replaced by the real thing, as I noted when translating this chapter into Russian in the spring of 1953, and namely, by the view from a ranch you and I rented that year."

Autres rivages (Pléiade) 10-1 : "L'édition que j'avais (peut-être bien une édition anglaise) demeure dans les rayonnages de ma mémoire comme un livre bouffi relié en toile rouge, avec un frontispice gris déteint, dont l'éclat était voilé, quand le livre était neuf, par une feuille de papier de soie. Je vois cette feuille en train de se désagréger - d'abord malencontreusement pliée puis arrachée -, mais le frontispice lui-même, qui représentait sans doute le malheureux frère de Louise Pointdexter (et peut-être un ou deux coyotes, à moins que je ne confonde avec Le Coup de fusil mortel, autre histoire de Mayne Reid), a été si longtemps exposé aux feux de mon imagination qu'il est à présent complètement décoloré (mais miraculeusement remplacé par la chose en soi, ainsi que j'en fis la remarque en traduisant ce chapitre en russe au cours du printemps 1953, c'est-à-dire par la vue qu'on avait depuis un ranch que toi et moi avions loué cette année-là."


vendredi 23 avril 2021

Descartes (méthode)

Descartes, Règle II AT X pp. 363-364, FA I pp. 81-82 : 

"Nous ne condamnons point pour autant, certes, cette manière de philosopher que les autres ont cultivée jusqu'à présent, ni ces machines de guerre, si bien adaptées aux joutes oratoires, que sont les syllogismes probables de la scolastique ; car elles exercent les jeunes esprits et les stimulent par l'appel qu'elles font à l'émulation ; et il vaut bien mieux former les esprits par des opinions de cette sorte, si manifestement incertaines soient-elles, puisqu'elles divisent les savants, plutôt que de les laisser libres et abandonnés à eux-mêmes. Peut-être en effet courraient-ils à des précipices s'ils n'avaient point de guide ; tant qu'ils mettront leurs pas dans les traces de leurs précepteurs, ils pourront parfois s'éloigner de la vérité, du moins suivront-ils un chemin plus sûr, à ce titre au moins qu'il aura déjà été exploré par de plus prudents qu'eux-mêmes. Moi-même je me félicite d'avoir été jadis éduqué de cette manière dans les écoles."


"Neque tamen idcirco damnamus illam, quam caeteri hactenus invenerunt, philosophandi rationem, et scholasticorum aptissima bellis probabilium syllogismorum tormenta, quippe exercent puerorum ingenia, et cum quadam aemulatione promovent, quae longe melius est ejusmodi opinionibus informari, | etiamsi illas incertas esse appareat, cum inter eruditos sint controversae, quam si libera sibi ipsis relinquerentur. Fortasse enim ad praecipitia pergerent sine duce; sed quamdiu praeceptorum vestigiis insistent, licet a vero nonnunquam deflectant, certe tamen iter capessent, saltem hoc nomine magis securum, quod jam a prudentioribus fuerit probatum. Atque ipsimet gaudemus, nos etiam olim ita in scholis fuisse institutos."


mercredi 21 avril 2021

Gadda + Proust (salive)

 Gadda, L'affreuse Embrouille de via Merulana, traduction Montanaro, chapitre VII : 

"Dans la bouche édentée, l’trou, noir : d’où, entre un mot et l’autre, elle resuçait en dedans la salive déjà déversée, avec une sorte de sifflement moite où ensuite les « er » barbotaient à rebours, comme quelqu’un qui, jeté là par la déferlante, serait emporté en arrière par le ressac. Une hésitation de petites bulles, très suaves, au bord des lèvres, accompagnait la récupération : que peu après, d’un soudain coup de faux, la pointe écarlate et acérée de la langue se chargeait de perfectionner. "


"Nella bocca senza denti er bucio, nero: da cui, tra verbo e verbo, ella risucchiava dentro la già erogata saliva, con una specie di sibilo un po’ umidiccio dove poi gli erre sguazzavano a ritroso, come chi, buttato là dal frangente, sia travolto indietro dalla risacca. Un indugio di piccole, soavissime bulle, sui labbri, accompagnava il ricupero: che con una repentina falciata, poi poco dopo, il-vertice acuminato e scarlatto della lingua s’incaricava di perfezionare".



Proust, Sodome et Gomorrhe : 

 "Elle avait deux singulières habitudes qui tenaient à la fois à son amour exalté pour les arts (surtout pour la musique) et à son insuffisance dentaire. Chaque fois qu'elle parlait esthétique ses glandes salivaires, comme celles de certains animaux au moment du rut, entraient dans une phase d'hypersécrétion telle que la bouche édentée de la vieille dame laissait passer au coin des lèvres légèrement moustachues, quelques gouttes dont ce n'était pas la place. Aussitôt elle les ravalait avec un grand soupir, comme quelqu'un qui reprend sa respiration. Enfin s'il s'agissait d'une trop grande beauté musicale, dans son enthousiasme elle levait les bras et proférait quelques jugements sommaires, énergiquement mastiqués et au besoin venant du nez. [...] – Ah ! on voit que Mademoiselle aime les arts », s'écria Mme de Cambremer qui, en poussant une respiration profonde, résorba un jet de salive."

Gadda (causalité)

 Gadda (C.-E.), L'affreuse Embrouille de la via Merulana [1957], traduction Montanaro [2016] chap. 1 : 

« [...] [D]ans sa sagesse il interrompait parfois sommeil et silence pour énoncer quelques idées d’ordre théorique (idées générales, bien entendu) sur les affaires des hommes : et des femmes. À première vue, c’est-à-dire à première ouïe, on aurait dit des banalités. Ce n’étaient pas des banalités. Aussi, ces énoncés rapides, qui produisaient sur sa bouche le crépitement soudain d’une allumette illuminatrice, revivaient ensuite dans les tympans des gens, à des heures ou des mois de distance de leur énonciation : comme après un temps mystérieux d’incubation. « Eh oui ! reconnaissait l’intéressé, le dottor Ingravallo me l’avait pourtant dit. » Il soutenait, entre autres choses, que les catastrophes inopinées ne sont jamais la conséquence ou l’effet, si l’on préfère, d’un motif unique, d’une cause au singulier : mais elles sont comme un tourbillon, un point de dépression cyclonique dans la conscience du monde, vers lequel ont conspiré toute une multiplicité de mobiles convergents. Il disait aussi nœud ou enchevêtrement, ou grabuge, ou gnommero, embrouille, qui en dialecte veut dire pelote. Mais le terme juridique « les mobiles, le mobile » s’échappait de préférence de sa bouche : presque contre son gré, semblait-il. La conviction qu’il fallait « réformer en nous le sens de la catégorie de cause » tel que nous le tenions des philosophes, d’Aristote ou d’Emmanuel Kant, et remplacer la cause par les causes, était chez lui une conviction centrale et persistante : une fixation, quasiment : qui s’évaporait de ses lèvres charnues, mais plutôt blanches, au coin desquelles flageolait un mégot éteint qui semblait accompagner la somnolence du regard et le quasi-rictus, entre l’amer et le sceptique, qu’il avait coutume de laisser exprimer selon une « vieille » habitude à la partie inférieure de son visage, sous le sommeil du front et des paupières et le noir de poix de la tignasse. »


Gadda (C.-E.), Quer pasticciaccio brutto de Via Merulana, chap. 1 : 

« [...] [N]ella sua saggezza interrompeva talora codesto sonno e silenzio per enunciare qualche teoretica idea (idea generale s’intende) sui casi degli uomini : e delle donne. A prima vista, cioè al primo udirle, sembravano banalità. Non erano banalità. Così quei rapidi enunciati, che facevano sulla sua bocca il crepitio improvviso d’uno zolfanello illuminatore, rivivevano poi nei timpani della gente a distanza di ore, o di mesi, dalla enunciazione : come dopo un misterioso tempo incubatorio. «già !» riconosceva l’interessato : «il dottor Ingravallo me l’aveva pur detto.» Sosteneva, fra l’altro, che le inopinate catastrofi non sono mai la conseguenza o l’effetto che dir si voglia d’un unico motivo, d’una causa al singolare : ma sono come un vortice, un punto di depressione ciclonica nella coscienza del mondo, verso cui hanno cospirato tutta una molteplicità di causali convergenti. Diceva anche nodo o groviglio, o garbuglio, o gnommero, che alla romana vuol dire gomitolo. Ma il termine giuridico «le causali, la causale» gli sfuggiva preferentemente di bocca : quasi contro sua voglia. L’opinione che bisognasse «riformare in noi il senso della categoria di causa» quale avevamo dai filosofi, da Aristotele o da Emmanuele Kant, e sostituire alla causa le cause era in lui una opinione centrale e persistente : una fissazione, quasi : che gli evaporava dalle labbra carnose, ma piuttosto bianche, dove un mozzicone di sigaretta spenta pareva, pencolando da un angolo, accompagnare la sonnolenza dello sguardo e il quasi-ghigno, tra amaro e scettico, a cui per «vecchia» abitudine soleva atteggiare la metà inferiore della faccia, sotto quel sonno della fronte e delle palpebre e quel nero piceo della parrucca.  »


lundi 19 avril 2021

Nabokov (pitch de 'Lolita')

 Nabokov, Le Don, chapitre 3 [traduction Girard, revue Alladaye], Pléiade t. 2 p.197-198 : 

"Ah, si seulement j'avais un peu de temps, quel roman je ferais en cinq sec ! Tiré de la vraie vie. Imaginez ce genre de chose : un vieux type - mais encore vert, fougueux, assoiffé de bonheur - vient à connaître une veuve, et elle a une fille, presque encore une enfant - vous voyez ce que je veux dire - quand rien n'est encore formé, mais qui a déjà une façon de marcher qui vous fait perdre la tête. Un joli brin de fille, très blonde, pâle, avec du bleu sous les yeux - et bien sûr elle ne regarde même pas le vieux bouc. Que faire ? Bien, sans trop réfléchir, il s'amène et épouse la veuve. D'accord. Ils s'installent tous les trois. Ici vous pouvez continuer indéfiniment - la tentation, l'éternel tourment, la démangeaison, les espoirs insensés. Et le résultat - un faux calcul. Le temps passe rapidement, il vieillit, elle s'épanouit - et toujours rien*. Elle passe et elle vous brûle d'un regard de mépris. Qu'en dites-vous ? Sentez-vous là une sorte de tragédie à la Dostoïevski ?" 



"Ah, if only I had a tick or two, what a novel I’d whip off ! From real life. Imagine this kind of thing: an old dog - but still in his prime, fiery, thirsting for happiness - gets to know a widow, and she has a daughter, still quite a little girl - you know what I mean - when nothing is formed yet but already she has a way of walking that drives you out of your mind - A slip of a girl, very fair, pale, with blue under the eyes - and of course she doesn’t even look at the old goat. What to do ? Well, not long thinking, he ups and marries the widow. Okay. They settle down the three of them. Here you can go on indefinitely - the temptation, the eternal torment, the itch, the mad hopes. And the upshot - a miscalculation. Time flies, he gets older, she blossoms out - and not a sausage. Just walks by and scorches you with a look of contempt. Eh ? D’you feel here a kind of Dostoevskian tragedy ?"


*and not a sausage" : "et toujours rien". Pour cette formule, le Cambridge Dictionary indique : "UK old-fashioned humorous"

Préférer peut-être :

et puis... des clous !

et puis... des clopinettes !

et puis, tintin !

...


Michaux (combat)

 Michaux, Le grand Combat (NRF, 1927) :

"Il l’emparouille et l’endosque contre terre ; 

Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;

Il le pratèle et le libuque et lui baruffle les ouillais ;

Il le tocarde et le marmine,

Le manage rape à ri et ripe à ra.

Enfin il l’écorcobalisse.


L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.

C’en sera bientôt fini de lui ;

Il se reprise et s’emmargine… mais en vain

Le cerceau tombe qui a tant roulé.

Abrah ! Abrah ! Abrah !

Le pied a failli !

Le bras a cassé !

Le sang a coulé !

Fouille, fouille, fouille

Dans la marmite de son ventre est un grand secret

Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;

On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne

Et vous regarde,

On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret."


dimanche 18 avril 2021

Proust (déception)

 Proust, Du Côté de chez Swann : 

"[S]i ces noms absorbèrent à tout jamais l'image que j'avais de ces villes, ce ne fut qu'en la transformant, qu'en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres ; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente de ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, d'aggraver la déception future de mes voyages. Ils exaltèrent l'idée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par conséquent plus réels. Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d'eux comme un inconnu, essentiellement différent des autres, dont mon âme avait soif et qu'elle aurait profit à connaître. Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore, d'être désignés par des noms, des noms qui n'étaient que pour eux, des noms comme en ont les personnes. Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l'on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l'exemple de ce qu'est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes – et des villes qu'ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes – une image confuse qui tire d'eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l'église, les passants."