jeudi 24 avril 2025

Tosches (banquet chinois)

Tosches (Nick), Trinités, chap. VI :

"Un assortiment de plats choi fut réparti sur le plateau rotatif. Il y avait des ailerons de requin braisés sur des plats d’argent, un plat froid de méduse au gingembre, des œufs de perche de mer, de la gelée de pied de porc ; des jambons au poivre et des saucisses de viande marinée dans de la vodka parfumée de rose ; des bols de bouillon de caille et des terrines en céramique contenant de la soupe de crabe vert et de nids d’oiseau ; des langoustines et des crabes bouillis dans l’eau de mer accompagnés de sauces au vinaigre, à l’huile de Szechuan, au chili et au soja ; des grands pots de thé de chrysanthème. On servit à chacun un bol de babao fan, le riz aux huit délices, avec des graines de lotus et d’amandes, des fruits confits et des tranches de dattes rouges. [...] Il y eut selon la tradition de Pékin neuf plats de canard : la chair tendre et fruitée sous une peau craquante ; un sauté de foies, de rognons et d’intestins ; des langues de canard en beignets et des pancréas cuits au sel ; des cervelles fumées et des œufs de canard cuits au bain-marie dans la graisse. Il y eut le cochon rôti doré à souhait, qu’on nomme kam tsu siu iuk, et de la carpe cuite à la vapeur enveloppée de feuilles de lotus ; des bouteilles de Château Haut-Brion blanc 1989 ; des dim-sum de crevette aux algues noires, clams et calamar ; de l’oie fumée au thé et au camphre et un ragoût de champignons de forêt, de pousses de bambou, de racines sauvages et de lièvre ; un magnum de Château Petrus 1947, dernière adjuration reçue de Cali ; du bœuf séché dans une sauce au poivre bran [sic ; "brun" ?], des huîtres sur leur coquille, des buccins frits ; des feuilles de moutarde à l’ail, du chou sauté avec de l’anis étoilé et des boutons de lis ; du serpent de mer poché et du gibier rôti ; Château Margaux 1900* ; des châtaignes séchées au soleil ; des poires sauvages et des oranges hybrides ; des pignons de sapin et d’if ; Château Yquem 1921 ; des petits gâteaux aux marrons d’eau, des feuilles de menthe confites et du melon ; des armagnacs et des madères du siècle révolu ; du café à la chicorée, du thé des Neuf Dragons et une jarre de pierre remplie d’alcool de baies sauvages et fermée jusqu’à ce jour d’un sceau marqué du symbole du Qing."


*cf. https://www.chateau-margaux.com/fr/vins/grand-vin-du-chateau-margaux/1900


mercredi 23 avril 2025

Baker (kintsugi)

Baker (Nicholson), À servir chambré ch. IV :

"Je passai un quart d’heure tout à fait captivant à raccorder les trois morceaux au socle : concentré sur ma tâche, ravi de la facilité avec laquelle ils s’emboîtaient en crissant un peu tandis que les traces à l’endroit de la cassure disparaissaient plus complètement encore que les joints entre des jetons de dame empilés ou qu’entre les pièces des ailes sur des modèles réduits d’avions, ma vue s’emplissait de cette couleur et commençait à la comprendre. Ainsi que Patty devait me le dire des années après, pour me réconforter pendant qu’elle recollait un de ses plats chinois de chez Pier Import que j’avais cassé en entassant sans précaution des casseroles dans l’égouttoir […] : c’est en réparant un objet qu’on finit par l’aimer, parce qu’on comprend alors son désir d’être rassemblé, et en passant le doigt sur sa surface, on est seul en mesure de sentir ses nombreuses craquelures – un lien beaucoup plus fort que la simple possession."

  

voir : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Kintsugi



I spent an absorbing fifteen minutes reuniting the three chips with the base: in concentrating on fitting those pieces together, delighted by the gritty ease with which they found their settings, their crack lines disappearing even more completely than the seams between stacked checkers or between the wing-pieces on model airplanes, I filled my visual sense with that color and began to understand it. As she once told me years later, to comfort me as she glued together a Pier 1 Chinese serving dish of hers that I had broken by too carelessly mounding pans in the drainer […] : in repairing the object you really ended up loving it more, because you now knew its eagerness to be reassembled, and in running a fingertip over its surface you alone could feel its many cracks—a bond stronger than mere possession.


mardi 22 avril 2025

Empoli (offensive et défensive)

Empoli (Giuliano da), L'Heure des prédateurs, 2025 : 

"Il y a des phases dans l’histoire où les techniques défensives progressent plus vite que les techniques offensives. Ce sont des périodes où les guerres deviennent plus rares parce que le coût de l’attaque est plus élevé que celui de la défense. À d’autres moments, ce sont surtout les technologies offensives qui se développent. Ce sont des époques sanglantes où les guerres se multiplient, car attaquer coûte beaucoup moins cher que se défendre. À l’époque de Léonard de Vinci, l’artillerie s’est répandue dans toute l’Europe, ce qui a eu pour conséquence le passage d’une époque relativement paisible, au cours de laquelle les fortifications permettaient de repousser la plupart des assauts, à une phase beaucoup plus conflictuelle, où les progrès des canons à boulets en fonte de fer ont donné l’avantage aux agresseurs. Jusqu’à ce que, en réaction aux multiples intrusions françaises dans la péninsule, les architectes mettent au point une technique de construction de forteresses qui résistent aux assauts de l’artillerie, le tracé à l’italienne. C’est à ce moment-là que la défense reprend le dessus – le rapport entre les technologies offensives et défensives ayant retrouvé un certain équilibre – et que la paix est plus ou moins rétablie."


lundi 21 avril 2025

Proust (gag)

Proust, Sodome et Gomorrhe II, 1 :

"[...] Au moment où Mme d'Arpajon allait s'engager dans l'une des colonnades, un fort coup de chaude brise tordit le jet d'eau et inonda si complètement la belle dame que, l'eau dégoulinant de son décolletage dans l'intérieur de sa robe, elle fut aussi trempée que si on l'avait plongée dans un bain. Alors non loin d'elle, un grognement scandé retentit assez fort pour pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongé par périodes comme s'il s'adressait non pas à l'ensemble, mais successivement à chaque partie des troupes ; c'était le grand-duc Wladimir qui riait de tout son coeur en voyant l'immersion de Mme d'Arpajon, une des choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute sa vie. Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer au Moscovite qu'un mot de condoléances de lui serait peut-être mérité et ferait plaisir à cette femme qui, malgré sa quarantaine bien sonnée, et tout en s'épongeant avec son écharpe, sans demander le secours de personne, se dégageait malgré l'eau qui mouillait malicieusement la margelle de la vasque, le grand-duc, qui avait bon coeur, crut devoir s'exécuter et les derniers roulements militaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveau grondement plus violent encore que l'autre. « Bravo, la vieille ! » s'écriait-il en battant des mains comme au théâtre. Mme d'Arpajon ne fut pas sensible à ce qu'on vantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu'un lui disait, assourdi par le bruit de l'eau, que dominait pourtant le tonnerre de Monseigneur : « Je crois que Son Altesse Impériale vous a dit quelque chose. — Non ! c'était à Mme de Souvré », répondit-elle."