samedi 17 avril 2021

Rousseau (déception)

 Rousseau, Confessions Livre IV : 

"Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avais ! La décoration extérieure que j'avais vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et l'alignement des maisons, me faisaient chercher à Paris autre chose encore. Je m'étais figuré une ville aussi belle que grande, de l'aspect le plus imposant, où l'on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d'or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisanes et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à tel point, que tout ce que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu détruire cette première impression, et qu'il m'en est resté toujours un secret dégoût pour l'habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j'y ai vécu dans la suite ne fut employé qu'à y chercher des ressources pour me mettre en état d'en vivre éloigné. Tel est le fruit d'une imagination trop active, qui exagère par-dessus l'exagération des hommes, et voit toujours plus que ce qu'on lui dit. On m'avait tant vanté Paris, que je me l'étais figuré comme l'ancienne Babylone, dont je trouverais peut-être autant à rabattre, si je l'avais vue, du portrait que je m'en suis fait. La même chose m'arriva à l'Opéra, où je me pressai d'aller le lendemain de mon arrivée ; la même chose m'arriva dans la suite à Versailles ; dans la suite encore en voyant la mer ; et la même chose m'arrivera toujours en voyant des spectacles qu'on m'aura trop annoncés : car il est impossible aux hommes et difficile à la nature elle-même de passer en richesse mon imagination."

vendredi 16 avril 2021

Perret + Stoïciens (révolte)

 Perret (J.), Le Machin, [nouvelle éponyme, incipit] : 

"Une voiture à bras descendait la rue Belle Venette*, Marcel Ledieu dans les brancards et Fifine à la traîne, tirant sur sa ficelle. Fifine était la petite chienne obèse et blanche de feue Noémie Bizouer qui venait de mourir octogénaire à l’autre bout de Paris, laissant à son neveu Marcel, outre l’animal, un médiocre héritage ; de quoi remplir une voiture à bras. Tout le début du trajet, Fifine avait résisté activement, le dos arqué, l’arrière-train rasant les pavés, les pattes de devant inflexibles et le cou tordu par la traction du collier, vivante image de la fidélité raidie contre la dure loi du népotisme. Puis, à force de glissades rageuses, les pattes s’échauffèrent et Fifine dut se résigner au petit trot oblique, mais la ficelle restait tendue et on voyait bien que l’animal trottait à son corps défendant, attaché comme le captif au char du vainqueur. Marcel Ledieu, étant aux brancards, ignorait quelle révolte et quelle douleur il traînait derrière lui ; certes il aurait pu s’en douter, mais il n’avait pas l’imagination tournée vers les chiens. »

* cette rue n'existe pas ; le mot, vieilli, signifie peur, alarme ; Stendhal, Flaubert, Sand l'utilisent.


Hippolyte, Réfutation des hérésies, I, 21 :

 "[Zénon et Chrysippe] affirmaient que tout est soumis au destin, avec l’exemple suivant. Quand un chien est attaché à une charrette, s’il veut la suivre, il est tiré et il la suit, faisant coïncider son acte spontané avec la nécessité ; mais s’il ne veut pas la suivre, il y sera contraint dans tous les cas. De même en est-il avec les hommes : même s’ils ne veulent pas, ils seront contraints de suivre leur destin."


jeudi 15 avril 2021

Hrabal (souvenir)

 Hrabal, Les Imposteurs, (Le conducteur de tramways de Prague) p. 170 :

"La patronne lavait des tasses de café dans l'évier, toute rêveuse. 

Tu sais, m'a-t-elle dit, quand j'étais encore à l'école, il y avait un jeune gars, un beau jeune homme, qui me sonnait au clairon de l'autre côté de la rivière, à la tombée du soir j'allais donner à manger aux lapins, je n'avais pas le temps d'ouvrir le clapier qu'il le savait déjà et me sonnait doucement par-dessus les maisons et la rivière, tous les soirs son clairon m'enfonçait un poignard dans le coeur..., a-t-elle dit d'un ton nostalgique en posant les tasses propres sur la table. 

La patronne penchée au-dessus de l'évier racontait sa vie aux tasses à café. Je faisais exprès de leur donner à manger lentement pour pouvoir écouter ce jeune gars qui jouait si bien, là-bas quelque part au bord des champs, rien que pour moi, parce que j'étais jolie, j'étais heureuse d'entendre qu'il y avait quelqu'un qui m'aimait assez pour rester assis dans les champs et sonner de son clairon dans le soir tombant rien que pour moi... La patronne avait embelli à la pensée de la sonnerie du beau jeune gars, à présent elle coupait à nouveau du salami, elle avait ouvert une conserve, retourné ses manches et, le bras plongé jusqu'au coude dans le bocal, elle repêchait les cornichons lisses au fond."


mercredi 14 avril 2021

Fromentin (peinture)

 Fromentin, Les Maîtres d'autrefois, 'Hollande', VI, Pléiade p. 691 : 

"On dirait que l'art de peindre est depuis longtemps un secret perdu et que les derniers maîtres tout à fait expérimentés qui le pratiquèrent en ont emporté la clef avec eux. Il nous la faudrait, on la demande, personne ne l'a plus ; on la cherche, elle est introuvable. Il en résulte que l'individualisme des méthodes n'est à vrai dire que l'effort de chacun pour imaginer ce qu'il n'a point appris ; que dans certaines habiletés pratiques on sent les laborieux expédients d'un esprit en peine ; et que presque toujours la soi-disant originalité des procédés modernes cache au fond d'incurables malaises."


rappel : Rouart :

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/06/rouart-denis-technique-picturale.html



lundi 12 avril 2021

Proust (Charlus)

 Proust, Sodome et Gomorrhe : 

« Croyez-vous que cet impertinent jeune homme [...] vient de me demander, sans le moindre souci qu'on doit avoir de cacher ces sortes de besoins, si j'allais chez Mme de Saint-Euverte, c'est-à-dire, je pense, si j'avais la colique. Je tâcherais en tous cas de m'en soulager dans un endroit plus confortable que chez une personne qui, si j'ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand je commençai à aller dans le monde, c'est-à-dire pas chez elle. Et pourtant qui plus qu'elle serait intéressante à entendre ? Que de souvenirs historiques, vus et vécus du temps du Premier Empire et de la Restauration, que d'histoires intimes aussi qui n'avaient certainement rien de “saint”, mais devaient être très “vertes”, si l'on en croit la cuisse restée légère de la vénérable gambadeuse ! Ce qui m'empêcherait de l'interroger sur ces époques passionnantes, c'est la sensibilité de mon appareil olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me dis tout d'un coup : “Oh ! mon Dieu, on a crevé ma fosse d'aisances”, c'est simplement la marquise qui dans quelque but d'invitation vient d'ouvrir la bouche. Et vous comprenez que si j'avais le malheur d'aller chez elle, la fosse d'aisances se multiplierait en un formidable tonneau de vidange. Elle porte pourtant un nom mystique qui me fait toujours penser avec jubilation quoiqu'elle ait passé depuis longtemps la date de son jubilé, à ce stupide vers dit “déliquescent” : Ah ! verte, combien verte était mon âme ce jour-là… Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit que l'infatigable marcheuse donne des “gardenparties”, moi j'appellerais ça “des invites à se promener dans les égouts”. Est-ce que vous allez vous crotter là ? »


Tomasi di Lampedusa (Sicile)

 Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, traduction Manganaro,1° partie :

"Le paysage étalait toutes ses beautés. Sous le ferment du soleil puissant chaque chose semblait dépourvue de poids : la mer, dans le fond, était une tache de couleur pure, les montagnes qui la nuit avaient paru redoutables, pleines de guets-apens, semblaient des amas de vapeur sur le point de se dissoudre, et même la menaçante Palerme s’étendait apaisée autour de ses couvents, comme un troupeau aux pieds des bergers. Dans la rade, les bateaux étrangers à l’ancre, envoyés en prévision de troubles, ne parvenaient pas à introduire un sentiment de crainte dans le calme plein de stupeur. Le soleil, qui était cependant bien loin en ce matin du 13** mai de sa plus grande ardeur, se révélait comme le souverain authentique de la Sicile : le soleil violent et impudent, le soleil faisant l’effet, aussi, d’un narcotique, qui annihilait les volontés individuelles et maintenait toute chose dans une immobilité servile, bercée en des rêves violents, en des violences qui tenaient de l’arbitraire des rêves.

'Il en faudra des Victor-Emmanuel pour changer cette potion magique qui nous est toujours versée !' "


« Il paesaggio ostentava tutte le proprie bellezze. Sotto il lievito lei forte sole ogni cosa sembrava priva di peso : il mare, sullo sfondo, era una macchia di puro colore, le montagne che la notte erano apparse temibili, piene di agguati, sembravano ammassi di vapore sul punto di dissolversi, e la torva Palermo stessa si stendeva acquetata intorno ai Conventi come un gregge ai piedi dei pastori. Nella rada le navi straniere all'ancora, inviate in previsione di torbidi, non riuscivano ad immettere un senso di timore nella calma stupefatta. Il sole, che tuttavia era ben lontano in quel mattino del 15 Maggio dalla massima sua foga, si rivelava come l'autentico sovrano della Sicilia: il sole violento e sfacciato, il sole narcotizzante anche, che annullava le volontà singole e manteneva ogni cosa in una immobilità servile, cullata in sogni violenti, in violenze che partecipavano dell'arbitrarietà dei sogni.

"Ce ne vorranno di Vittori Emanueli per mutare questa pozione magica che sempre ci viene versata!"


** en fait, comme on voit dans la VO, le 15 mai ; cf :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Calatafimi#:~:text=La%20bataille%20de%20Calatafimi%20est,le%20g%C3%A9n%C3%A9ral%20Landi%20(it).

dimanche 11 avril 2021

Gracq (Landes)

 Gracq, Lettrines Pléiade p. 241-242

« Les pinèdes plantées serré sont laides, à cause de la raideur des troncs verticaux que rien ne coupe ou ne dissimule ; de lugubres futaies de poteaux télégraphiques éclaffés au pied de leur longue entame neuve. Plus au large, plus aérées – c’est une claire forêt solaire, où le pin tord ses branches à l’aise comme la ferraille dans le grésillement d’un brasier : tout ici est crépitement – soleil décollant les lamelles d’écorce, déhiscence claquante des pignes, aiguilles sèches sous le pied du promeneur : tout glorifie la sécheresse combustible. La double bande, d’un vert lumineux, de l’herbe au bord de la route, y fait une allée de fraîcheur, débouche de loin en loin sur les clairières de conte de fée, où les maisonnettes couchées à l’ombre sur la pelouse ont la dispersion bizarre et rêveuse d’un troupeau qui rumine logé au large sous les chênes.

[...] Hossegor : quand on descend sur la plage, le long de la laisse de haute mer, on a d’abord l’impression que des pêcheurs ont étendu à perte de vue à sécher sur le sable de très fins filets noirs : en s’approchant, on voit que le liséré de chaque vague est frangé comme d’une voilette de deuil par les granulations du mazout, qui transforme tous les baigneurs en pieds-noirs. À Lacanau, le mazout à l’état solide est moins abondant, mais l’écume de la mer montante mousse avec la couleur du jet de chique d’un loup de mer, et la plage étale au soleil les belles coulées brunâtres des murs des garages. Autrefois, sur les plages de la Baltique, on récoltait l’ambre : nous avons changé tout cela.

À Argelès-sur-Mer, cent mille campeurs ont pris le relais volontaire des réfugiés d’Espagne de 1939 : le camp de concentration moins les barbelés est la forme palpable que prend en 1963 la joie de vivre pour sept à huit millions de Français ; les barbelés repousseront tout seuls : leur contenu futur a déjà le pli.

Villas cossues du haut négoce bordelais dans les pins du Pyla-sur-Mer, qui font songer au vers de Rimbaud :

Viens, les Vins vont aux plages."