samedi 4 novembre 2023

Montaigne (expression)

Montaigne, Essais I XXVI, p. 169 : 

"J'en oy qui s'excusent de ne se pouvoir exprimer, et font contenance d'avoir la tête pleine de plusieurs belles choses, mais à faute d'éloquence, ne les pouvoir mettre en évidence : c'est une baye [mystification]. Savez-vous, à mon avis, ce que c'est que cela ? Ce sont des ombrages qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu'ils ne peuvent démêler et éclaircir au-dedans, ni par conséquent produire au-dehors : ils ne s'entendent pas encore eux-mêmes. Et voyez-les un peu bégayer sur le point de l'enfanter, vous jugez que leur travail n'est point à l'accouchement, mais à la conception, et qu'ils ne font que lécher cette matière imparfaite. De ma part, je tiens, et Socrate l'ordonne, que, qui a en l'esprit une vive imagination, et claire, la produira, soit en Bergamasque, soit par mines, s'il est muet. "Voit-il son idée : les mots ne feront aucune difficulté à suivre" (Horace). Et comme disait celui-là aussi poétiquement en sa prose, "quand les choses ont saisi l'esprit, les mots se présentent en foule." (Sénèque) Et cet autre : "Les choses entraînent les paroles." (Cicéron)".


vendredi 3 novembre 2023

Brunschvicg (archaïsme)

Brunschvicg, Les Ages de l'intelligence p. 28 : 

"Ainsi, de même que les langues archaïques sont plus chargées de désinences et de flexions que les idiomes qui leur ont succédé, l'investigation de la pensée primitive ne nous met nullement en présence de ces éléments simples auxquels l'analyse idéologique avait prétendu conduire. […] Ce qui frappe, au contraire, dans cet âge de l'intelligence humaine, c'est qu'elle ne se montre jamais à nous déficiente ou même hésitante. Pour les primitifs comme pour les devins et les prophètes d'autrefois le monde est entièrement transparent ; ils n'éprouvent aucune incertitude sur les intentions secrètes dont dépend l'issue des événements."


jeudi 2 novembre 2023

Diderot (idiot)

Diderot, Extraits de l'Encyclopédie, § Idiot (Gramm.). (O.C. tome 15 p. 280) :

"Il se dit de celui en qui un défaut naturel dans les organes qui servent aux opérations de l'entendement est si grand, qu'il est incapable de combiner aucune idée, en sorte que sa condition paraît à cet égard plus bornée que celle de la bête. La différence de l'idiot et de l'imbécile consiste, ce me semble, en ce qu'on naît idiot, et qu'on devient imbécile. Le mot idiot vient de idiotès, qui signifie homme particulier, qui s'est renfermé dans une vie retirée, loin des affaires du gouvernement ; c'est-à-dire celui que nous appellerions aujourd'hui un sage. Il y a eu un célèbre mystique qui prit par modestie la qualité d'idiot, qui lui convenait beaucoup plus qu'il ne pensait."



mercredi 1 novembre 2023

Descartes (béatitude)

Descartes, Lettre à Elisabeth du 4 août 1645 :

"Mais il est besoin de savoir ce que c'est que "vivere beate" ; je dirais en français "vivre heureusement", sinon qu'il y a de la différence entre l'heur et la béatitude, en ce que l'heur ne dépend que des choses qui sont hors de nous, d'où vient que ceux-là sont estimés plus heureux que sages auxquels il est arrivé quelque bien qu'ils ne se sont point procuré, au lieu que la béatitude consiste, ce me semble, en un parfait contentement d'esprit et une satisfaction intérieure, que n'ont pas ordinairement ceux qui sont le plus favorisés de la fortune, et que les sages acquièrent sans elle. Ainsi "vivere beate", vivre en béatitude, ce n'est autre chose qu'avoir l'esprit parfaitement content et satisfait."



mardi 31 octobre 2023

Baudelaire + Valéry (journaux)

Baudelaire, Mon cœur mis à nu Pléiade p. 1299 : 

"Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n'importe quel jour ou quel mois ou quelle année, sans y trouver à chaque ligne des signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées relatives au progrès et à la civilisation. Tout journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle. Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l'homme. Je ne comprends pas qu'une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût." 


Valéry, Mélange, "Instants" Pléiade t. 1 : 

"Un adolescent devant son lycée, avec son Virgile et son Corneille sous le bras. Il lit un journal, tableau d’horreurs en grosses lettres.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Bonjour, Monsieur. Je fais mes inhumanités."


lundi 30 octobre 2023

Gautier (projets)

Gautier, Préface de Mademoiselle de Maupin, GF p. 39 : 

"J'ai jeté au feu (après en avoir tiré un double, ainsi que cela se fait toujours) deux superbes et magnifiques drames moyen-âge, l'un en vers et l'autre en prose, dont les héros étaient écartelés et bouillis en plein théâtre, ce qui eût été très jovial et assez inédit. […] J'ai composé depuis une tragédie antique en cinq actes, nommée Héliogabale, dont le héros se jette dans les latrines, situation extrêmement neuve et qui a l'avantage d'amener une décoration non encore vue au théâtre. J'ai fait aussi un drame moderne […] où l'idée providentielle arrive sous la forme d'un pâté de foie gras de Strasbourg, que le héros mange jusqu'à la dernière miette après avoir consommé plusieurs viols, ce qui, joint à ses remords, lui donne une abominable indigestion dont il meurt. Fin morale s'il en fut, qui prouve que Dieu est juste et que le vice est toujours puni et la vertu récompensée".


dimanche 29 octobre 2023

Gracq (assèchement)

Gracq (interview) : 

[Question : Vous dites que cela a tué pour vous tout un magma de souvenirs…]

Oui. C'est le fait qu'une fiction, pas un essai, mais une fiction, pour moi, assèche une partie de la mémoire, ou en tout cas la stérilise. C'est un fait que je connais très bien pour la guerre de 39-40. C'est une guerre qui a été extrêmement vivante pour moi, mais qui l'est devenue beaucoup moins depuis que j'ai écrit ce livre. Je l'ai déchargée de son urgence, de sa force de choc. C'est le fait de l'expression, qui décharge les souvenirs de leur force. Si bien que j'ai le sentiment qu'un écrivain n'est pas inépuisable, et chaque livre qu'il tire de lui assèche toute une région de souvenirs, d'images, qui existent, mais qui sont stérilisées parce qu'elles ont trouvé une expression, et qu'elles n'en demandent pas d'autres."