Montaigne, Essais I XXVI, p. 169 :
"J'en oy qui s'excusent de ne se pouvoir exprimer, et font contenance d'avoir la tête pleine de plusieurs belles choses, mais à faute d'éloquence, ne les pouvoir mettre en évidence : c'est une baye [mystification]. Savez-vous, à mon avis, ce que c'est que cela ? Ce sont des ombrages qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu'ils ne peuvent démêler et éclaircir au-dedans, ni par conséquent produire au-dehors : ils ne s'entendent pas encore eux-mêmes. Et voyez-les un peu bégayer sur le point de l'enfanter, vous jugez que leur travail n'est point à l'accouchement, mais à la conception, et qu'ils ne font que lécher cette matière imparfaite. De ma part, je tiens, et Socrate l'ordonne, que, qui a en l'esprit une vive imagination, et claire, la produira, soit en Bergamasque, soit par mines, s'il est muet. "Voit-il son idée : les mots ne feront aucune difficulté à suivre" (Horace). Et comme disait celui-là aussi poétiquement en sa prose, "quand les choses ont saisi l'esprit, les mots se présentent en foule." (Sénèque) Et cet autre : "Les choses entraînent les paroles." (Cicéron)".