samedi 9 juillet 2022

Céline (USA)

Céline, Lettre à Karen Marie Jensen 07.02.1935, 

[in Cahiers Céline, n° 5 p. 226 ;  in Vitoux, La vie de Céline p. 271 ; pas en Pléiade]

"Je ne connais rien de plus déchirant de plus sinistre que l'Amérique, ce pays absolument dépourvu de vie profonde dès qu'on cesse de s'y exciter et qu'on commence à y réfléchir – d'où l'absolue inexistence de tout ce grotesque "Art circle" – des gens qui ne soupçonnent même pas le point sensible, organique de la naissance des choses. Une impuissance spirituelle inouïe. Un lyrisme de Galeries Lafayette – des enthousiasmes d'ascenseur. L'âme pour eux c'est un trombonne [sic] à coulisse et qui brille. Plus on a de projecteurs dessus, et plus on est amoureux – une totale inversion, perversion, dépravation de toutes les mystiques. Une nation de garagistes ivres, hurleurs [...]."



vendredi 8 juillet 2022

Montherlant (œuvre)

Montherlant, L'Âme et son ombre, Pléiade Essais p. 691 :

"Edmond Jaloux nous a dit son émotion en voyant, dans la pièce nue où venait de mourir Proust, auprès du cadavre, la collection des ouvrages du mort : un îlot de terre ferme au milieu du torrent de ce qui passe. L'artiste, sous la tempête, regarde [...] ce petit bloc de ses livres, qu'un enfant de douze ans pourrait soutenir avec la paume de sa main. Cela est acquis, cela est dans l'Arche. Et cela, c'est lui-même. Une partie de sa substance s'est écoulée de lui pour ressortir dans ce petit bloc-là. Un second lui-même est enfermé dans le petit bloc comme un farfadet dans une boîte de conte de fées. Là est un bien pour tous et pour toujours, indépendant des hommes et de leurs vicissitudes, et qui les nourrira encore quand les événements d'aujourd'hui se seront résorbés sans trace dans le magma informe du temps. Avec cela, l'artiste sait bien que, quoi qu'il arrive, il a gagné. Quant à l'avenir, il y renonce à tout s'il le faut, à l'argent, aux biens matériels, à la 'surface' sociale, aux honneurs, pourvu qu'il ait un réduit et du pain, la liberté d'esprit nécessaire pour faire son œuvre, et la liberté matérielle de la produire. Il me semble l'entendre dire : c'est maintenant que j'ai faim de mon œuvre ! C'est maintenant que j'ai faim de moi-même. J'ai besoin de mon travail comme on a besoin de manger. [...] Laissez-moi me reposer dans ma création ; en elle, et en elle seule, je me délivre des contrariétés du monde et des miennes propres. C'est elle qui m'exorcise de mes démons et des vôtres."


mercredi 6 juillet 2022

Dutourd (métaphore)

Dutourd, Les Horreurs de l'amour t. 2 L.P. p. 128 : 

"Ce qui est obscur dans un certain domaine, devient transparent si tu le rapportes à un autre fait, à un autre événement, dans un autre domaine, qui t'apparaît sans mystère. Enfin, je crois que l'univers possède très peu de combinaisons, très peu de principes, mais une infinité d'exemples pour illustrer ces combinaisons et ces principes. Bref, mon goût de la métaphore procède, si j'ose le dire, d'une sorte d'esprit mathématique ou cartésien. Avec les métaphores, je réduis l'inconnu au connu. Comme quoi la poésie est un moyen aussi bon qu'un autre de résoudre les énigmes. La métaphore, c'est ma géométrie, c'est mon algèbre."


Lévy-Bruhl (mémoire)

Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales, 1° partie, II :

"En premier lieu, la mémoire joue, dans la mentalité prélogique, un rôle plus considérable que dans notre vie mentale, où certaines fonctions qu'elle remplissait lui ont été enlevées et se sont transformées. Notre trésor de pensée sociale se transmet condensé dans une hiérarchie de concepts qui se coordonnent et se subordonnent les uns aux autres. Dans les sociétés inférieures, il consiste en un nombre souvent immense de représentations collectives, complexes et volumineuses. Il s'y transmet donc presque uniquement par la mémoire. Dans tout le cours de la vie, qu'il s'agisse de choses sacrées ou profanes, un appel qui chez nous provoque, sans que nous ayons besoin de le vouloir, l'exercice de la fonction logique, éveille, chez le primitif, un souvenir complexe et souvent mystique sur lequel se règle l'action. Et cette mémoire même a une tonalité spéciale qui la distingue de la nôtre. L'emploi constant du mécanisme logique impliqué par les concepts abstraits, l'usage pour ainsi dire naturel de langues qui reposent sur ce mécanisme disposent notre mémoire à retenir de préférence les rapports qui ont une importance prépondérante au point de vue objectif et logique. Dans la mentalité prélogique, la mémoire a un aspect et des tendances tout autres parce que son matériel est autre. Elle est à la fois très fidèle et très affective. Elle restitue les représentations collectives complexes avec un grand luxe de détails, et toujours dans l'ordre où elles sont liées les unes aux autres, traditionnellement, selon des rapports surtout mystiques. Suppléant ainsi en une certaine mesure aux fonctions logiques, elle en exerce aussi, dans la même mesure, les privilèges. Par exemple, une représentation inévitablement évoquée à la suite d'une autre par la mémoire a souvent la vertu d'une conclusion. C'est ainsi, nous le verrons, qu'un signe est presque toujours pris pour une cause."


mardi 5 juillet 2022

Lévi-Strauss (abstraction)

Lévi-Strauss, De près et de loin, entretiens : 

"La révolution a mis en circulation des idées et des valeurs qui ont fasciné l'Europe, puis le monde, et qui procurèrent à la France pendant plus d'un siècle un prestige et un rayonnement exceptionnels. On peut toutefois se demander si les catastrophes qui se sont abattues sur l'occident n'ont pas aussi là leur origine. On a mis dans la tête des gens que la société relevait de la pensée abstraite alors qu'elle est faite d'habitudes, d'usages, et qu'en broyant ceux-ci sous les meules de la raison, on pulvérise des genres de vie fondés sur une longue tradition ; on réduit les individus à l'état d'atomes interchangeables et anonymes. La liberté véritable ne peut avoir qu'un contenu concret."


lundi 4 juillet 2022

Weber (temps)

Weber, L'Ethique protestante et l'Esprit du capitalisme (1920) Plon 1964 : 

"Ce qui est réellement condamnable, du point de vue moral, c'est le repos dans la possession, la jouissance  de la richesse et ses conséquences : oisiveté, tentation de la chair, risque surtout de détourner son énergie de la recherche d'une vie "sainte". Et ce n'est que dans la mesure où elle implique le danger de ce repos que la possession est tenue en suspicion. En effet, le repos éternel des saints a son siège, lui, dans l'au-delà ; sur terre, l'homme doit, pour assurer son salut, "faire la besogne de Celui qui l'a envoyé, aussi longtemps que dure le jour" (Jean IX, 4). Ce n'est ni l'oisiveté, ni la jouissance, mais l'activité seule qui sert à accroître la gloire de Dieu, selon les manifestations sans équivoque de sa volonté. 

Gaspiller son temps est donc le premier, en principe le plus grave, de tous les péchés. Notre vie ne dure qu'un moment, infiniment bref et précieux, qui devra "confirmer" notre propre élection. Passer son temps en société, le perdre en "vains bavardages", dans le luxe, voire en dormant plus qu'il n'est nécessaire à la santé -six à huit heures au plus-, est passible d'une condamnation morale absolue."


dimanche 3 juillet 2022

Flaubert (Bovary)

Flaubert, Madame Bovary chap. IX :

"Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d'elle, dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au-delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle l'écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassées."