Montherlant, L'Âme et son ombre, Pléiade Essais p. 691 :
"Edmond Jaloux nous a dit son émotion en voyant, dans la pièce nue où venait de mourir Proust, auprès du cadavre, la collection des ouvrages du mort : un îlot de terre ferme au milieu du torrent de ce qui passe. L'artiste, sous la tempête, regarde [...] ce petit bloc de ses livres, qu'un enfant de douze ans pourrait soutenir avec la paume de sa main. Cela est acquis, cela est dans l'Arche. Et cela, c'est lui-même. Une partie de sa substance s'est écoulée de lui pour ressortir dans ce petit bloc-là. Un second lui-même est enfermé dans le petit bloc comme un farfadet dans une boîte de conte de fées. Là est un bien pour tous et pour toujours, indépendant des hommes et de leurs vicissitudes, et qui les nourrira encore quand les événements d'aujourd'hui se seront résorbés sans trace dans le magma informe du temps. Avec cela, l'artiste sait bien que, quoi qu'il arrive, il a gagné. Quant à l'avenir, il y renonce à tout s'il le faut, à l'argent, aux biens matériels, à la 'surface' sociale, aux honneurs, pourvu qu'il ait un réduit et du pain, la liberté d'esprit nécessaire pour faire son œuvre, et la liberté matérielle de la produire. Il me semble l'entendre dire : c'est maintenant que j'ai faim de mon œuvre ! C'est maintenant que j'ai faim de moi-même. J'ai besoin de mon travail comme on a besoin de manger. [...] Laissez-moi me reposer dans ma création ; en elle, et en elle seule, je me délivre des contrariétés du monde et des miennes propres. C'est elle qui m'exorcise de mes démons et des vôtres."