McCammon (Robert), Zephyr, Alabama chap. 5 ("La mort du petit vélo") trad. Carn, 2022 :
"J'essayais de traverser le ruisseau qu’était désormais Deerman Street. La seconde suivante, ma roue avant s’était enfoncée dans une brèche de la chaussée. Le choc avait ébranlé le cadre rongé par la rouille et tout s’était précipité : le guidon s’était tordu, les rayons de la roue avant avaient cassé net, la selle s’était fendue, le cadre avait cédé partout où il avait été réparé, et soudain j’étais à plat ventre dans l’eau de la rue qui se précipitait par tous les interstices de mon ciré jaune. Je restai là, sous le choc, à me demander comment les éléments avaient pu avoir raison de moi. Puis je me redressai, m’essuyai les yeux et examinai mon vélo. Je sus tout de suite qu’il était mort.
Mon vieux vélo, vieux comparé à la vie d’un jeune garçon qui l’avait reçu via un marché aux puces, n’avait plus une étincelle de vie. Là, sous la pluie battante, je pouvais le sentir. Quoi que soit ce qui donne une âme à un objet créé par l’homme, la sienne avait jeté l’éponge et s’était envolée vers les cieux diluviens. Le cadre était disloqué, le guidon pendait au bout de son écrou, la selle se balançait comme une tête ballante sur un cou brisé, la chaîne avait sauté, le pneu avant s’était déchaussé de sa jante et les rayons tordus se hérissaient. Devant un tel carnage, j’eus envie de pleurer, mais du fond de ma détresse, je me dis que les larmes ne serviraient à rien. Mon vélo était simplement K.-O., son heure était venue, voilà tout. Je n’étais pas son premier propriétaire. C’était peut-être aussi une partie du problème. Peut-être qu’un vélo, quand on s’en sépare, se languit année après année des premières mains qui l’ont conduit. Peut-être qu’en vieillissant, dans sa tête de bicyclette, rêve-t-il des routes qui ont peuplé sa jeunesse. Il n’avait donc jamais été complètement à moi. Il roulait avec moi, mais il gardait dans ses pédales et ses poignées le souvenir d’un autre. Ce mercredi-là, peut-être s’était-il sabordé parce qu’il savait que j’avais envie d’une bicyclette neuve rien que pour moi. Peut-être."
One second I was trying to pedal through a torrent on Deerman Street. The next second my bike’s front wheel sank into a crater where the pavement had broken and the shock thrummed through the rust-eaten frame. Several things happened at once: the handlebars collapsed, the front wheel’s spokes snapped, the seat broke, the frame gave way at its tired old seams, and suddenly I was lying on my belly in water that flooded into my yellow rain slicker. I lay there, stunned, trying to figure out how the earth had knocked me down. Then I sat up, wiped the water out of my eyes, and looked at my bike, and just like that I knew it was dead.
My bike, old in the ways of a boy’s life long before it had reached my hands by merit of a flea market, was no longer a living thing. I felt it, as I sat there in the pouring rain. Whatever it is that gives a soul to an object made by the tools of man, it had cracked open and flown to the watery heavens. The frame had bent and snapped, the handlebars hanging by a single screw, the seat turned around like a head on a broken neck. The chain was off its sprockets, the front tire warped from its rim, and the snapped spokes sticking up. I almost cried at the sight of such carnage, but even though my heart hurt, I knew crying wouldn’t help. My bike had simply worn out ; it had come to the end of its days, pure and simple. I was not its first owner, and maybe that made a difference, too. Maybe a bike, once discarded, pines away year after year for the first hand that steered it, and as it grows old it dreams, in its bike way, of the young roads. It was never really mine, then; it traveled with me, but its pedals and handlebars held the memory of another master. Maybe, on that rainy Wednesday, it killed itself because it knew I yearned for a bike built for me and me alone. Maybe.