samedi 17 février 2024

Toulet (terre)

Toulet, La jeune Fille verte chap. IV : 

"En plein midi, l'été, quand les champs, les jardins, les bois, sont immobiles de chaleur ; et que rien n'est en vie, rien que la source dans les herbes, avec sa voix cachée ; ou bien cet oiseau, le martin-pêcheur, qui ressemble à un bijou bleu, lancé sur la rivière, – alors, il y a tant de choses qu'on devine autour de soi. Quelquefois, on dirait qu'il n'y en a qu'une, immense, qui respire et vous absorbe, comme si la terre tout entière n'était qu'une seule et même grosse bête. Alors, pour avoir peur – qui est si bon – on appuie l'oreille contre les vieux arbres, et l'on entend remuer ces espèces de dieux moitié bétail, qui dorment le jour, qui rêvent peut-être derrière l'écorce des chênes, à moins qu'ils ne s'échappent pour courir après les enfants…"


vendredi 16 février 2024

Kundera (blondes et brunes)

Kundera, La Valse aux adieux, 2° journée :

"Elle voulait faire durer mon supplice le plus longtemps possible.

— Typique comportement de blonde, dit le docteur Skreta sans surprise.

— Pensez-vous qu’il y ait une différence entre les blondes et les brunes ? dit Bertlef, visiblement sceptique sur l’expérience féminine du docteur Skreta.

— Je vous crois ! dit le docteur Skreta. Les cheveux blonds et les cheveux noirs, ce sont les deux pôles de la nature humaine. Les cheveux noirs signifient la virilité, le courage, la franchise, l’action, tandis que les cheveux blonds symbolisent la féminité, la tendresse, la faiblesse et la passivité. Donc une blonde est en réalité doublement femme. Une princesse ne peut être que blonde. C’est aussi pour cette raison que les femmes, pour être aussi féminines que possible, se teignent en jaune et jamais en noir.

— Je serais très curieux de savoir comment les pigments exercent leur influence sur l’âme humaine, dit Bertlef d’un ton dubitatif.

— Il ne s’agit pas des pigments. Une blonde s’adapte inconsciemment à ses cheveux. Surtout si cette blonde est une brune qui se fait teindre en jaune. Elle veut être fidèle à sa couleur et se comporte comme un être fragile, une poupée frivole, elle exige de la tendresse et des services, de la galanterie et une pension alimentaire, elle est incapable de rien faire par elle-même, toute délicatesse au-dehors et au-dedans toute grossièreté. Si les cheveux noirs devenaient une mode universelle, on vivrait nettement mieux en ce monde. Ce serait la réforme sociale la plus utile que l’on ait jamais accomplie."


jeudi 15 février 2024

Trakl (hiver)


EN HIVER (tr. Petit et Schneider)


Le champ brille blanc et froid.

Le ciel est solitaire et immense.

Des choucas tournent au-dessus de l'étang

Et des chasseurs descendent de la forêt,


Un mutisme habite les cimes noires des arbres. 

Le reflet d'un feu s'échappe des cabanes. 

Parfois très loin sonne un traîneau 

Et lentement monte la lune grise.


Un gibier saigne doucement sur le talus

Et des corbeaux pataugent dans des rigoles sanglantes

Le roseau frémit jaune et haut.

Gel, fumée, un pas dans le bois vide.



EN HIVER (trad. J. Legrand)


Éclat blanc et froid du labour.

Le ciel est une immense solitude.

Des choucas tournoient au-dessus de l'étang

Et des chasseurs descendent du bois.


Un silence habite les cimes noires. 

La lueur d'un feu s'échappe des chaumières. 

Parfois un traîneau sonnaille, très loin,

Et lentement monte la lune grise.


Au bord du champ un gibier tendrement perd son sang, 

Corbeaux de patauger dans les flaques sanglantes. 

Les joncs, montés et jaunes, tremblent. 

Gel et fumée — un pas dans le bosquet désert.


IM WINTER

Der Acker leuchtet weiß und kalt. 

Der Himmel ist einsam und ungeheuer. 

Dohlen kreisen über dem Weiher. 

Und Jäger steigen nieder vom Wald.


Ein Schweigen in schwarzen Wipfeln wohnt. 

Ein Feuerschein huscht aus den Hütten. 

Bisweilen schellt sehr fern ein Schlitten 

Und langsam steigt der graue Mond.


Ein Wild verblutet sanft am Rain

Und Raben plätschern in blutigen Gossen. 

Das Rohr bebt gelb und aufgeschossen. 

Frost, Rauch, ein Schritt im leeren Hain. 


mercredi 14 février 2024

Toulet (café)

Toulet, La jeune Fille verte, début du chap. 2 :

"De l'autre côté de la Loire*, les hommes passent au café une grande part de leur temps. C'est là que, sous la rose, on les entend discourir de soi-même, du Prince, ou, plus secrètement, de leurs plaisirs ; et confesser à pleine voix des mystères que personne autour d'eux n'a souci d'entendre. «L'apéritif» surtout est propice à faire de l'estaminet un agora tout bruissant de paroles, qu'on dirait mille mouches ivres d'absinthe. C'est l'heure où chacun parle, et nul n'écoute. On délibère."


* = dans le sud de la France, et spécialement dans le Béarn cher à l'auteur


mardi 13 février 2024

Lénine (télégramme)

Lénine, télégramme du 11 août 1918, cité par Nicolas Werth à l'Académie des sc. morales et polit. en 2003 : 

"Camarades, le soulèvement koulak dans vos cinq districts doit être écrasé SANS PITIÉ. Les intérêts de la révolution TOUT ENTIÈRE l'exigent, car partout la LUTTE FINALE avec les koulaks est désormais engagée. Il faut 1°) Pendre (et je dis pendre de façon que LES GENS LE VOIENT) PAS MOINS DE CENT KOULAKS, richards, vampires connus. 2°) Publier leurs noms. 3°) S'emparer de TOUT leur grain. 4°) Identifier les otages comme nous l'avons indiqué dans notre télégramme hier. Faites cela de façon qu'à des centaines de verstes à la ronde, le peuple voie, tremble, sache et s'écrie : ils ÉTRANGLENT et continueront d'étrangler les koulaks-vampires. Télégraphiez que vous avez reçu et MIS À ÉXECUTION CES INSTRUCTIONS. Votre Lénine. p.s. Trouvez des gens plus durs."


lundi 12 février 2024

Maugham (identité)

Maugham, Une amitié à toute épreuve [A Friend In Need] incipit in Nouvelles, Omnibus, p. 663 [ou dans le recueil Madame la Colonelle] : 

"Cela fait trente ans à présent que j'étudie mes semblables. Je ne sais pas grand-chose à leur propos. J'hésiterais certainement à engager un domestique sur sa bonne mine et pourtant je suppose que c'est sur la mine que, dans l'ensemble, nous jugeons ceux que nous rencontrons. Nous nous faisons une opinion à partir de la forme d'une mâchoire, de l'éclat d'un regard, du dessin d'une bouche. Je me demande si nous avons plus souvent raison que tort. Les romans et les pièces de théâtre sont rarement fidèles à la réalité parce que leurs auteurs, peut-être par nécessité, conçoivent leurs personnages d'une seule pièce. lls ne peuvent se permettre de les faire se contredire car ils deviendraient alors inintelligibles et pourtant c'est la contradiction qui caractérise la plupart d'entre nous. Nous formons un ensemble hétéroclite de qualités incompatibles. Dans les manuels de logique, on vous dit qu'il est absurde de prétendre que le jaune est tubulaire et que la gratitude est plus lourde que l'air ; mais dans ce mélange de contradictions qui constitue l'être humain, le jaune peut très bien être une voiture à chevaux et la gratitude, le milieu de la semaine prochaine. Je hausse les épaules lorsque certains me disent que leur première impression est toujours la meilleure. Je me dis qu'ils doivent être affligés d'un manque de jugement ou d'un excès de vanité. Quant à moi je m'aperçois que, plus je connais les gens et plus ils me déconcertent ; mes plus vieux amis sont ceux précisément dont je peux dire que j'ignore à peu près tout à leur sujet."


For thirty years now I have been studying my fellow–men. I do not know very much about them. I should certainly hesitate to engage a servant on his face, and yet I suppose it is on the face that for the most part we judge the persons we meet. We draw our conclusions from the shape of the jaw, the look in the eyes, the contour of the mouth. I wonder if we are more often right than wrong. Why novels and plays are so often untrue to life is because their authors, perhaps of necessity, make their characters all of a piece. They cannot afford to make them self–contradictory, for then they become incomprehensible, and yet self–contradictory is what most of us are. We are a haphazard bundle of inconsistent qualities. In books on logic they will tell you that it is absurd to say that yellow is tubular or gratitude heavier than air ; but in that mixture of incongruities that makes up the self yellow may very well be a horse and cart and gratitude the middle of next week. I shrug my shoulders when people tell me that their first impressions of a person are always right. I think they must have small insight or great vanity. For my own part I find that the longer I know people the more they puzzle me: my oldest friends are just those of whom I can say that I don’t know the first thing about them.   


dimanche 11 février 2024

Bukowski (poubelle)

Bukowski, Women, trad. B. Matthieussent, chap. 4 :

"J’ai bu ma bière et fait le tour de la pièce. Puis je suis sorti sur la véranda de derrière, j’me suis assis sur la terrasse devant l’allée pour regarder un gros chat noir qui essayait de pénétrer dans une poubelle. Je suis allé vers lui. Il a sauté de la poubelle dès qu’il m’a vu arriver. Il restait à un mètre environ de moi et m’observait. J’ai enlevé le couvercle de la poubelle. La puanteur était horrible. J’ai gerbé dans le cylindre en métal. Lâché le couvercle sur le trottoir. Le chat a bondi et s’est installé en équilibre sur le rebord du cylindre. Il hésitait puis, lumineux sous la lune à moitié pleine, il a sauté à l’intérieur."


I drank my beer and wandered around. I walked out on the back porch, sat on the stoop in the alley and watched a large black cat trying to get into a garbage can. I walked down towards him. He leaped off the garbage can as I approached. He stood 3 or 4 feet away watching me. I took the lid off the garbage can. The stench was horrible. I puked into the can. I dropped the lid on the pavement. The cat leaped up, stood, all four feet together upon the rim of the can. He hesitated, then brilliant under a half-moon, he leaped into it all.