samedi 5 mars 2022

Gide (vitesse)

Gide, Journal 1910 p. 310 : 

"Les jeunes gens que j'ai connus les plus fanatiques d'automobile étaient auparavant les moins curieux de voyages. Le plaisir n'est plus ici de voir du pays, ni même d'arriver vite dans tel lieu, où du reste plus rien n'attire ; mais bien précisément d'aller vite. Et que l'on goûte là des sensations aussi profondément inartistiques, anti-artistiques, que celles de l'alpinisme, il faut bien accorder qu'elles sont intenses et irréductibles ; l'époque qui les a connues en subira la conséquence ; c'est l'époque de l'impressionnisme, de la vision rapide et superficielle ; on devine quels seront ses dieux, ses autels ; à force d'irrespect, d'inconsidération, d'inconséquence, elle y sacrifiera davantage encore, mais de manière inconsciente ou inavouée."



vendredi 4 mars 2022

Vialatte (souvenir)

Vialatte, Billet de décembre, 1932 : 

"Si vous vivez dans un pays où les décembres sont miteux, sans vrai soleil et sans vraie neige, sans âme, sans bouquet personnel, si cet enfant de votre contrée ne fait pas honneur à sa mère, n’en désespérez pas encore, n’en soyez pas trop humilié. Laissez-le mûrir lentement, laissez-le vieillir calmement dans le cellier de votre mémoire, comme un vin un peu vert sans doute, mais avec qui tout n’est pas dit. Et dans trente ans, débouchez-le sans le secouer, vous m’en donnerez des nouvelles. Son parfum vous étourdira. Vous ne le reconnaîtrez plus. Vous raconterez à vos petits-fils réunis en rond sous la lampe, un mois de décembre immaculé comme une feuille de papier Canson sur laquelle vous pourrez dessiner à l’encre de Chine et au pastel une messe de Noël fabuleuse, avec une neige immaculée, des loups, des sapins en pain de sucre, des féeries à n’en plus finir.

Car c’est ainsi que nous vivons, influençables que nous sommes : la République était belle sous l’Empire, l’hiver est splendide au printemps."



jeudi 3 mars 2022

Baudelaire (habit noir)

Baudelaire, Salon de 1846, Pléiade t. II, p. 495 :

"Et cependant, n’a-t-il pas sa beauté et son charme indigène, cet habit tant victimé ? N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel ? Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique ; – une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement. […] Que le peuple des coloristes ne se révolte pas trop ; car, pour être plus difficile, la tâche n’en est que plus glorieuse. Les grands coloristes savent faire de la couleur avec un habit noir, une cravate blanche et un fond gris."


on peut lire sur ce sujet : 

Marie-Christine NATTA, « Baudelaire et l’habit noir », Sociopoétiques [En ligne], n°2, mis à jour le : 17/06/2019

URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=373

mercredi 2 mars 2022

Nietsche + Goethe (génie)

Nietzsche, Humain, trop humain II, § 176 [trad. Desrousseaux, Albert et Kremer-Marietti], Livre de Poche p. 380 : 

"Les porte-parole des dieux. – Le poète exprime les opinions générales et supérieures que possède un peuple, il en est le porte-parole et la flûte, – mais, grâce au mètre et à toutes les autres techniques artistiques, il les exprime de façon que le peuple les prenne pour quelque chose de tout nouveau et de merveilleux, et se figure sérieusement que le poète est le porte-parole des dieux. Enveloppé dans les nuages de la création, le poète lui-même oublie d’où il tient toute sa sagesse intellectuelle – de ses père et mère, des maîtres et des livres de tous genres, de la rue, et surtout des prêtres ; il est trompé par son propre art et il croit vraiment, aux époques naïves, que Dieu parle par sa bouche, qu’il crée dans un état d’illumination religieuse : – tandis qu’en réalité il ne dit que ce qu’il a appris, la sagesse populaire et la folie populaire confondues. Donc : en tant que le poète est véritablement vox populi, il passe pour être vox dei."


Das Mundstück der Götter. – Der Dichter spricht die allgemeinen höheren Meinungen aus, welche ein Volk hat, er ist deren Mundstück und Flöte – aber er spricht sie, vermöge des Metrums und aller anderen künstlerischen Mittel so aus, daß das Volk sie wie etwas ganz Neues und Wunderhaftes nimmt und es vom Dichter allen Ernstes glaubt, er sei das Mundstück der Götter. Ja, in der Umwölkung des Schaffens vergißt der Dichter selber, wo er alle seine geistige Weisheit her hat – von Vater und Mutter, von Lehrern und Büchern aller Art, von der Straße und namentlich von den Priestern; ihn täuscht seine eigene Kunst und er glaubt wirklich, in naiver Zeit, daß ein Gott durch ihn rede, daß er im Zustande einer religiösen Erleuchtung schaffe, – während er eben nur sagt, was er gelernt hat, Volks-Weisheit und Volks-Torheit untereinander. Also: insofern der Dichter wirklich vox populi ist, gilt er als vox dei.


Goethe, Entretiens avec Eckermann [Wikisource] :

"Les Français voient dans Mirabeau leur Hercule, et ils ont parfaitement raison. Mais ils oublient qu’un colosse se compose de fragments, et que l’Hercule de l’antiquité lui-même était un être collectif, qui réunissait sur son nom avec ses exploits les exploits d’autres héros. – Au fond, nous avons beau faire, nous sommes tous des êtres collectifs ; ce que nous pouvons appeler vraiment notre propriété, comme c’est peu de chose ! et, par cela seul, comme nous sommes peu de chose ! Tous, nous recevons d’autrui, tous nous apprenons, aussi bien de ceux qui existaient avant nous que de nos contemporains. Le plus grand génie lui-même n’irait pas loin s’il était obligé de tout prendre en lui-même. Mais beaucoup d’excellentes gens ne comprennent pas cela."




mardi 1 mars 2022

Nabokov (consommation)

Nabokov, Nicolas Gogol trad. B. Geniès, Actes Sud p. 80-81 :

"Ouvrez le premier magazine qui vous tombe sous la main et vous êtes assuré de trouver quelque chose du genre : un appareil de radio (ou une voiture, ou un réfrigérateur, ou des couverts d'argent — n'importe quoi fera l'affaire) vient d'être livré à la famille : la mère, ravie et sidérée, applaudit, les enfants en émoi se pressent autour d'elle, le petit dernier et le chien tendent le cou vers le bord de la table sur laquelle trône l'Idole ; même la mamie, dont le visage ridé est rayonnant, montre le bout du nez quelque part à l'arrière-plan (oubliant, nous le supposons, la terrible dispute qui l'a opposée le matin même à sa belle-fille) ; un peu à l'écart, les pouces allègrement enfoncés dans les entournures de son gilet, les jambes écartées, l'oeil pétillant, papa, le Fier Donateur, triomphe. 

La densité de poshlust qui émane des publicités de ce genre ne vient pas de ce qu'elles exagèrent (ou inventent) les mérites de tel ou tel produit utile mais elle suggère plutôt que le comble du bonheur humain peut s'acheter et que cet achat ennoblit à sa manière l'acheteur. Naturellement, l'univers ainsi créé est anodin parce que tout le monde sait qu'il est engendré par le vendeur, étant entendu que l'acheteur adhérera à ce faux-semblant. Ce qu'il y a d'amusant, c'est qu'il ne s'agit pas d'un monde dont la seule dimension spirituelle serait celle des sourires extatiques de gens qui servent ou mangent des céréales divines, ou bien d'un monde où le jeu des sens se joue selon les règles bourgeoises (« bourgeoises » au sens flaubertien et non marxiste) mais il s'agit d'une sorte de monde fantôme satellite dont ni les vendeurs ni les acheteurs ne croient à l'existence réelle au plus profond d'eux-mêmes – surtout dans ce paisible et sage pays.


[cette traduction est tout à fait satisfaisante ; mais, comme je n'avais d'abord à ma disposition que la version anglaise, je l'avais traduite moi-même ; je donne ma traduction à titre anecdotique, sans la modifier en fonction de la traduction publiée (elles diffèrent fort peu). Le mot "entournures" est meilleur que mon littéral "aisselles"... Je note seulement que je ne vois pas bien le sens exact de "game of the senses", bien que la formule se traduise sans peine]


[traduction M. P.] 

 Ouvrez le premier magazine venu et vous êtes sûr de trouver quelque chose de ce genre : un poste de radio (ou une voiture, ou un réfrigérateur, ou de l'argenterie – tout fera l'affaire) vient d'arriver dans la famille : la mère, dans un ravissement hébété, joint les mains, les enfants se pressent, tout en émoi, Junior et le chien se hissent jusqu'au bord de la table où trône l'Idole ; même la grand-mère aux rides rayonnantes pointe son nez quelque part à l'arrière-plan (oubliant, présumons-nous, la terrible dispute qu'elle a eue le matin même avec sa belle-fille) ; et un peu à l'écart, les pouces joyeusement enfoncés dans les aisselles de son gilet, bien campé sur ses jambes et la paupière qui frise, se dresse Papa triomphant, le Fier Donateur. 

La puissante poshlust qui émane des publicités de ce genre n'est pas due à l'exagération (ou à l'invention) de la gloire de tel ou tel article utilisable, mais au fait de suggérer que le summum du bonheur humain est achetable et que son achat ennoblit en quelque sorte l'acheteur. Bien sûr, le monde ainsi créé est en lui-même assez inoffensif, car tout le monde sait qu'il est agencé par le vendeur, étant entendu que l'acheteur le rejoindra dans la fiction. L'amusant n'est pas que ce soit un monde où il ne reste rien de spirituel que les sourires extatiques des gens qui servent ou mangent des céréales célestes, ou un monde où les sens jouent selon les règles bourgeoises (« bourgeois » au sens flaubertien, pas au sens marxiste) mais qu'il s'agit d'une sorte de monde fantôme, satellite de l'existence réelle, auquel ni les vendeurs ni les acheteurs ne croient vraiment au fond de leur cœur – surtout dans ce pays sage et tranquille.


Open the first magazine at hand and you are sure to find something of the following kind : a radio set (or a car, or a refrigerator, or table silver – anything will do) has just come to the family : mother clasps her hands in dazed delight, the children crowd around, all agog, Junior and the dog strain up to the edge of the table where the Idol is enthroned ; even Grandma of the beaming wrinkles peeps out somewhere in the background (forgetful, we presume, of the terrific row she has had that very morning with her daughter-in-law) ; and somewhat apart, his thumbs gleefully inserted in the armpits of his waistcoat, legs a-straddle and eyes a-twinkle, stands triumphant Pop, the Proud Donor. 

The rich poshlust emanating from advertisements of this kind is due not to their exaggerating (or inventing) the glory of this or that serviceable article but to suggesting that the acme of human happiness is purchasable and that its purchase somehow ennobles the purchaser. Of course, the world they create is pretty harmless in itself because everybody knows that it is made up by the seller with the understanding that the buyer will join in the make-believe. The amusing part is not that it is a world where nothing spiritual remains except the ecstatic smiles of people serving or eating celestial cereals or a world where the game of the senses is played according to bourgeois rules (‘bourgeois’ in the Flaubertian, not in the Marxist sense) but that it is a kind of satellite shadow world in the actual existence of which neither sellers nor buyers really believe in their heart of hearts – especially in this wise quiet country.


lundi 28 février 2022

Valéry (aurore)

Valéry, Mauvaises pensées, Notes d'aurore, Pochothèque t. 3 p. 380 :

"À cette heure, sous l’éclairage presque horizontal, Voir se suffit. Ce qui est vu vaut moins que le voir même. Des murs quelconques valent un Parthénon, chantent l’or aussi bien. Tout corps, miroir du dieu, reporte à lui son existence, rend grâces à lui de sa nuance et de sa forme. Là, le pin brûle par la tête ; ici, la tuile se fait chair. Une charmante fumée hésite à s’éloigner du bruit si doux de fuite que fait une eau qui coule parmi l’ombre, sous des feuilles."


dimanche 27 février 2022

Vitruve (grotesques)

 

Vitruve, De l'architecture, VII, V (De la manière de peindre les murailles) §§ 3-4 :

"Cette belle nature, dans laquelle les anciens allaient prendre leurs modèles, nos goûts dépravés la repoussent aujourd'hui. On ne voit plus sur les murs que des monstres, au lieu de ces représentations vraies, naturelles ; en place de colonnes, on met des roseaux ; les frontons sont remplacés par des espèces de harpons et des coquilles striées, avec des feuilles frisées et de légères volutes. On fait des candélabres soutenant de petits édifices, du haut desquels s'élèvent, comme y ayant pris racine, quantité de jeunes tiges ornées de volutes, et portant sans raison de petites figures assises ; on voit encore des tiges terminées par des fleurs d'où sortent des demi-figures, les unes avec des visages d'hommes, les autres avec des têtes d'animaux. 

Or, ce sont là des choses qui ne sont pas, qui ne peuvent être, qui n'ont jamais été. Cependant ces nouvelles fantaisies ont tellement prévalu que, faute d'un homme qui soit en état de les apprécier, les arts dépérissent journellement. Quelle apparence, en effet, que des roseaux soutiennent un toit, qu'un candélabre porte des édifices, que les ornements de leur faîte, c'est-à-dire des tiges si faibles et si flexibles, portent des figures assises, ou que des racines et des tiges produisent des fleurs et des demi-figures ? À la vue de ces faussetés, il ne s'élève pas un mot de blâme ; on s'en amuse, au contraire, sans prendre garde si ce sont des choses qui soient possibles ou non. Les esprits obscurcis par la faiblesse de leur jugement, ne sont point en état d'apprécier le mérite, la beauté d'un ouvrage. Une peinture n'est pas digne d'approbation, si elle ne représente point la vérité. Il ne suffit pas qu'un sujet soit peint avec tout le prestige de l'art, pour qu'on doive immédiatement le juger avec avantage ; encore faut-il que le dessin n'offre dans aucune de ses parties rien qui blesse la raison."



3. Sed haec, quae ex veris rebus exempla sumebantur, nunc iniquis moribus inprobantur. Nam pinguntur tectoriis monstra potius quam ex rebus finitis imagines certae : pro columnis enim statuuntur calami, pro fastigiis harpagae et mituli striati cum crispis foliis et volutis, item candelabra aedicularum sustinentia figuras, supra fastigia earum surgentes ex radicibus cum volutis coliculi teneri plures habentes in se sine ratione sedentia sigilla, non minus etiam ex cauliculis flores dimidiata habentes ex se exeuntia sigilla, alia humanis, alia bestiarum capitibus similia.

4. Haec autem nec sunt nec fieri possunt nec fuerunt. Ergo ita novi mores coegerunt, uti inertiae mali iudices conniveant artium virtutes. Quemadmodum enim potest calamus vere sustinere tectum, aut candelabrum aediculas et ornamenta fastigii, seu coliculus, tam tenuis et mollis, sustinere sedens sigillum, aut de radicibus et cauliculis ex parte flores dimidiataque sigilla procreari? At haec falsa videntes homines non reprehendunt, sed delectantur, neque animadvertunt si quid eorum fieri potest nec ne. Iudiciis autem infirmis obscuratae mentes non valent probare quod potest esse cum auctoritate et ratione decoris. Neque enim picturae probari debent, quae non sunt similes veritati ; nec si factae sunt elegantes ab arte, ideo de his statim debet recta iudicari, nisi argumentationis certas habuerint rationes sine offensionibus explicatas.