Nabokov, Nicolas Gogol trad. B. Geniès, Actes Sud p. 80-81 :
"Ouvrez le premier magazine qui vous tombe sous la main et vous êtes assuré de trouver quelque chose du genre : un appareil de radio (ou une voiture, ou un réfrigérateur, ou des couverts d'argent — n'importe quoi fera l'affaire) vient d'être livré à la famille : la mère, ravie et sidérée, applaudit, les enfants en émoi se pressent autour d'elle, le petit dernier et le chien tendent le cou vers le bord de la table sur laquelle trône l'Idole ; même la mamie, dont le visage ridé est rayonnant, montre le bout du nez quelque part à l'arrière-plan (oubliant, nous le supposons, la terrible dispute qui l'a opposée le matin même à sa belle-fille) ; un peu à l'écart, les pouces allègrement enfoncés dans les entournures de son gilet, les jambes écartées, l'oeil pétillant, papa, le Fier Donateur, triomphe.
La densité de poshlust qui émane des publicités de ce genre ne vient pas de ce qu'elles exagèrent (ou inventent) les mérites de tel ou tel produit utile mais elle suggère plutôt que le comble du bonheur humain peut s'acheter et que cet achat ennoblit à sa manière l'acheteur. Naturellement, l'univers ainsi créé est anodin parce que tout le monde sait qu'il est engendré par le vendeur, étant entendu que l'acheteur adhérera à ce faux-semblant. Ce qu'il y a d'amusant, c'est qu'il ne s'agit pas d'un monde dont la seule dimension spirituelle serait celle des sourires extatiques de gens qui servent ou mangent des céréales divines, ou bien d'un monde où le jeu des sens se joue selon les règles bourgeoises (« bourgeoises » au sens flaubertien et non marxiste) mais il s'agit d'une sorte de monde fantôme satellite dont ni les vendeurs ni les acheteurs ne croient à l'existence réelle au plus profond d'eux-mêmes – surtout dans ce paisible et sage pays.
[cette traduction est tout à fait satisfaisante ; mais, comme je n'avais d'abord à ma disposition que la version anglaise, je l'avais traduite moi-même ; je donne ma traduction à titre anecdotique, sans la modifier en fonction de la traduction publiée (elles diffèrent fort peu). Le mot "entournures" est meilleur que mon littéral "aisselles"... Je note seulement que je ne vois pas bien le sens exact de "game of the senses", bien que la formule se traduise sans peine]
[traduction M. P.]
Ouvrez le premier magazine venu et vous êtes sûr de trouver quelque chose de ce genre : un poste de radio (ou une voiture, ou un réfrigérateur, ou de l'argenterie – tout fera l'affaire) vient d'arriver dans la famille : la mère, dans un ravissement hébété, joint les mains, les enfants se pressent, tout en émoi, Junior et le chien se hissent jusqu'au bord de la table où trône l'Idole ; même la grand-mère aux rides rayonnantes pointe son nez quelque part à l'arrière-plan (oubliant, présumons-nous, la terrible dispute qu'elle a eue le matin même avec sa belle-fille) ; et un peu à l'écart, les pouces joyeusement enfoncés dans les aisselles de son gilet, bien campé sur ses jambes et la paupière qui frise, se dresse Papa triomphant, le Fier Donateur.
La puissante poshlust qui émane des publicités de ce genre n'est pas due à l'exagération (ou à l'invention) de la gloire de tel ou tel article utilisable, mais au fait de suggérer que le summum du bonheur humain est achetable et que son achat ennoblit en quelque sorte l'acheteur. Bien sûr, le monde ainsi créé est en lui-même assez inoffensif, car tout le monde sait qu'il est agencé par le vendeur, étant entendu que l'acheteur le rejoindra dans la fiction. L'amusant n'est pas que ce soit un monde où il ne reste rien de spirituel que les sourires extatiques des gens qui servent ou mangent des céréales célestes, ou un monde où les sens jouent selon les règles bourgeoises (« bourgeois » au sens flaubertien, pas au sens marxiste) mais qu'il s'agit d'une sorte de monde fantôme, satellite de l'existence réelle, auquel ni les vendeurs ni les acheteurs ne croient vraiment au fond de leur cœur – surtout dans ce pays sage et tranquille.
Open the first magazine at hand and you are sure to find something of the following kind : a radio set (or a car, or a refrigerator, or table silver – anything will do) has just come to the family : mother clasps her hands in dazed delight, the children crowd around, all agog, Junior and the dog strain up to the edge of the table where the Idol is enthroned ; even Grandma of the beaming wrinkles peeps out somewhere in the background (forgetful, we presume, of the terrific row she has had that very morning with her daughter-in-law) ; and somewhat apart, his thumbs gleefully inserted in the armpits of his waistcoat, legs a-straddle and eyes a-twinkle, stands triumphant Pop, the Proud Donor.
The rich poshlust emanating from advertisements of this kind is due not to their exaggerating (or inventing) the glory of this or that serviceable article but to suggesting that the acme of human happiness is purchasable and that its purchase somehow ennobles the purchaser. Of course, the world they create is pretty harmless in itself because everybody knows that it is made up by the seller with the understanding that the buyer will join in the make-believe. The amusing part is not that it is a world where nothing spiritual remains except the ecstatic smiles of people serving or eating celestial cereals or a world where the game of the senses is played according to bourgeois rules (‘bourgeois’ in the Flaubertian, not in the Marxist sense) but that it is a kind of satellite shadow world in the actual existence of which neither sellers nor buyers really believe in their heart of hearts – especially in this wise quiet country.