samedi 16 novembre 2019

Nimier (2 textes)


Perfide Chap. XIX : 
« Constantin Sokolonoff attirait tout Paris par sa façon si personnelle et si profondément perturbante de diriger son orchestre. Il conduisait sans baguette, les mains derrière le dos. Penché en avant, il braquait sur les exécutants un regard lourd, chargé d’effluves. Un frémissement du sourcil, un mouvement imperceptible des ailes du nez, un coup d’œil sévère ou tendre, ces variations imposaient à sa musique une modulation remarquable. Vu de dos, le Russe était une sorte de noceur qui vomit ou de maître d’hôtel qui hume un poisson peu frais.  »


Perfide Chap. V :  [1949 ; la femme du président du Conseil]
« Mélangeant, à l’aide d’une brosse à cheveux du blanc d’œuf et de la Chartreuse, madame Melba se demandait avec perplexité qui pouvait bien être le père de son fils. Les années trente-deux et trente-trois n’avaient pas été beaucoup plus agitées pour elle que les suivantes. Décidément ce coquetelle avait une mine de papier mâché, elle versa du cherry dans la carafe. En trente-deux, elle venait d’épouser le président Melba, elle avait dix-huit ans, peu d’idées sur l’amour, sinon qu’il ne se passe pas d’une Hispano-Suiza et d’un séducteur aux yeux noirs pailletés d’or. Ce séducteur, elle l’avait cherché du regard. Cette fois-ci le mélange ressemblait à de la pâte dentifrice. Elle saisit du whisky, des tomates, des bananes et du jus d’orange, précipita le tout et s’aida d’un peigne car la brosse à cheveux n’en pouvait plus. Mon Dieu, ce n’était tout de même pas ce boucher langoureux qui se coupait les doigts avec sa hachette pour la regarder passer. Ni cet intellectuel bulgare, un peu scrofuleux, mais si profondément pathétique. Elle goûta son breuvage. « Comme c’est mauvais, dit-elle en battant des mains, c’est un vrai coquetelle ! » Puis elle fit une grimace charmante. (Il y a un Dieu caché partout. D’un sale mélange, il sait tirer un visage adorable.) Elle décida de se conduire comme ces peintres, fâchés de leur œuvre, mais désireux d’économiser la toile, qui recouvrent ce qu’ils viennent de peindre de couleurs toutes différentes, installant une femme nue sur l’ébauche d’un intérieur hollandais. Aussi mit-elle du gin en abondance, du cognac et du sucre. Ce serait la teinte de fond. Elle pêcha quelques morceaux de tomates qui se débattaient encore, but une gorgée. C’était bien meilleur. Courage ! pensa-t-elle. »


vendredi 15 novembre 2019

Blanc (Ch.) + Zola [peinture]


Blanc (Charles) salon de 1864, sur le tableau de Meissonier : L’Empereur à Solférino : 
« Il représente l’empereur et son état-major en vedette sur un tertre, au bas duquel on aperçoit des canonniers à leurs pièces. Le génie de l’infiniment petit n’est jamais allé plus loin. Sur des têtes qui sont moins grandes qu’une lentille, Meissonier a su exprimer, sans minutie, les creux et les reliefs de la forme, les méplats imperceptibles de la joue, du nez, du front, de la bouche, les plis de la peau, les verrues, les poils bruns ou grisonnants, blonds ou roux, de chaque personnage ; il a rendu sans petitesse, dans chaque cheval, les plus délicates nuances de la robe ; il a fait sentir les os, les tendons et les veines, il a su frapper juste le point lumineux de l’œil aussi bien que les tendons et les veines, il a touché avec une finesse inouïe les boucles de la têtière de cuir, aussi bien que les soutaches de l’uniforme et les passementeries du képi. 
Il a tout dit : les aiguillettes, les gants et leurs coutures et leurs déchirures, et les moindres plis du pantalon garance, fatigué par la marche et crotté par la victoire. Pas un bouton, aperçu à un quart de lieue, qui ne soit en perspective, pas un bout de courroie qui ne soit tout ensemble parfaitement rendu et à son plan. Les Hollandais les plus illustres n’ont pas eu cette ténuité de touche, cette religion du petit morceau, ce scrupule microscopique, cette perfection de l’invisible. Et ce qu’il y a de plus surprenant en vérité, c’est qu’une peinture aussi serrée est faite librement, avec facilité, avec largeur, oui, je dis bien, avec largeur. Tout ce que le peintre a vu de si loin, par un œil qui semble à la fois presbyte et myope, l’air ambiant l’éloigne, le sentiment des distances l’atténue, le confond et le noie dans l’ensemble. Tout se mêle dans la masse et cependant tout s’en distingue. C’est le dernier mot de l’art de peindre grandement en petit […] »

Zola, Nos peintres au Champ-de-Mars, La Situation, 1° juil.1867  : 
« J’apercevais de petits bonshommes en porcelaine, très délicatement travaillés, propres et coquets, tout frais sortis de la manufacture de Sèvres ; ces bonshommes me paraissaient enluminés de couleurs aigres et criardes, et chaque tableau me semblait avoir l'éclat dur d'un étalage de bijoutier. J'apercevais, dans les fonds, des paysages étranges, en porcelaine aussi, d'une maladresse rare. J'apercevais encore deux ou trois portraits en acajou tendre. Tout cela était parfaitement ciselé et faisait honneur à l'habileté de l'ouvrier. Il y a de jolies femmes qui ont sur leurs étagères de ces joujoux-là, au naturel.
Cependant, à côté de moi, deux amateurs, la loupe à la main, regardaient une des figurines. L'un d'eux s'écria brusquement : "L'oreille y est tout entière. Regardez donc l'oreille. L'oreille est impayable." L'autre amateur regarda l'oreille qui, à l'oeil nu, paraissait un peu plus grosse qu'une tête d'épingle, et, quand il eut bien constaté que l'oreille existait dans son intégralité, ce furent des exclamations sans fin d'admiration et d'enthousiasme. Puis les deux amateurs étudièrent les autres morceaux de la figurine et déclarèrent ne jamais avoir rien vu de plus délicat, de plus vif, de plus fin, de plus spirituel, de plus fini, de plus ferme, de plus précis, de plus parfait. »

jeudi 14 novembre 2019

Stravinski (moujik musique)


Stravinski, Chroniques de ma vie p. 11-12 :  
« Une des premières impressions sonores dont je me souvienne peut paraître assez bizarre. C'était à la campagne, où mes parents passaient les étés avec leurs enfants, comme le faisaient la majorité des gens de leur classe. Un paysan énorme assis sur un bout de tronc d'arbre. Une odeur pénétrante de résine et de bois coupé flatte les narines. Le paysan n'est vêtu que d'une courte chemise rouge. Ses jambes aux poils roux sont nues, aux pieds il a des sandales d'écorce. Sur la tête, une forte chevelure, épaisse et rousse comme sa barbe, pas un cheveu blanc - et c'était un vieillard. Il était muet, mais claquait très bruyamment de la langue et les enfants avaient peur de lui. Moi aussi. Pourtant, la curiosité prenait le dessus. On s'approchait de lui, et alors, pour amuser les enfants, il se mettait à chanter. Ce chant - c'était deux syllabes, les seules qu'il pouvait prononcer, dénuées de tout sens, mais qu'il faisait alterner avec une dextérité incroyable dans un mouvement très vif. Il accompagnait ce gloussement de la façon suivante ; il collait la paume de sa main droite sous l'aisselle gauche, puis, d'un geste rapide, faisait mouvoir le bras gauche en l'appuyant sur la main droite. Il faisait ainsi sortir de sous sa chemise une suite de sons assez suspects, mais bien rythmés et que par euphémisme on pouvait qualifier de "baisers de nourrice". Cela m'amusait follement et, à la maison, je me mettais à imiter cette musique avec beaucoup de zèle. Tant et si bien qu'on me défendit de me servir d'un accompagnement aussi indécent. » 

mercredi 13 novembre 2019

Queneau (dépassement)


Queneau, Odile : 
« […] La racine commune de toutes leurs erreurs, c'est leur dialectique grossière, leur négation qui se fait toujours vers le bas et qu'ils n'arrivent pas à dépasser, et pour cause. Il y a deux manières de ne pas posséder une qualité : parce qu'on ne peut ou parce qu'on ne daigne : parce qu'on se trouve au-dessus ou parce qu'on se trouve au-dessous.
— Par exemple ? 
— Ainsi, on peut proposer à l'homme l'état de l'enfance comme un " idéal " à la condition que ce ne soit pas par défaut mais par suréminence, non parce qu'on ne peut parvenir à être un adulte mais parce qu'au contraire on a réalisé toutes les possibilités de cet état. Ces gens qui prônent l'enfance la recherchent dans les sous-sols de la conscience, dans les cabinets de débarras, dans les rebuts ; aussi ne parviennent-ils qu'à la caricature. […] Prenez cet autre exemple : l'inspiration. On l'oppose à la technique et l'on se propose de posséder de façon constante l'inspiration en reniant toute technique, même celle qui consiste à attribuer un sens aux mots. Que voit-on alors ? l'inspiration disparaître : on peut difficilement tenir pour inspirés ceux qui dévident des rouleaux de métaphores et débobinent des pelotes de calembours. Ils se traînent dans le noirâtre espérant y déterrer les marteaux et les faucilles qui briseront les chaînes et sectionneront les liens de l'humanité. Mais ils ont perdu toute liberté. Devenus esclaves des tics et des automatismes ils se félicitent de leur transformation en machine à écrire ; ils proposent même leur exemple, ce qui relève d'une bien naïve démagogie. L'avenir de l'esprit dans le bavardage et le bredouillement ! J'imagine au contraire que le vrai poète n'est jamais " inspiré " : il se situe précisément au-dessus de ce plus et de ce moins, identiques pour lui, que sont la technique et l'inspiration, identiques car il les possède suréminemment toutes deux. Le véritable inspiré n'est jamais inspiré : il l'est toujours ; il ne cherche pas l'inspiration et ne s'irrite contre aucune technique » 

lundi 11 novembre 2019

Calvino (girafes)


Calvino, Palomar trad. J.-P. Manganaro : 
« Au zoo de Vincennes […] Monsieur Palomar ne se lasse pas d’observer la course des girafes, fasciné par la dysharmonie de leurs mouvements. Il n’arrive pas à décider si elles galopent ou si elles trottent, parce que le pas des pattes postérieures n’a rien à voir avec celui des pattes antérieures. Les pattes antérieures, dégingandées, s’arquent jusqu’à la poitrine et se déroulent jusqu’à terre, comme si elles ne savaient pas laquelle de leurs nombreuses articulations plier à chaque seconde déterminée. Les pattes postérieures, bien plus courtes et plus raides, suivent par bonds, un peu en biais, comme si c’étaient des jambes de bois, ou des béquilles qui se traînent, mais comme ça, presque par jeu, comme en se sachant un peu ridicules. Entre-temps, le cou tendu en avant se balance de haut en bas, et de bas en haut, comme le bras d’une grue, sans qu’on puisse établir un rapport entre les mouvements des pattes et celui du cou. Il y a encore un soubresaut de la croupe, mais ce n’est que le mouvement du cou qui fait levier sur le restant de la colonne vertébrale.
La girafe semble un mécanisme construit par assemblage de morceaux provenant de machines hétérogènes, mais qui fonctionne cependant à la perfection. Monsieur Palomar, continuant à observer les girafes et leur course, se rend compte qu’une harmonie compliquée commande tout ce trépignement dysharmonique, qu’une proportion intérieure lie entre elles les disproportions anatomiques les plus voyantes, qu’une grâce naturelle ressort de ces attitudes sans grâce. L’élément unificateur est donné par les taches du poil, disposées en figures irrégulières mais homogènes, aux contours nets et anguleux ; elles s’accordent, comme un exact équivalent graphique, avec les mouvements segmentés de l’animal. Plutôt que de taches, il faudrait parler d’un manteau noir dont l’uniformité se trouve brisée par des nervures claires qui se divisent suivant un dessin en losanges : une discontinuité de pigmentation qui annonce la discontinuité des mouvements.
[…] La raison [de son intérêt pour les girafes], c’est peut-être que le monde autour de lui bouge de manière dysharmonique et qu’il espère toujours y découvrir une constante, un dessein. C’est peut-être qu’il sent bien que lui-même n’avance que poussé par des mouvements de l’esprit mal coordonnés, qui semblent n’avoir rien à faire l’un avec l’autre, et qu’il est toujours plus difficile de faire cadrer dans un modèle d’harmonie intérieure, quel qu’il soit. »

dimanche 10 novembre 2019

Kafka (chambre)


Kafka, Journal 18 oct. 1916 (trad. Marthe Robert, probablement) : 
« Je proviens de mes parents, je suis lié à eux ainsi qu'à mes sœurs par le sang ; dans la vie courante, parce que je me voue à mes buts propres, je ne le sens pas, mais au fond cela a pour moi plus de valeur que je ne le sais. Tantôt je poursuis cela aussi de ma haine : la vue du lit conjugal, les draps de lit qui ont servi, des chemises de nuit soigneusement étendues, me donne envie de vomir, tire tout mon intérieur au dehors ; c'est comme si je n'étais pas né définitivement, comme si je venais toujours au monde hors de cette vie obscure dans cette chambre obscure, comme s'il fallait toujours à nouveau y chercher confirmation de moi-même, comme si j'étais du moins, dans une certaine mesure, indissolublement lié à ces choses répugnantes, cela entrave encore mes pieds, qui voudraient courir, ceux-ci sont encore fourrés dans l'informe bouillie originelle.»

Nun stamme ich aber aus meinen Eltern, bin mit ihnen und den Schwestern im Blut verbunden, fühle das im gewöhnlichen Leben und infolge der notwendigen Verranntheit in meine besondern Absichten nicht, achte es aber im Grunde mehr, als ich weiß. Das eine Mal verfolge ich auch das mit meinem Haß, der Anblick des Ehebettes zu Hause, der gebrauchten Bettwäsche, der sorgfältig hingelegten Hemden kann mich bis zum Erbrechen reizen, kann mein Inneres nach außen kehren, es ist, als wäre ich nicht endgültig geboren, käme immer wieder aus diesem dumpfen Leben in dieser dumpfen Stube zur Welt, müsse mir dort immer wieder Bestätigung holen, sei mit diesen widerlichen Dingen, wenn nicht ganz und gar, so doch zum Teil unlöslich verbunden, noch an meinen laufenwollenden Füßen hängt es wenigstens, sie stecken noch im ersten formlosen Brei.