Calvino, Palomar trad. J.-P. Manganaro :
« Au zoo de Vincennes […] Monsieur Palomar ne se lasse pas d’observer la course des girafes, fasciné par la dysharmonie de leurs mouvements. Il n’arrive pas à décider si elles galopent ou si elles trottent, parce que le pas des pattes postérieures n’a rien à voir avec celui des pattes antérieures. Les pattes antérieures, dégingandées, s’arquent jusqu’à la poitrine et se déroulent jusqu’à terre, comme si elles ne savaient pas laquelle de leurs nombreuses articulations plier à chaque seconde déterminée. Les pattes postérieures, bien plus courtes et plus raides, suivent par bonds, un peu en biais, comme si c’étaient des jambes de bois, ou des béquilles qui se traînent, mais comme ça, presque par jeu, comme en se sachant un peu ridicules. Entre-temps, le cou tendu en avant se balance de haut en bas, et de bas en haut, comme le bras d’une grue, sans qu’on puisse établir un rapport entre les mouvements des pattes et celui du cou. Il y a encore un soubresaut de la croupe, mais ce n’est que le mouvement du cou qui fait levier sur le restant de la colonne vertébrale.
La girafe semble un mécanisme construit par assemblage de morceaux provenant de machines hétérogènes, mais qui fonctionne cependant à la perfection. Monsieur Palomar, continuant à observer les girafes et leur course, se rend compte qu’une harmonie compliquée commande tout ce trépignement dysharmonique, qu’une proportion intérieure lie entre elles les disproportions anatomiques les plus voyantes, qu’une grâce naturelle ressort de ces attitudes sans grâce. L’élément unificateur est donné par les taches du poil, disposées en figures irrégulières mais homogènes, aux contours nets et anguleux ; elles s’accordent, comme un exact équivalent graphique, avec les mouvements segmentés de l’animal. Plutôt que de taches, il faudrait parler d’un manteau noir dont l’uniformité se trouve brisée par des nervures claires qui se divisent suivant un dessin en losanges : une discontinuité de pigmentation qui annonce la discontinuité des mouvements.
[…] La raison [de son intérêt pour les girafes], c’est peut-être que le monde autour de lui bouge de manière dysharmonique et qu’il espère toujours y découvrir une constante, un dessein. C’est peut-être qu’il sent bien que lui-même n’avance que poussé par des mouvements de l’esprit mal coordonnés, qui semblent n’avoir rien à faire l’un avec l’autre, et qu’il est toujours plus difficile de faire cadrer dans un modèle d’harmonie intérieure, quel qu’il soit. »