vendredi 1 avril 2022

Nabokov (passé)

Nabokov, Autres rivages, début du chap. 1 : 

"Le berceau balance au-dessus d’un abîme, et le sens commun nous apprend que notre existence n’est que la brève lumière d’une fente entre deux éternités de ténèbres. Bien que celles-ci soient absolument jumelles, l’homme, en règle générale, considère l’abîme prénatal avec plus de sérénité que celui vers lequel il s’avance (à raison d’environ quatre mille cinq cents battements de cœur par heure). Je connais, toutefois, un adolescent chronophobe qui éprouva une espèce de panique en regardant pour la première fois quelques vieux films tournés chez lui peu de semaines avant sa naissance. Il vit un monde qui était presque inchangé – même maison, mêmes personnes – et puis il se rendit compte que lui y était totalement inexistant et que personne ne s’affligeait de son absence. Il aperçut sa mère qui faisait un signe  de la main depuis une fenêtre, à un étage supérieur, et ce geste inhabituel le troubla, comme s’il se fût agi de quelque mystérieux adieu. Mais ce qui tout particulièrement l’effraya, ce fut la vue d’une voiture de bébé toute neuve campée là, sur la véranda, avec l’air suffisant et abusif d’un cercueil ; d’un cercueil vide, qui plus est, comme si, dans le cours inversé des événements, jusqu’à ses os s’étaient désintégrés."


The cradle rocks above an abyss, and common sense tells us that our existence is but a brief crack of light between two eternities of darkness. Although the two are identical twins, man, as a rule, views the prenatal abyss with more calm than the one he is heading for (at some forty-five hundred heartbeats an hour). I know, however, of a young chronophobiac who experienced something like panic when looking for the first time at homemade movies that had been taken a few weeks before his birth. He saw a world that was practically unchanged—the same house, the same people—and then realized that he did not exist there at all and that nobody mourned his absence. He caught a glimpse of his mother waving from an upstairs window, and that unfamiliar gesture disturbed him, as if it were some mysterious farewell. But what particularly frightened him was the sight of a brand-new baby carriage standing there on the porch, with the smug, encroaching air of a coffin; even that was empty, as if, in the reverse course of events, his very bones had disintegrated.



Goncourt (mélancolie 2)

Goncourt Journal, éd. Bouquins t. 1 p. 829-830 : 

"Il y a des jours où le ciel me semble vieux, et les astres usés. Le firmament montre sa trame. Il y a des morceaux d’azur où j’aperçois comme des repeints et des nuages où je vois des espèces de rapiéçages. Je ne sais quel ton pisseux les siècles ont donné à ces frises de l’univers, un émail éraillé par le pas des siècles, par les clous des souliers du temps. Le soleil est passé ! Dieu me fait l’effet d’un de ces directeurs de théâtre, menacés de faillite, auxquels les fournisseurs ne veulent pas faire de nouveaux ciels et qui resservent au public leurs vieux décors et leurs fonds de magasin."



jeudi 31 mars 2022

Bloy (croyance)

Bloy, chronique parue dans L’Univers, 20 mai 1874 [ sur Histoire de la Révolution française, par Carlyle] :

"On a remarqué depuis longtemps que, dans une société sans croyances, le mépris de la vérité n’est pas incompatible avec une immense et générale estime de soi. Les hommes se vengent sur leur raison de l’indigence coupable de leur cœur, et ils massacrent la vérité pour être dispensés de l’adorer. Mais, comme la nature humaine est ainsi faite qu’il faut absolument qu’on adore quelque chose, on s’adore soi-même dans son esprit quand on a commencé d’être rebelle, et dans son cœur quand on est tout à fait corrompu."


mercredi 30 mars 2022

Drillon (patine)

Drillon, Cadence : 

"Un passé commun est nécessaire à la profondeur des rapports : il est une patine sans laquelle ils demeurent toujours neufs et fragiles, comme un meuble verni qui peut à la rigueur s’abîmer mais non pas vieillir. Il en est de même des œuvres d’art. Si l’on découvrait aujourd’hui une symphonie de Beethoven inédite, elle ne pourrait jamais acquérir le statut de chef-d’œuvre dont elle aurait joui si Furtwängler l’avait dirigée cent fois, et Toscanini, et Weingartner, si Romain Rolland avait pleuré en la lisant, si Markevitch l’avait commentée, si des quarterons de musicologues allemands l’avaient éditée en en pesant chaque note ; elle n’aurait pas été salie par les nazis, jouée à quatre mains par de jeunes provinciales bien élevées, ou massacrée par des fanfares militaires, car les outrages aussi font l’histoire d’une œuvre. Tout cela lui ferait défaut ; elle serait comparable à ces fortunes vite faites par les nouveaux riches que raillait mon père, et qui n’avaient pas eu le bon goût d’en hériter comme tout le monde…"



mardi 29 mars 2022

Proust (présent)

    Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs :
    " [...] si déjà en arrivant à Rivebelle, j'avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du contrôle de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le droit chemin, et me trouvais en proie à une sorte d'ataxie morale, l'alcool, en tendant exceptionnellement mes nerfs, avait donné aux minutes actuelles, une qualité, un charme, qui n'avaient pas eu pour effet de me rendre plus apte ni même plus résolu à les défendre ; car en me les faisant préférer mille fois au reste de ma vie, mon exaltation les en isolait ; j'étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les ivrognes ; momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir ; plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais pas plus loin qu'elle."

 

lundi 28 mars 2022

Kourkov (chaussures)

... pour compléter la série des chaussures brillantes commencée à :

https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/11/balzac-flaubert-bottes.html


Kourkov, Les Abeilles grises chap. 6 :

" 'J’enlève mes chaussures ?' avait demandé le visiteur à son hôte. Celui-ci considéra les souliers de l’homme et resta médusé : à bout pointu, de forme très élégante, ils avaient des reflets nacrés, comme en ont parfois sous un soleil radieux les flaques d’eau éclaboussées d’essence, à cette différence que leur nacre avait plus de noblesse que des moirures de carburant. Elle brillait comme si l’air au-dessus eût changé de densité sous l’effet d’une forte chaleur, et perdu ainsi sa parfaite transparence, ajoutant à la couleur des chaussures et à leur forme une sorte de dimension supplémentaire, une vibration inattendue."



dimanche 27 mars 2022

Valéry (analogies)

Valéry, Cahiers (1913) in Pléiade Cahiers, t. 2 p. 998 : 

"Les analogies et les métaphores doivent être considérées les produits réguliers, les actes d’un certain état déterminé, dans lequel tout ce qui paraît ne paraît que dans une sorte de résonance de similitudes. Dans cet état, il n’est pas de chose isolée, l’esprit procède par groupes entiers et ce qui est chose isolée, lui est chose incomplète, inachevée.[…] Tout le donné est fraction, commencement, insuffisance."